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Algérie
Les gays quittent le pays
Depuis deux ans, de plus en plus gays algériens choisissent de quitter leur pays pour se réfugier en Europe ou aux Etats-Unis. Leur point commun: vouloir vivre leur homosexualité sans trop renier leur identité darabe ou de musulman.
Johanna Wirt-Steiner
Difficile de généraliser lorsquon parle dhomosexualité en Algérie. Très répandue en tant que pratique, elle est en même temps invisible en tant quidentité, revendication ou thématique. Paradoxalement, alors que lhomosexualité est condamnée à la fois par la religion islamique et le code pénal (censé être laïc), la prééminence de la culture islamique, qui oblige à une stricte séparation des sexes avant même la puberté, favorise les rapports sexuels entre garçons, ou entre filles.
Larticle 338 du code pénal punit lhomosexualité de peines de prison pouvant aller jusquà trois ans. En dehors des lieux de drague clandestins, pas étonnant quil ny ait donc ni association ni boîte gaie en Algérie. Les gays se réunissent souvent lorsquune émission parle dhomosexualité sur TV 5, rare occasion pour eux de se réjouir, avec une certaine nostalgie, de progrès qui ne les concernent pas. Un certain nombre dentre eux choisissent de se rendre en Occident. Parmi eux, Benai*, Bilal*, Karim* et Farik*, qui, malgré leurs différences, ont vu leurs destins se croiser en Suisse, entre 1998 et 2000.
Benai: «Les gays, on les lapide, on les brûle»
A 30 ans, Benai est le dernier né dune famille algérienne un peu plus cultivée et ouverte que la moyenne: « Mes frères ont tous fait des écoles ou luniversité. Moi, jai choisi la biologie. Petit, jétais le «chouchou» de ma sur. On me taquinait souvent à propos de mon physique de chérubin et ma timidité. Puis, on ma traité de «kerika»: «femmelette» en arabe. Une fois, ma mère ma même dit que javais «des seins de pute». Ensuite, mes frères ont commencé à me taxer de «nakch» («pédé»). Jessayais de prendre une voix grave, davoir des gestes, une démarche virile. A la pharmacie, comme je mentendais bien avec les clientes je parlais trop on ma aussi isolé. En plus, jarrivais à un âge fatidique: ne pas être marié à 28-30 ans, en Algérie, est plutôt suspect. Alors, jai tout plaqué: travail, famille et amis, pour venir en Suisse.»
«En Algérie, lhomosexualité pire quun tabou ou une perversion est quelque chose qui ne doit pas exister. Dans certains pays musulmans, les prostituées, ou les femmes adultères, qui sont fouettées à mort, sont censées, après ce supplice purificateur, avoir accès au Paradis. Mais on ne pardonne pas aux homosexuels. On les jette dune montagne, on les lapide, on les brûle vifs. Et ils ne sont pas purifiés pour autant. Pourtant, on ne choisit pas. Moi, changer, me marier? Plutôt le suicide! Voilà pourquoi je me sens de tradition plutôt que de croyance musulmane. Dailleurs, en décembre dernier, jai arrêté le Ramadan.»
Il y a bientôt une année, Benai a rejoint des parents établis en Suisse, quil a ensuite quitté pour faire à leur insu une demande dasile «pour raison dorientation sexuelle», aidé en cela par Pink Cross et 360. En attendant, il travaille dans un service médical dune ville romande. Lidée de quitter la Suisse le rend malade il est dailleurs sous antidépresseurs. Pour se changer les idées, Benai rend parfois visite à ses amis gays algériens. «Jaurais préféré rester là-bas, et y vivre mon homosexualité avec un prince charmant, mais cest irréaliste. Obligations de la famille, du mariage, questions sociales, sécuritaires, tout rend ce rêve impossible.»
Selon lui, rien ne changera en Algérie: «Les associations de défense des femmes nont pas fait changer la société. Cela serait la même chose avec des associations gaies. LAlgérie, cest encore comme lEurope dil y a 300 ou 400 ans. Par contre, en Suisse, créer une association ou un groupe est possible. Et cest ce que nous avons fait avec Farik (lire sont témoignage ci-dessous) et dautres musulmans gays. Le but de notre groupe, «el Farkh» (la différence), cest de nous permettre dexprimer et daccepter le fait que nous sommes des êtres humains normaux à part entière, et oublier lenvironnement et léducation qui nous forçaient à nous dévaloriser. Ensuite seulement, on pourra, dici, aider les gens de lautre côté de la Méditerranée: collaborer, échanger des infos, organiser des camps de vacances. Pourquoi pas?»
Bilal: «Le message de Boutéfika, cest: «restez discrets»
Bilal a 28 ans. Orphelin, il est placé, à lage de 2 mois, auprès dune famille algéroise qui le bat, lhumilie, et lutilise comme bonne à tout faire. A lage de 10 ans, il se rend compte quil est homosexuel. «Cest moins difficile, plus naturel quand on le découvre jeune. En plus, ma «famille» qui nétait pas la mienne navait pas pris la peine de me donner une éducation religieuse. Je navais donc aucune autorité «légitime» pour me linterdire, ni sur le plan familial, ni sur le plan religieux. Jai donc commencé assez tôt.»
De retour à lorphelinat après la mort de sa mère adoptive, Bilal, à 14 ans, peut se concentrer sur lécole où il est régulièrement premier de classe. Trois ans plus tard, adopté par une deuxième famille à Oran, Bilal va commencer, avec son cousin dadoption une relation qui durera plus de 8 ans, malgré les soupçons du père. Mais lorsque Bilal entreprend une carrière militaire, ce «père» va dénoncer son homosexualité aux autorités et Bilal sera radié de larmée. Quà cela ne tienne: après avoir suivi avec succès des études à lENA (Ecole Nationale dAdministration) dAlger, Bilal trouve un poste à responsabilités dans ladministration algérienne et prend ses distances.
Cest en 1998 que sopère le déclic pour Bilal: «Cette année-là, une grande manifestation dhomosexuels, neutralisée par la police à Alger, navait bénéficié daucune couverture médiatique, ni locale, ni nationale. Peu de temps après, le président Boutéfika avait déclaré quil ny aurait jamais de reconnaissance «de ce type-là». En gros, il nous disait: «restez discrets!» Et là je me suis révolté. Après tout, on est homo par nature: on apprend une nouvelle langue, on change de religion, mais pas dorientation sexuelle!»
Bilal prend une année sabbatique et part pour la Suisse: «Pour défendre la cause de lhomosexualité, cétait le lieu idéal: un pays neutre à tradition humanitaire, où siège notamment lONU. Avec un visa touristique français, je suis arrivé à Sion via Besançon et Bâle. Lassociation locale, Alpagai, ma donné le téléphone de Pink Cross, qui ma aidé à déposer une demande dasile en novembre 1999. Jen ai aussi profité pour commencer, à lUni de Genève, un DEF en Droit humanitaire sur les liens entre «droit et homosexualité».
Au bout de 10 mois, Bilal décide de rentrer: «Mon père adoptif, qui avait quitté Oran, ne pouvait plus me nuire. Et javais encore mon travail. A Genève, je voulais créer une association; Finalement jai décidé de le faire à Oran. Après avoir déposé une demande pour une association sida qui soccuperait aussi de «problèmes de sexualité», jai finalement été reçu par le chef de cabinet de la préfecture qui ma dit: «Je sais ce que vous voulez faire, mais cest impossible ici, pour le moment». A nouveau le laïus de Boutéfika. Avec, en toile de fond, linterdit de lIslam. Mais jespère bien pouvoir fonder cette association, quitte à me faire aider de mes amis de Genève.»
Karim: «Aux Pays-Bas, on ma refusé lasile»
Karim a 28 ans. Né dans une famille daristocrates algériens, il est élevé, à la mort de sa mère, par sa tante maternelle. Tout se passe bien jusquau moment où, à 14 ans, Karim rejoint son père dans la grande demeure quil possède, et où il vit avec ses trois femmes. Livré à lui-même et souffrant de solitude dans cette prison dorée, il a des rapports sexuels avec son demi-frère, de 10 ans son aîné. Mi-forcée, mi-consensuelle, cette relation durera jusquau jour où son demi-frère se marie et a des enfants: «Voir mes neveux et penser que javais fait lamour avec leur père était insupportable. Avec un «partenaire normal», je serais peut-être resté. Mais cétait impossible en face de mon frère et ma famille, qui, en plus, étaient très pratiquants. Pour moi, être homosexuel et musulman équivalait à un suicide psychologique.»
Si Karim sait quil est homosexuel depuis lâge de 9 ou 10 ans, il na, du fait de son milieu, eu ses premiers rapports quà 14 ans, très tard pour les standards algériens. «Et jaurais probablement encore attendu si je navais pas eu mon demi-frère comme partenaire: cétait plus facile, nous pouvions être tout le temps ensemble sans éveiller les soupçons. Si javais dû aller à lextérieur, cela se serait vite su, car ma famille est très connue en Algérie. Cest aussi pour cela que je suis parti.»
Karim, de passage à Genève, rencontre Bilal et des représentants de Dialogai et de Pink Cross, qui lui déconseillent tous de faire une demande dasile en Suisse trop difficile pour linstant mais lui conseillent de tenter sa chance aux Pays-Bas. Après un temps de réflexion, Karim arrive à Amsterdam, en février 2000. Là, il est pris en charge par un Roumain, qui, après avoir effectué le même parcours, était en attente de régularisation: «Grâce à Marius, avec qui je vis, jai pu trouver du travail tout en entamant une procédure dasile avec laide dun avocat. Cétait dur. Les Néerlandais, très ouverts sur certains domaines, comme lhomosexualité ou la drogue, se croient supérieurs, plus «développés». Mais il ny a pas de vraie solidarité. On me dit de quel droit? que mon cas est sans comparaison avec ceux des personnes persécutées pour raison religieuse. Actuellement, ma demande a été rejetée, et sans papiers, je suis «toléré». Si le gouvernement élu dans 3 mois est plus sévère, il ne me restera que le mariage blanc hétéro ou homo. Je nai plus beaucoup despoir et il est hors de question que je revienne en Algérie.»
Farik: «Là-bas, les relations sont plus sincères»
Né il y a 33 ans dans une famille bourgeoise dAlger, Farik ne se rappelle pas ses premières attirances homos «Cétait avant lâge de 10 ans... En revanche, je me rappelle très bien cette nuit durant laquelle, à lage de 11 ans, jai été violé par un ami de la famille: un homme marié de 35 ans avec des enfants secrétaire dune personnalité très en vue dans la société algérienne. Le jour suivant le viol, ce dernier a aussi tenté de me violer, mais je me suis échappé. De retour chez moi, je suis resté prostré, roulé en boule sur une chaise, sans mot dire: ma famille a continué de prendre son petit déjeuner, sans même oser me regarder. «Après un silence qui durera 13 ans (dont 2 ans de psychanalyse), Farik pourra enfin en parler. Il a alors 24 ans et cest à ce moment là quil fréquentera «son premier mec».
«Lhomosexualité, du fait de la séparation des sexes, est très répandue en Algérie. Une fois, comme on abordait le sujet avec des amis, intellectuels ou hauts gradés de larmée, je leur ai dit: «Qui osera nier que sa première expérience a été avec son voisin le plus proche, et donc avec un garçon?». Celui qui a osé parler pour admettre ce fait est le seul avec qui je suis resté en contact! Tout récemment, une Algérienne, qui ne savait pas que jétais gay, ma aussi rappelé quun chanteur très connu là-bas et notoirement gay il chante maquillé, avec des bijoux est pourtant marié! Il a forgé toute une génération de mecs qui shabillent comme lui, et adoptent ses attitudes. Sans que jamais le mot dhomosexualité ne soit prononcé!»
«En fait, la question nest pas «suis-je gay?» mais «lhomosexualité est-elle un péché?». Pour moi, cest un péché peu grave si on sy livre discrètement. Si, plus tard, on se marie pour avoir des enfants, alors, au moins, on aura contribué à perpétuer la race. En fait, on devrait permettre aux homos dadopter des enfants abandonnés, pour leur redonner une raison de vivre, les intégrer. Pour moi, qui suis resté pratiquant, lhomosexualité est compatible avec lIslam. Dailleurs, jai rencontré une fois un religieux respecté dans un lieu gay il a eu une aventure avec un de mes amis. Abandonner des millions de gays et en faire des athées, alors quon peut les inclure et les accepter, est stupide. Voire contraire aux intérêts de la religion. Il faut lancer le débat, quitte à faire appel à la science pour expliquer que lhomosexualité ne se choisit pas.»
Si Farik a quitté lAlgérie, cest avant tout parce quil a perdu son entreprise dimport-export: «Je préfèrerais vivre là-bas: les relations, y compris homos, sont plus chaleureuses, sincères, moins «emballées sous vide». Mais, face à ma famille et mes amis, javais honte davoir été escroqué si facilement, avec ce sentiment de culpabilité que jai toujours gardé depuis mon viol. Jai préféré partir... Arrivé en Suisse, je suis resté 3-4 mois dans un état second: jai travaillé pour un type dont jétais la bonne, la standardiste, sans avoir été payé un centime: il a profité du fait que jétais sans papiers. Pour moi, la situation na pas vraiment changé depuis.»
Johanna Wirt-Steiner
*Prénoms fictifs
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