360 janvier-février 2002 no21

Photo: Ester Paredes

Algérie
Les gays quittent le pays

Depuis deux ans, de plus en plus gays algériens choisissent de quitter leur pays pour se réfugier en Europe ou aux Etats-Unis. Leur point commun: vouloir vivre leur homosexualité sans trop renier leur identité d’arabe ou de musulman.

Johanna Wirt-Steiner

Difficile de généraliser lorsqu’on parle d’homosexualité en Algérie. Très répandue en tant que pratique, elle est en même temps invisible en tant qu’identité, revendication ou thématique. Paradoxalement, alors que l’homosexualité est condamnée à la fois par la religion islamique et le code pénal (censé être laïc), la prééminence de la culture islamique, qui oblige à une stricte séparation des sexes avant même la puberté, favorise les rapports sexuels entre garçons, ou entre filles.

L’article 338 du code pénal punit l’homosexualité de peines de prison pouvant aller jusqu’à trois ans. En dehors des lieux de drague clandestins, pas étonnant qu’il n’y ait donc ni association ni boîte gaie en Algérie. Les gays se réunissent souvent lorsqu’une émission parle d’homosexualité sur TV 5, rare occasion pour eux de se réjouir, avec une certaine nostalgie, de progrès qui ne les concernent pas. Un certain nombre d’entre eux choisissent de se rendre en Occident. Parmi eux, Benai*, Bilal*, Karim* et Farik*, qui, malgré leurs différences, ont vu leurs destins se croiser en Suisse, entre 1998 et 2000.

Benai: «Les gays, on les lapide, on les brûle»

A 30 ans, Benai est le dernier né d’une famille algérienne un peu plus cultivée et ouverte que la moyenne: « Mes frères ont tous fait des écoles ou l’université. Moi, j’ai choisi la biologie. Petit, j’étais le «chouchou» de ma sœur. On me taquinait souvent à propos de mon physique de chérubin et ma timidité. Puis, on m’a traité de «kerika»: «femmelette» en arabe. Une fois, ma mère m’a même dit que j’avais «des seins de pute». Ensuite, mes frères ont commencé à me taxer de «nakch» («pédé»). J’essayais de prendre une voix grave, d’avoir des gestes, une démarche virile. A la pharmacie, comme je m’entendais bien avec les clientes – je parlais trop – on m’a aussi isolé. En plus, j’arrivais à un âge fatidique: ne pas être marié à 28-30 ans, en Algérie, est plutôt suspect. Alors, j’ai tout plaqué: travail, famille et amis, pour venir en Suisse.»

«En Algérie, l’homosexualité – pire qu’un tabou ou une perversion – est quelque chose qui ne doit pas exister. Dans certains pays musulmans, les prostituées, ou les femmes adultères, qui sont fouettées à mort, sont censées, après ce supplice purificateur, avoir accès au Paradis. Mais on ne pardonne pas aux homosexuels. On les jette d’une montagne, on les lapide, on les brûle vifs. Et ils ne sont pas purifiés pour autant. Pourtant, on ne choisit pas. Moi, changer, me marier? Plutôt le suicide! Voilà pourquoi je me sens de tradition plutôt que de croyance musulmane. D’ailleurs, en décembre dernier, j’ai arrêté le Ramadan.»

Il y a bientôt une année, Benai a rejoint des parents établis en Suisse, qu’il a ensuite quitté pour faire – à leur insu – une demande d’asile «pour raison d’orientation sexuelle», aidé en cela par Pink Cross et 360. En attendant, il travaille dans un service médical d’une ville romande. L’idée de quitter la Suisse le rend malade – il est d’ailleurs sous antidépresseurs. Pour se changer les idées, Benai rend parfois visite à ses amis gays algériens. «J’aurais préféré rester là-bas, et y vivre mon homosexualité avec un prince charmant, mais c’est irréaliste. Obligations de la famille, du mariage, questions sociales, sécuritaires, tout rend ce rêve impossible.»

Selon lui, rien ne changera en Algérie: «Les associations de défense des femmes n’ont pas fait changer la société. Cela serait la même chose avec des associations gaies. L’Algérie, c’est encore comme l’Europe d’il y a 300 ou 400 ans. Par contre, en Suisse, créer une association ou un groupe est possible. Et c’est ce que nous avons fait avec Farik (lire sont témoignage ci-dessous) et d’autres musulmans gays. Le but de notre groupe, «el Farkh» (la différence), c’est de nous permettre d’exprimer et d’accepter le fait que nous sommes des êtres humains normaux à part entière, et oublier l’environnement et l’éducation qui nous forçaient à nous dévaloriser. Ensuite seulement, on pourra, d’ici, aider les gens de l’autre côté de la Méditerranée: collaborer, échanger des infos, organiser des camps de vacances. Pourquoi pas?»

Bilal: «Le message de Boutéfika, c’est: «restez discrets»

Bilal a 28 ans. Orphelin, il est placé, à l’age de 2 mois, auprès d’une famille algéroise qui le bat, l’humilie, et l’utilise comme bonne à tout faire. A l’age de 10 ans, il se rend compte qu’il est homosexuel. «C’est moins difficile, plus naturel quand on le découvre jeune. En plus, ma «famille» – qui n’était pas la mienne – n’avait pas pris la peine de me donner une éducation religieuse. Je n’avais donc aucune autorité «légitime» pour me l’interdire, ni sur le plan familial, ni sur le plan religieux. J’ai donc commencé assez tôt.»

De retour à l’orphelinat après la mort de sa mère adoptive, Bilal, à 14 ans, peut se concentrer sur l’école où il est régulièrement premier de classe. Trois ans plus tard, adopté par une deuxième famille à Oran, Bilal va commencer, avec son cousin d’adoption une relation qui durera plus de 8 ans, malgré les soupçons du père. Mais lorsque Bilal entreprend une carrière militaire, ce «père» va dénoncer son homosexualité aux autorités et Bilal sera radié de l’armée. Qu’à cela ne tienne: après avoir suivi avec succès des études à l’ENA (Ecole Nationale d’Administration) d’Alger, Bilal trouve un poste à responsabilités dans l’administration algérienne et prend ses distances.

C’est en 1998 que s’opère le déclic pour Bilal: «Cette année-là, une grande manifestation d’homosexuels, neutralisée par la police à Alger, n’avait bénéficié d’aucune couverture médiatique, ni locale, ni nationale. Peu de temps après, le président Boutéfika avait déclaré qu’il n’y aurait jamais de reconnaissance «de ce type-là». En gros, il nous disait: «restez discrets!» Et là je me suis révolté. Après tout, on est homo par nature: on apprend une nouvelle langue, on change de religion, mais pas d’orientation sexuelle!»

Bilal prend une année sabbatique et part pour la Suisse: «Pour défendre la cause de l’homosexualité, c’était le lieu idéal: un pays neutre à tradition humanitaire, où siège notamment l’ONU. Avec un visa touristique français, je suis arrivé à Sion via Besançon et Bâle. L’association locale, Alpagai, m’a donné le téléphone de Pink Cross, qui m’a aidé à déposer une demande d’asile en novembre 1999. J’en ai aussi profité pour commencer, à l’Uni de Genève, un DEF en Droit humanitaire sur les liens entre «droit et homosexualité».

Au bout de 10 mois, Bilal décide de rentrer: «Mon père adoptif, qui avait quitté Oran, ne pouvait plus me nuire. Et j’avais encore mon travail. A Genève, je voulais créer une association; Finalement j’ai décidé de le faire à Oran. Après avoir déposé une demande pour une association sida qui s’occuperait aussi de «problèmes de sexualité», j’ai finalement été reçu par le chef de cabinet de la préfecture qui m’a dit: «Je sais ce que vous voulez faire, mais c’est impossible ici, pour le moment». A nouveau le laïus de Boutéfika. Avec, en toile de fond, l’interdit de l’Islam. Mais j’espère bien pouvoir fonder cette association, quitte à me faire aider de mes amis de Genève.»

Karim: «Aux Pays-Bas, on m’a refusé l’asile»

Karim a 28 ans. Né dans une famille d’aristocrates algériens, il est élevé, à la mort de sa mère, par sa tante maternelle. Tout se passe bien jusqu’au moment où, à 14 ans, Karim rejoint son père dans la grande demeure qu’il possède, et où il vit avec ses trois femmes. Livré à lui-même et souffrant de solitude dans cette prison dorée, il a des rapports sexuels avec son demi-frère, de 10 ans son aîné. Mi-forcée, mi-consensuelle, cette relation durera jusqu’au jour où son demi-frère se marie et a des enfants: «Voir mes neveux et penser que j’avais fait l’amour avec leur père était insupportable. Avec un «partenaire normal», je serais peut-être resté. Mais c’était impossible en face de mon frère et ma famille, qui, en plus, étaient très pratiquants. Pour moi, être homosexuel et musulman équivalait à un suicide psychologique.»

Si Karim sait qu’il est homosexuel depuis l’âge de 9 ou 10 ans, il n’a, du fait de son milieu, eu ses premiers rapports qu’à 14 ans, très tard pour les standards algériens. «Et j’aurais probablement encore attendu si je n’avais pas eu mon demi-frère comme partenaire: c’était plus facile, nous pouvions être tout le temps ensemble sans éveiller les soupçons. Si j’avais dû aller à l’extérieur, cela se serait vite su, car ma famille est très connue en Algérie. C’est aussi pour cela que je suis parti.»

Karim, de passage à Genève, rencontre Bilal et des représentants de Dialogai et de Pink Cross, qui lui déconseillent tous de faire une demande d’asile en Suisse – trop difficile pour l’instant – mais lui conseillent de tenter sa chance aux Pays-Bas. Après un temps de réflexion, Karim arrive à Amsterdam, en février 2000. Là, il est pris en charge par un Roumain, qui, après avoir effectué le même parcours, était en attente de régularisation: «Grâce à Marius, avec qui je vis, j’ai pu trouver du travail tout en entamant une procédure d’asile avec l’aide d’un avocat. C’était dur. Les Néerlandais, très ouverts sur certains domaines, comme l’homosexualité ou la drogue, se croient supérieurs, plus «développés». Mais il n’y a pas de vraie solidarité. On me dit – de quel droit? – que mon cas est sans comparaison avec ceux des personnes persécutées pour raison religieuse. Actuellement, ma demande a été rejetée, et sans papiers, je suis «toléré». Si le gouvernement élu dans 3 mois est plus sévère, il ne me restera que le mariage blanc – hétéro ou homo. Je n’ai plus beaucoup d’espoir et il est hors de question que je revienne en Algérie.»

Farik: «Là-bas, les relations sont plus sincères»

Né il y a 33 ans dans une famille bourgeoise d’Alger, Farik ne se rappelle pas ses premières attirances homos «C’était avant l’âge de 10 ans... En revanche, je me rappelle très bien cette nuit durant laquelle, à l’age de 11 ans, j’ai été violé par un ami de la famille: un homme marié de 35 ans – avec des enfants – secrétaire d’une personnalité très en vue dans la société algérienne. Le jour suivant le viol, ce dernier a aussi tenté de me violer, mais je me suis échappé. De retour chez moi, je suis resté prostré, roulé en boule sur une chaise, sans mot dire: ma famille a continué de prendre son petit déjeuner, sans même oser me regarder. «Après un silence qui durera 13 ans (dont 2 ans de psychanalyse), Farik pourra enfin en parler. Il a alors 24 ans et c’est à ce moment là qu’il fréquentera «son premier mec».

«L’homosexualité, du fait de la séparation des sexes, est très répandue en Algérie. Une fois, comme on abordait le sujet avec des amis, intellectuels ou hauts gradés de l’armée, je leur ai dit: «Qui osera nier que sa première expérience a été avec son voisin le plus proche, et donc avec un garçon?». Celui qui a osé parler – pour admettre ce fait – est le seul avec qui je suis resté en contact! Tout récemment, une Algérienne, qui ne savait pas que j’étais gay, m’a aussi rappelé qu’un chanteur très connu là-bas et notoirement gay – il chante maquillé, avec des bijoux – est pourtant marié! Il a forgé toute une génération de mecs qui s’habillent comme lui, et adoptent ses attitudes. Sans que jamais le mot d’homosexualité ne soit prononcé!»

«En fait, la question n’est pas «suis-je gay?» mais «l’homosexualité est-elle un péché?». Pour moi, c’est un péché peu grave si on s’y livre discrètement. Si, plus tard, on se marie pour avoir des enfants, alors, au moins, on aura contribué à perpétuer la race. En fait, on devrait permettre aux homos d’adopter des enfants abandonnés, pour leur redonner une raison de vivre, les intégrer. Pour moi, qui suis resté pratiquant, l’homosexualité est compatible avec l’Islam. D’ailleurs, j’ai rencontré une fois un religieux respecté dans un lieu gay – il a eu une aventure avec un de mes amis. Abandonner des millions de gays et en faire des athées, alors qu’on peut les inclure et les accepter, est stupide. Voire contraire aux intérêts de la religion. Il faut lancer le débat, quitte à faire appel à la science pour expliquer que l’homosexualité ne se choisit pas.»

Si Farik a quitté l’Algérie, c’est avant tout parce qu’il a perdu son entreprise d’import-export: «Je préfèrerais vivre là-bas: les relations, y compris homos, sont plus chaleureuses, sincères, moins «emballées sous vide». Mais, face à ma famille et mes amis, j’avais honte d’avoir été escroqué si facilement, avec ce sentiment de culpabilité que j’ai toujours gardé depuis mon viol. J’ai préféré partir... Arrivé en Suisse, je suis resté 3-4 mois dans un état second: j’ai travaillé pour un type dont j’étais la bonne, la standardiste, sans avoir été payé un centime: il a profité du fait que j’étais sans papiers. Pour moi, la situation n’a pas vraiment changé depuis.»

Johanna Wirt-Steiner

*Prénoms fictifs

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