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Les Clionautes

 
Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles

Haran A. Y.
éd. Champ Vallon, 2000, 382 p. Compte-rendu réalisé par Stéphane Haffemayer

jeudi 13 mars 2003, par Stéphane Haffemayer

Par Stéphane Haffemayer

D’après la pensée messianique, l’histoire ne serait qu’un champ de bataille entre le Bien et le Mal, vision univoque du cours de l’histoire, préfigurant les idéologies totalitaires. Marqué par les effroyables conséquences qu’eut sur notre siècle le mysticisme en politique, l’auteur, formé à l’école de Jérusalem, au contact des rêveries eschatologiques des uns et des autres, n’a pas choisi totalement par hasard d’étudier la permanence de l’idéal messianique du Moyen Âge aux temps modernes ! On savait les angoisses répandues en Occident par les victoires de l’islam au VIIe siècle ; on connaissait beaucoup moins en revanche les traces que les écrits apocalyptiques chrétiens laisseraient dans les écrits politiques de la France moderne. Rappelons-en l’essentiel : inspirée de la tradition messianique juive, une prophétie byzantine du IVe siècle annonce que le "Roi des Derniers Jours", reflet terrestre du Christ, viendra établir une domination politique sur l’ensemble de l’univers et apporter une rédemption temporelle à l’échelle humaine ( p. 11-13 ). Après un règne de 112 ou 120 ans de paix et de prospérité, cet ultime souverain avant la venue de l’Antéchrist remet son pouvoir temporel à Dieu, avant que ne débute l’Apocalypse. En somme, au-delà de cet idéal messianique, c’est bien de la nostalgie d’une unité mythique de la Chrétienté qu’il s’agit, qu’attisent les divisions politiques et religieuses de l’époque moderne ; dans toute l’Europe occidentale, les chroniques nationales cherchent dans la Bible le mythe fondateur d’une nation et d’un peuple élu ; en France, la création prophétique dans l’entourage des rois atteint son apogée sous Charles VIII, se perpétue au XVIe siècle ( François Ier et Charles IX ), ainsi qu’au XVIIe siècle, notamment sous le règne de Louis XIII ( p. 16 ), avant de s’éteindre définitivement au siècle des Lumières. Conformément au programme proposé par Marc Bloch dans les Rois thaumaturges, l’auteur propose en huit chapitres une analyse chronologique de la littérature messianique des épigones de l’orientaliste Guillaume Postel ( 1510-1581 ), obscurs thuriféraires de la royauté sacrée qui expriment l’attente d’un nouveau Charlemagne, restaurateur de l’unité perdue. Le premier chapitre cherche à travers le Moyen Âge les racines du messianisme politique. Il en trouve l’origine dans le Saint Empire, où le prestige mythique de Charlemagne - qu’Alcuin ou Eginhard présentaient déjà comme le Roi-Sauveur - est pour la première fois utilisé à des fins de propagande politique sous la dynastie des Hohenstaufen ( 1137-1250 ). C’est en réaction que la France se mit à développer, avec l’appui des Spirituels franciscains, une mystique monarchique comparable, puisant aux mêmes croyances eschatologiques ( p. 23 ). La dévotion profonde des Frères Mineurs envers saint Louis les portait à manifester un vif intérêt messianique pour la dynastie capétienne, issue de Charlemagne et élue de Dieu, qui s’exprimait à l’occasion des croisades et des candidatures françaises à l’Empire. Imprégnées de la tradition byzantine, les prophéties de Jean de Roquetaillade et de Télesphore de Cosenza ( milieu du XIVe siècle ) qui eurent un succès durable dans toute l’Europe, auréolaient le souverain français d’une sacralité toute particulière, le faisant activement intervenir dans la réforme universelle de l’Eglise ( p. 29-36 ). Au XVe siècle, l’expédition italienne de Charles VIII ( 1494 ) suscita nombre d’espérances messianiques dans le milieu chrétien comme dans le milieu juif italien qui y voyaient le prélude à une croisade pour la libération de Constantinople et de la terre Sainte ; celles-ci auraient encouragé Charles VIII à prendre le titre de roi de Naples et de Jérusalem ( p. 39 ). Mais l’auteur note qu’à la fin du Moyen Âge, le caractère messianique devient un "attribut permanent du roi français", signe d’une "banalisation" de l’approche apocalyptique. L’un des aspects les plus intéressants de l’évocation de cette alliance entre la monarchie française et les Spirituels franciscains concerne son influence sur le symbolisme monarchique : partant des observations de Colette Beaune dans la Naissance de la nation France ( Paris, 1985 ), l’auteur voit une évolution significative de la marque messianique dans les représentations monarchiques sous Charles VI et Charles VII : adoption de l’emblème du cerf-volant par Charles VI, symbole mystique du "Roi des Derniers Jours", passage de la protection de saint Denis à celle de saint Michel sous Charles VII et Louis XI ( contre celui, anglais, de saint Georges ), canonisation de Clovis, considéré comme une préfiguration de saint Louis. Notons que cette signification messianique apparaissait déjà dans la donation de la sainte ampoule à Clovis par l’Esprit Saint, l’oriflamme donné à Charlemagne par le pape, le sacre de l’an 800, la fonction thaumaturgique du roi développée par Charles V, etc. ( p. 41-46 ). L’autre volet de la pensée eschatologique fut la thématique apocalyptique, largement employée au XVe siècle par la propagande de guerre française contre la gent anglaise : tous les fléaux accompagnant la Guerre de Cent ans prenaient sens, annonçaient la venue de l’Antéchrist, tandis que la prédication populaire et la littérature religieuse entretenaient une ferveur mystique propice à l’apparition messianique de Jeanne d’Arc ( p. 47-48 ).

Le second chapitre étudie les paroxysmes du messianisme politique en Europe au début des temps modernes. La chute de Constantinople, le succès, puis l’enlisement, de la Réforme provoquaient une inquiétude propice au développement des tensions apocalyptiques, ce qui se traduisit, du côté protestant, par un essor de la littérature prophétique ( p. 52 ). On sait à quel point l’astrologie s’empara durablement des prédictions, popularisées par les almanachs : tout le XVIIe siècle fut propice aux supputations apocalyptiques et l’auteur rappelle que Newton lui-même en 1700 prédisait, à partir de l’observation des astres, la fin des temps pour l’an 2000 ! ( p. 55 ). Le milieu juif européen lui-même ne fut pas épargné par cette effervescence messianique, attisée par l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et les années 1660 restent marquées par cette attente de la parousie pour l’année 1666. La recherche de l’unité terrestre, reflet de l’harmonie divine, devait s’exprimer par l’avènement de la monarchie universelle ( p. 65 ). Comme l’avait déjà démontré Frances Yates ( 1960 ), Charles Quint, nouveau Charlemagne, avait cette prétention, encouragée, depuis le règne de Maximilien Ier ( 1459-1519 ), par les humanistes allemands ( adoption de l’aigle bicéphale évoquant l’Empire d’Orient et d’Occident réunis, puis de la devise A.E.I.O.U. ). La Moscovie, depuis la chute de Constantinople en 1453, se considérait désormais comme l’unique rempart de l’orthodoxie et le refuge de la seule et vraie foi chrétienne : le mariage d’Ivan III ( 1462-1505 ) avec Zoé Paléologue et l’adoption du rituel byzantin par Ivan IV le Terrible ( 1530-1584 ) illustraient de tels espoirs de restauration impériale ; l’aigle devint aussi le symbole de l’Etat, tandis que les clercs russes tentaient de démontrer la préséance de leur monarque sur les princes occidentaux, ce qui donne un éclairage fort intéressant de la susceptibilité des rencontres diplomatiques au XVIIe siècle ! Au nom de cette doctrine eschatologique de la " Troisième Rome ", officiellement ratifiée par l’Eglise russe au tournant du XVIIe siècle, l’Empire russe se donnait pour principal objectif de mener la croisade contre l’Empire ottoman, afin de rétablir l’orthodoxie grecque à Constantinople : Alexis ( 1645-1676 ), Pierre le Grand, Catherine II incarnèrent successivement ces espoirs messianiques parmi les chrétiens d’Orient ( p. 72 ). En Occident, la prise de Grenade ( 1492, annus mirabilis ), d’Oran ( 1509 ) sur les Maures faisaient mériter à Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon le titre de " Rois catholiques " et devaient annoncer le rôle primordial de l’Espagne dans la réalisation de l’âge d’or eschatologique, que confirma la bataille de Lépante en 1571 ( p. 74 ; 81 ). La parenthèse ouverte en 711 se refermait et la continuité avec le prestigieux royaume wisigothique de Tolède était réaffirmée ( p. 75 ). Christophe Colomb lui-même, dans sa recherche de la route des épices, y voyait un moyen de financer la reconquête de Jérusalem ; de même la découverte puis l’évangélisation du Nouveau Monde devaient ouvrir la voie à une chrétienté devenue enfin universelle et faisaient mériter à Philippe II le titre de " senioro universal de el mondo " ( p. 77 ; 81 ). Au XVIIe siècle encore, les auteurs comme Tommaso Campanella ( 1568-1639 ) soulignent l’élection divine du peuple espagnol et sa prédestination à abriter la monarchie universelle ( p. 81 ). La littérature cosmographique en plein essor devait alors inspirer l’adoption d’une nouvelle symbolique : le globe terrestre, les colonnes d’Hercule - par allusion au Temple de Jérusalem, la devise " Plus Oultre " de Charles Quint, etc. ( p. 83 ). En contrecoup de cette espérance messianique, les graves crises que traversa le pays après les années 1580 déclenchèrent une ardente atmosphère apocalyptique auprès des alumbrados, les prophètes populaires jusque dans les premières années du XVIIe siècle ( p. 86 ). En Angleterre, l’origine britannique de Constantin ainsi que les légendes arthuriennes servaient à légitimer les prétentions impériales de la monarchie, notamment sous Henri VIII ( 1509-1547 ), sans que cela ne suscite le moindre écho en Europe. Sous la plume d’Edmund Spencer ( 1552-1599 ), la paix et la justice universelle serait établies par la reine vierge, Elisabeth Ière ( 1558-1603 ), personnification de la déesse Astrée dont la thématique connut, après la victoire sur l’invincible Armada ( 1588 ), un succès foudroyant ( cf. Frances Yates, 1975 ). Pour les Puritains comme Aymler ou Milton, " God is English " et la nation anglaise est l’incarnation spirituelle de l’Israël biblique ( " We little Israell of England " ) : après 1630, les Justes martyrisés n’eurent plus qu’à rejoindre la nouvelle Angleterre. Entre 1649 et 1660, l’adulation messianique des Anglais se reporta sur Cromwell, véritable héros stellaire ( p. 98-99 ). En somme, à travers ce tour d’horizon européen, l’auteur démontre avec une certaine efficacité la transmission de l’idée impériale du Moyen Âge au XVIe siècle, à un moment où les divisions de la chrétienté la rendent plus que jamais d’actualité, revendiquée par la plupart des Etats de la chrétienté, en sorte que le messianisme politique apparaisse largement le fruit des mutations radicales qui provoquèrent l’avènement des Temps modernes ( p. 101 ).

Dans le troisième chapitre, de loin le plus novateur, l’auteur s’appuie sur les écrits des érudits français des XVIe et XVIIe siècles pour démontrer que la France ne fit pas exception à la règle, que les fléaux furent tous considérés comme des signes annonciateurs de l’arrivée de l’Antéchrist puis de la Parousie ( p. 105-140 ). Ce messianisme français s’exprime au premier chef dans les histoires nationales, fréquemment présentées comme une répétition des épisodes bibliques. Mais ce furent surtout les généalogies fantasmagoriques d’Annius de Viterbe, répandues en France par Jean Lemaire de Belges ( 1473 v - 1515 ) dans Illustrations de Gaule et singularitez de Troye ( 1509 ) qui influencèrent en profondeur toute une génération d’humanistes comme du Bellay ( 1556 ). L’idée est que tous les peuples du continent européen sont issus de Japhet, fils aîné de Noé et qu’ils forment une seule et même famille, privilégiée par Dieu ( p. 109 ). Allemands et Français, ainsi mêlés dans la descendance des Troyens, devaient s’unir contre la menace ottomane. Pour Guillaume Postel ( 1510-1581 ), les Celtes descendent directement de Japhet par son fils aîné Gomer et c’est à la monarchie française d’entreprendre la réalisation de ce grand rêve d’unification sur le continent européen et de restaurer cet âge d’or du temps de Noé et ses fils ( cf. Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle, Paris, 1972 ). Dans cette quête mystique des origines, le savant hébraïsant ne néglige aucune science, notamment occulte : l’auteur rappelle fort à propos le succès des savoirs ésotériques auprès des contemporains du XVIe au XVIIe siècle ( p. 115 ) : c’est le temps où toute parole inspirée, qu’elle émane des prophètes hors normes, des enfants ou des faibles d’esprit, interprétant la volonté divine, est auréolée d’un prestige mystique et sacré. De tels illuminé(e)s abondent dans l’entourage des princes de la Renaissance italienne, participant à l’affirmation de la légitimité du pouvoir politique ; ils influencèrent ceux qui, auprès des souverains français, de François Ier à Louis XIV, cherchaient à propager les notions d’Imperium mundi. Certes, le mythe d’extraction gomérite ne faisait pas l’unanimité chez les érudits - Jean Bodin ou Pierre de La Ramée doutaient de sa véracité historique, mais il devait pourtant demeurer longtemps l’un des principaux arguments en faveur de l’élection du roi de France à la monarchie universelle. Pendant la Renaissance, cette prétention se fondait en partie sur l’invention d’une affinité culturelle de la Gaule avec la Grèce antique et l’idéalisation morale et religieuse de son peuple qui, par la pureté de ses mœurs, préfigurait la communauté chrétienne ( p. 122 ). Outre-Rhin, les érudits allemands du XVIe siècle élaboraient des fantasmagories semblables, exaltant la supériorité morale et culturelle des Germains, qui les rendaient dignes de l’Empire jusqu’à la fin des temps ( p. 124 ). Reprenant la vieille démonstration de Zeller ( 1934 ), l’auteur rappelle que cette rivalité franco-allemande pour la couronne impériale culmina sous le règne de François Ier, avant d’être reprise par ses successeurs ; ainsi l’astrologue officiel de Catherine de Médicis, Gabriel Syméoni ( 1509-1575 ) imagina pour Henri II la devise Donec Totum Impleat Orbem ( " Jusqu’à ce qu’elle remplisse tout l’Univers " ), réplique au " Plus Oultre " de Charles Quint ( p. 127 ). Le règne de son fils, Charles IX, baigna davantage encore dans une atmosphère impériale : la paix de Saint-Germain ( 1570 ) qui rétablissait la paix religieuse en faisait un nouvel Auguste. Dans la Franciade, Ronsard lui-même participa à cette effervescence messianique au moment de l’entrée de Charles IX à Paris ( 1571 ), voyant dans le mariage du souverain avec Elisabeth d’Autriche et le mélange des sangs troyen et germain la promesse d’une destinée impériale pour le trône de France ( p. 130 ). Sous le règne d’Henri III, les panégyristes adoptèrent le symbole de l’empire universel, la triple couronne, un " topos à la signification ambiguë, intermédiaire entre la représentation de la dignité politique terrestre et la symbolisation de la gloire mystique " ( p. 138 ).

Le quatrième chapitre aborde les attributs messianiques du roi Très Chrétien ( p. 141-179 ). Le sacre en premier lieu, un rite propre aux rois de Judée, qui l’associait à la royauté du Christ ( p. 143 ). Grâce à sa vertu mystique, l’huile du sacre " détachait le roi du profane et le faisait accéder au domaine du sacré ". Comparable à la consécration épiscopale ou au baptême, le rituel accordait au roi le droit de communier sous les deux espèces le jour du sacre et se traduisait immédiatement par son pouvoir thaumaturgique ( p. 145 ). Le lys ensuite, préféré par Dieu entre toutes les fleurs, présent dans l’entourage de Salomon, avant d’être adopté par Clovis, permet aux théoriciens de la royauté d’exalter les concordances entre la royauté davidique et la monarchie Très-Chrétienne, certains allant même jusqu’à l’associer à la sortie d’Egypte ! ( p. 152 ). Autre symbole, le baptême de Clovis, acte fondateur par excellence de la France Très-Chrétienne, apparaît également comme une nouvelle genèse, un renouvellement de l’alliance divine avec le peuple élu : célébré comme un " second Noé " par les théoriciens, Clovis était sauvé par les eaux du baptême et destiné à dominer la terre par sa descendance ( p. 156 ). Dans cette optique, on comprend que la sanctification de la nation France imposait une rigueur morale et religieuse à l’ensemble de la communauté nationale : de la même manière que Moïse avait prescrit de traiter les lépreux, le roi devait éradiquer impitoyablement l’hérésie protestante ( p. 166 ). L’intérêt principal du chapitre tient sans doute dans son explication des origines de l’absolutisme, à travers le développement de ce que l’auteur appelle l’image christomimétique du souverain : l’époque baroque fut sans doute celle qui donna lieu aux comparaisons les plus osées entre le Christ et le Roi, comme l’attestent par exemple les décorations réalisées à l’occasion des entrées royales ( p. 169 ). Après Clotilde et Clovis, Blanche de Castille et saint Louis, Louis XIII et Marie de Médicis étaient loués comme les reflets terrestres de Jésus et de Marie. En consacrant le royaume à la Vierge, le 11 décembre 1637, une semaine après que la reine Anne d’Autriche fut déclarée enceinte, Louis XIII reproduisait trait pour trait la scène du renoncement au pouvoir de l’Empereur des Derniers Jours ( p. 172 ). Ces visions messianiques connurent une nouvelle intensité après la naissance de Louis Dieu-Donné, confirmant la survivance au XVIIe siècle des anciennes traditions prophétiques ayant trait à la monarchie française ( p . 173 ).

Le cinquième chapitre, un peu court, tente de faire le point de la diversité des raisons justifiant les ambitions impériales françaises ( p. 180-213 ). Il commence par rappeler fort à propos que les revendications expansionnistes prenaient leur source dans les travaux des juristes ( ex. Cassan, 1633 ; Arroy, 1634 ), ce qu’illustra l’impopulaire politique des réunions entreprise par Louis XIV ( p. 184 ). Après Zeller, Pillorget et Vaast, il rappelle que les candidatures virtuelles de Louis XIII et Louis XIV sont restées bien théoriques et que la question du droit français à l’Empire intéresse assez peu la littérature politique française ; un tel dédain était déjà manifeste au temps de François Ier, sous le prétexte que seul le titre de roi était d’institution divine, ce qui n’était pas le cas d’une dignité impériale élective ( p. 189 ). En s’appuyant sur les travaux des théoriciens comme Audigier ( 1676 ) ou Balthazar de Riez, il rappelle aussi que la dignité impériale a toujours été, de réputation, attribuée aux rois de France : ce titre d’Imperator ou d’Augustus adopté par les premiers capétiens était reconnu jusqu’en Orient : " les théoriciens de la monarchie en concluent que le roi de France n’a pas à convoiter la dignité impériale puisqu’il la détient déjà " ( p. 192 ). Ces prétentions françaises sur l’Empire se fondaient également sur le sacre de l’an 800 et la croyance dans l’identité française de Charlemagne. En 1997, Robert Morrissey avait déjà rappelé à quel point la figure de Charlemagne, " l’Empereur à la barbe fleurie " était disputée entre la France et l’Allemagne. On connaît par ailleurs l’attachement de l’idéologie monarchique au principe de continuité des trois races apparentées ; or, d’après Haran, la question de l’origine carolingienne de la maison de France constitua au XVIIe siècle un sujet de controverse d’une rare violence. En effet, face aux généalogistes français qui affirmaient la descendance de la dynastie capétienne par la ligne masculine de Childebrand, frère de Charles Martel, les historiographes lorrains et espagnols ( ex. Chifflet ) réfutaient tout lien entre Capétiens et Carolingiens. De 1645 à 1659, cette " querelle de Childebrand ", qui mettait en jeu la légitimité capétienne, fit rivaliser les meilleurs historiens de France et d’Espagne ( p. 193 ). Les polémistes puisaient également leurs arguments dans l’histoire la plus ancienne, de la légende de l’expansion universelle des Gaulois au règne éphémère d’empereurs gaulois au IIIe siècle, en passant par l’histoire des Francs établis outre-Rhin, de manière à justifier les prétentions françaises à la monarchie universelle ( p. 199 ) . Dans ce laboratoire de l’histoire nationale, les assertions fantasmagoriques ne font pas défaut, telles l’origine bretonne de Constantin, sa conversion en Bourgogne, etc. ( p. 207 ). Au XVIe siècle, la conception historique dominante établissait pareillement une continuité entre 476 et 800 : les Grecs, qui avaient reçu l’Imperium en 476 s’en sont rendus indignes en permettant l’accession d’une femme, Irène, et durent le céder aux Francs en 800 ( p. 210 ). On note que ce souci d’établir coûte que coûte une translatio imperii s’accordait parallèlement à la thèse de la succession d’autorité des Romains aux Francs : " nos Roys sont les vrays successeurs des anciens Empereurs, tant de Rome que de Constantinople " ( Aubéry, 1649 ). De leur côté, les érudits allemands tentaient également d’imbriquer leur histoire nationale dans celle de Rome : l’auteur note fort judicieusement que cette insistance sur la place primordiale des Germains ou des Gaulois dans la réalisation de la grandeur de Rome reflétait aussi un certain déclin de l’idée universelle aux XVIe et XVIIe siècle ! A l’idée universelle et cosmopolite de l’Empire romain, les érudits substituaient l’image d’entités nationales irréductibles les unes aux autres ( p. 213 ).

Le sixième chapitre, parfois répétitif, aborde la thématique impériale au XVIIe siècle ( p. 215-268 ) ; en fait, en étudiant les différentes manifestations du messianisme politique d’Henri IV à Louis XIV, l’auteur ne fait guère qu’illustrer, exemples à l’appui, les thèses précédemment exposées. Première observation, à l’aube du baroque, les écrits prophétiques et le prestige messianique de la France connaissaient une importance croissante, parallèlement au thème du déclin de l’Empire et au développement d’une vision foncièrement négative de l’Espagne, ravalée au rang d’un peuple répudié ( leyenda negra, cf. Chaunu, 1985 ). Après le climat suffocant et tourmenté de l’époque de la Ligue ( Denis Crouzet, 1990 ), ce fut d’abord l’image de " Nouvel Auguste " qui s’imposa dans les esprits avec la conversion au catholicisme d’Henri IV et la proclamation de l’Edit de Nantes ; un changement dynastique qui donna lieu à un utopique " messianisme temporel " censé accorder l’ordre humain avec l’ordre de Dieu ( p. 218 ) ; ce fut aussi le projet d’unification de la chrétienté de Giordano Bruno sous la férule d’Henri IV, et le Grand Dessein de Sully, une nouvelle vision de l’Europe qui visait à substituer l’hégémonie des Bourbons à celle des Habsbourg ( p. 219 ). A l’opposé, pour les Ligueurs, l’avènement du roi de Navarre imposait l’image apocalyptique de l’Antéchrist trônant dans le Temple ( cf. le pamphlet ligueur, la Prophétie de Daniel... et les sermons fanatiques de Jean Boucher, 1594 ) ( p. 221 ). Avec l’assassinat d’Henri IV, les attentes messianiques se reportèrent sur son fils. D’après l’auteur, encore plus que par le passé, le règne de Louis XIII vit paraître de nombreux ouvrages prophétiques en France reprenant peu ou prou les vaticinations médiévales ( p. 236 ). Au tournant du XVIIe siècle, Tommaso Campanella fournirait le meilleur exemple du report sur la France des espoirs messianiques autrefois à l’honneur des Espagnols : après avoir été le chantre de l’impérialisme espagnol ( La Monarchia di Spania, 1598 ), le philosophe affirme, trente-six ans plus tard - dont vingt-sept passés dans les geôles de l’Espagne - que c’est à la France de parvenir à la monarchie universelle ( p. 254 ). Sous le règne de Louis XIV, c’est l’essor des sciences cosmographiques et le goût de la mythologie ( ex. le succès du globe terrestre ) qui aurait provoqué le renouvellement de la thématique impériale. On note qu’à la différence de Sabatier ( 1999 ) qui, dans sa thèse sur l’iconographie versaillaise, se refusait à une lecture politique de la thématique apollinienne, Haran n’y voit qu’une célébration saturée de symbolique impériale ( p. 261 ). En fait, rien de bien neuf dans tout cela : le symbolisme solaire et l’imaginaire de centralisation sont l’aboutissement d’une longue tradition médiévale et Sabatier a bien démontré les limites d’une programmation apollinienne somme toute banale et générique, qui s’applique à tout prince de l’Occident depuis plus de deux siècles.

Le chapitre VII aborde le " mirage de la croisade ", qu’inspire la préoccupation de l’Occident chrétien devant la menace turque ( p. 269-307 ). Après Mandrou ( 1964 ), l’auteur rappelle que la croisade constituait l’unique thème historiographique des romans populaires de la Bibliothèque bleue, adeptes d’épopées chevaleresques. Il est vrai que depuis 1453, la reconquête de Constantinople avait pris la place de la Terre sainte dans l’imaginaire de l’Occident chrétien ( p. 270 ). Ce " mirage " tirait notamment son origine du pessimisme des traditions millénaristes musulmanes elles-mêmes, souvent diffusées par les chrétiens d’Orient, qui envisageaient le retour des Français - assimilés aux Croisés - à Constantinople : d’après la " prophétie de Mahomet ", l’islam lui-même serait anéanti par les chrétiens après mille ans d’existence ! Du côté occidental, la littérature de prodiges, répandue par le colportage, abondait en prédictions de la ruine du Turc, accompagnées de signes apocalyptiques ( p. 277 ). Mais face à l’ampleur des divisions entre les nations, tous ces appels mystiques à l’unité de la chrétienté ( ex. ceux du père Joseph en 1616 ou bien de Jean Boucher en 1624 ) sont restés vains. En 1670, Leibniz défend l’idée que c’est à la France d’attaquer l’Empire ottoman en Egypte, plaque tournante du commerce avec l’Asie, ce qui, au demeurant, détournerait Louis XIV des affaires de l’Europe ; le philosophe, qui reprend approximativement le Grand dessein de Sully est reçu par Pomponne en février 1672, sans résultats. Ce " projet égyptien " constitue un lieu commun de la littérature prophétique et encomiastique tout au long du XVIIe siècle ( p. 303 ). Mais le réalisme politique l’emportait sans doute, qui fit répondre Pomponne à Leibniz que les projets de guerre sainte avaient " cessé d’être à la mode depuis Saint Louis " ( p. 305 ).

Enfin, le dernier chapitre est consacré au siège de Vienne par les Turcs en 1683, prélude à leur ruine, suivant le schéma prophétique ( p. 309-339 ). A ce moment de l’histoire impériale, la notion même d’Empire paraissait désacralisée et avait perdu toute vocation universelle. La paix religieuse d’Augsbourg de 1555 et celle de Westphalie en 1648 avaient admis la division politique et religieuse de cette " monstrueuse république " qu’était l’Allemagne et la Landeshoheit des princes. Des érudits comme Chemnitz ( 1605-1678 ) ou Pufendorf ( 1632-1694 ) proclamaient que les Habsbourg ne méritaient plus la couronne impériale et qu’une translatio imperii devait être effectuée au profit de la France. Au début du règne de Louis XIV, la participation française à la bataille du Saint Gotthard en 1664 confirmait peut-être cette ambition française ; la passivité officielle lors de celle du Kahlenberg peut alors apparaître comme un signe de renoncement. Le roi de France, qui pratiquait la stratégie de l’alliance de revers escomptait bel et bien la chute de Vienne ( témoin sa colère à la nouvelle de la déroute turque rapportée par l’ambassadeur de Venise en France ). Malgré les affirmations contraires des apologistes qui persistaient à en faire le sauveur de la chrétienté, le royaume Très chrétien devient, lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, la nation la plus haïe d’Europe ( p. 325 ). Paradoxalement, c’est peut-être au moment où le roi a renoncé à la couronne impériale que l’Europe dénonce avec le plus de vigueur sa politique impérialiste... La littérature anti-française voit en Louis XIV un nouveau Nabuchodonosor, voire l’Antéchrist sous la plume de Gregorio Leti ( 1630-1661 ). Le désir de sauver son image de champion de l’Eglise intervint probablement dans la révocation de l’Edit de Nantes ( p. 338 ).

Brillante, la conclusion vient, de manière très convaincante, balayer nos derniers doutes. Premièrement, l’auteur voit un point commun entre la naissance du rationalisme au XVIIe siècle et la persistance des vieilles traditions messianiques médiévales : à travers le désir de l’homme d’instaurer sur l’ensemble de la terre un nouvelordrelogiqueet scientifique ( que l’on retrouve dans le panthéisme de Spinoza ), c’est tout le monde concret qui se trouve réhabilité, redonnant à l’homme le sentiment de la valeur de son action. Cette glorification de l’homme et de son univers peut ainsi apparaître comme le fruit de l’anthropocentrisme de la Renaissance ( p. 342 ). Incarné par le parti dévot, le phénomène messianique relève pourtant d’une conception farouchement conservatrice ; inscrit dans le mouvement de la contre-réforme, il exprime bien davantage la survivance des idées politiques de l’âge des croisades que l’on retrouve dans la littérature héroïque de La Calprenède. En somme, les écrivains étudiés ne seraient, de l’aveu de l’auteur même, que des réactionnaires accrochés à des certitudes anciennes. Car, l’auteur le concède, leurs idées politiques sont bel et bien en régression au cours du XVIIe siècle. En revanche, en comparant avec le sébastianisme portugais ou le mysticisme impérial russe à la même époque, le messianisme français est d’une relative pauvreté et d’une imagination limitée, ce qui paraît contradictoire avec l’immense prestige sacré de la monarchie Très-chrétienne. Le cartésianisme, l’absence de formation en France d’une Eglise soumise au souverain, l’éloignement du péril musulman, fournissent là quelques éléments de réponse. Son déclin sous le règne de Louis XIV est à rapprocher de celui de l’astrologie, conséquence du progrès du rationalisme et à l’abandon des hiératiques cérémonies d’Etat ( entrées royales, lits de justice, etc. ) au profit des rituels de cour, plus ludiques et plus personnels ( cf. les travaux de Ralph Giesey ). Mais, plus profondément, c’est aussi " à partir du moment où les Français cessent de croire que leur roi est promis à un destin providentiel que se lézardent les fondements de l’institution monarchique ", prélude au grand désenchantement du XVIIIe siècle ( p. 352 ).

Au premier abord, la lecture d’un tel ouvrage laisse l’historien moderniste un peu perplexe : la confusion intellectuelle des auteurs et la diversité des justifications apportées au messianisme politique pose le problème épistémologique du décalage entre leurs rêveries mystiques et la réalité politique. On aurait aimé que les auteurs étudiés soient replacés dans le contexte d’une situation internationale particulière qui justifiât ou non de tels écrits. On aurait souhaité également une réflexion sur l’apport de la littérature prophétique à la pensée politique. Que traduisait-elle des aspirations populaires ? Quelle était son utilité sociale ? Ses lecteurs ? Son audience ? L’auteur aurait pu s’inspirer de la voie inaugurée par Henri-Jean Martin ou Roger Chartier en matière d’édition et de réception. Autant de questions que l’on aurait aimé voir évoquées autrement qu’en filigrane et qui font parfois regretter le monolithisme des sources. Car à l’évidence, les ouvrages des illuminés constituaient parfois un trouble à l’ordre international, allant même parfois à contre-courant, notamment lorsque s’impose peu à peu, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, l’idée de l’équilibre entre les nations. Mais même s’il n’épargne certaines redondances dues au choix d’un plan chronologique, l’ouvrage possède l’immense mérite d’avoir pénétré au cœur des systèmes herméneutiques des illuminés prophétisants de l’époque moderne. Surtout, au final, il emporte bel et bien notre adhésion en admettant que cette culture de louange immanente au caractère sacré de l’institution monarchique reflète surtout la vision des vaincus et qu’il serait vain de rechercher son efficacité politique. En revanche, il vient admirablement compléter nos connaissances du symbolisme monarchique et confirme l’importance de la pensée mystique dans la représentation du pouvoir.

Janvier 2001.


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