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Entretien avec Judith Miller

Bulletin N°13 - 8 janvier 2005
mardi 1er février 2005 Propos recueillis par Caroline Leduc et Antoine Verstraet le 10 novembre 2004 .
 

LE CHAMP FREUDIEN, SON ESPACE-TEMPS ET SES VISÉES

L’Ah Non : Judith Miller, vous êtes responsable du Champ freudien. Pourriez-vous nous le présenter en quelques lignes ? Qu’est-ce qui en a motivé la fondation ? Quels en sont les objectifs ? Les étudiants de psychologie peuvent-ils y avoir une place ?

Judith Miller : Soyons exacts. Le Champ freudien est un vaste ensemble dont je ne suis pas responsable, auquel je contribue activement avec des dizaines, et même des centaines d’autres. Il concerne des milliers de gens dans le monde entier. Sous ce signifiant Champ freudien s’inscrit toute la communauté de travail qui se réfère à l’enseignement de Jacques Lacan, celui par qui la psychanalyse existe encore aujourd’hui, comme le disait Serge Cottet en 1991 dans son intervention à la Rencontre Jacques Lacan, commémorant le dixième anniversaire de sa mort. C’est dans la collection du Champ freudien -aussi- que sont parues quelques-unes des interventions de cette Rencontre sous le titre Connaissez-vous Lacan ?, dû à Françoise Giroud.

Ce nom Champ freudien a été donné à cette collection par Jacques Lacan dès sa création au Seuil en 1966. Ce n’était pas la première fois que Lacan usait de ce syntagme, présent notamment dans l’Acte de fondation de son École en 1964. Jacques Lacan désigne par Champ freudien l’espace conceptuel et la pratique nouvelle qu’ont ouverts l’invention par Freud de la psychanalyse, et son hypothèse de l’inconscient. Champ est à entendre au sens de champ magnétique ou électrique, il indique que le sujet, comme l’électron n’est pas libre mais répond dans la contingence dont son parcours résulte, à des lois, celles du langage. Voyez le Séminaire XI de Jacques Lacan ou son texte, plus difficile, sur la Lettre volée d’Edgar Poe, par lequel il a choisi d’ouvrir ses Écrits en 1966. C’est important de voir aujourd’hui alors que l’on nous appelle à calculer et à quantifier, quel traitement, ô combien scientifique, est fait par Lacan de l’aléatoire, parfaitement compatible avec le travail analytique, celui de l’inconscient, puisqu’il en rend compte. Mais j’anticipe...

Donc font partie du Champ freudien toutes les Écoles de psychanalyse d’orientation lacanienne réunies dans l’Association Mondiale de Psychanalyse, et toutes les Sections cliniques, tous les Séminaires du Champ freudien (déterminants pour la formation des praticiens, et l’un des ciments grâce auxquels ces Écoles du Champ freudien se sont construites et consolidées), les Instituts dits « du Champ freudien ». Vous voyez que le Champ freudien est un petit monde, qui, fort de son étude, dans toute son ampleur, de la pensée de Jacques Lacan veut rester dynamique, vigilant et décidé à se reconquérir en permanence lui-même pour ne pas tomber dans la routine, et répondre aux surprises -bonnes ou mauvaises- que nous réserve le monde contemporain. J’anticipe encore ! J’espère que vous me donnerez l’occasion de parler un peu de ce que Lacan appelle « reconquête » du Champ freudien...

L’Ah Non : Vous évoquez là le mouvement de « reconquête » du Champ freudien qu’initie Lacan en fondant son École en 1964. Pourriez-vous effectivement nous parler de ce qu’il entendait par ce terme ?

Judith Miller : Cette reconquête en effet explicitement définie par Lacan dans la troisième Section des Statuts que Lacan a rédigés pour son École en 1964. Le chapitre « éthique » de cette troisième Section fait boucle avec la première qui concerne la psychanalyse « pure » et la seconde qui concerne la psychanalyse « appliquée à la thérapeutique », c’est-à-dire la pratique de la psychanalyse, en cabinet privé ou en institution.

Cette reconquête, Lacan lui-même l’a assurée, d’abord par son enseignement, dans le « retour à Freud » qu’il y a opéré, comme dans les avancées que lui-même a produites, non sans donner son attention à la littérature analytique qui lui est contemporaine. Grâce à Lacan, on peut lire Freud aujourd’hui sans faire toutes les impasses par lesquelles les dits « orthodoxes » aménageaient l’œuvre de Freud au point de la trahir, notamment sur la première topique, L’esquisse pour une psychologie scientifique, les Études sur l’hystérie, « L’introduction au narcissisme », les Cinq psychanalyses, et d’autres grands textes freudiens ; la pulsion de mort, et les notions même du surmoi et de pulsion (trieb). Ensuite par la fondation de son École -qui dit école, dit élèves. Enfin, et surtout, par sa pratique. Aujourd’hui cette reconquête se poursuit d’une part à travers les Écoles de l’AMP, d’autre part à travers le Champ freudien comme institution, qui travaille au premier chef à se reconquérir lui-même, et à donner à la psychanalyse la place qui lui revient dans la cité, mais aussi dans les pays dont elle était absente, notamment les pays d’Europe de l’est où l’État de droit est rétabli. Sur cette dernière activité, passionnante et de longue haleine, elle progresse lentement mais sûrement. Elle se fait maintenant en articulation de plus en plus étroite avec la New Lacanian School qui réunit les communautés de travail des pays d’Europe qui ne sont pas suffisamment grandes pour assurer à elles seules les finalités d’une École de psychanalyse. Si je commence à vous parler du détail de ce pan des activités du Champ freudien, je risque d’être intarissable... Là aussi le cas par cas est précieux, et donc indispensable.

Revenons à votre question qui concerne sans doute l’Association de la Fondation du Champ freudien créée par Jacques Lacan en 1979, et ce qu’on appelle « le Champ freudien » en France notamment dans le milieu psy où il a un impact certain, comme vous l’ont montré non seulement les « Forums des psys » qui nous ont permis de nous rencontrer, mais aussi la XXVIIe Journée du Cereda qui a eu lieu à Rennes le 17 mai dernier. Le premier article de ses statuts dit que la Fondation a pour finalité de contribuer à la diffusion de la psychanalyse et à son avancée. Jacques Lacan l’a pensée comme ne s’adressant (je commence à la façon de Derrida par une définition ni - ni) ni aux membres de l’École de psychanalyse, ni aux étudiants du Département de psychanalyse de l’Université de Paris VIII, ni à ceux des Sections cliniques. Elle s’adresse à tous les praticiens qui, dans la santé mentale, de l’infirmier au chef de service en psychiatrie, mais aussi bien du pédiatre à l’assistante sociale, en raison de la lourdeur de leurs tâches, souhaitent connaître comment la psychanalyse aborde la singularité de chacun et sa souffrance, qui l’a conduit à s’adresser ou à être adressé à quelqu’un, dans le privé ou dans une institution...

Le Champ freudien au sens étroit, en sont parties prenantes une multiplicité de groupes d’étude et de recherche, pour la plupart très locaux et pour cette raison constitués en réseaux nationaux, européens ou internationaux. Certains ont une thématique spécifique, comme le Cereda qui est l’acronyme de Centre d’Études et de Recherche sur l’Enfant dans le Discours Analytique, qui se dédie donc à la clinique des enfants ; d’autres soutiennent et favorisent un transfert de travail qui permet à ceux qui s’y impliquent d’avancer dans leur formation théorique, d’en éclairer leur pratique et de la modifier en conséquence.

Réunions (préparées), débats, Séminaires, Journées, Colloques, revues, bulletins, bibliothèques, sont les instruments de ce transfert de travail, qui démontre continûment sa fécondité. Le statu quo n’est pas l’apanage du Champ freudien mais plutôt le souffle (un petit Éole, dieu du vent, de Dürer, est son emblème, à chacun d’associer librement), voire le tourbillon. Cela ne veut pas dire qu’il virevolte, bien au contraire. Voyez : cette année à Rennes, c’était ses XXVIIe Journées que tenait le Cereda, créé il y donc un quart de siècle... Mais ce Cereda, comme chacune des instances du Champ freudien, n’a pas cessé de bouger, en gardant toujours son cap, a affronté vents et marées ; certains réseaux ont du céder, trop faibles pour les affronter, devant ce que le fil de la métaphore me conduit à appeler un raz-de-marée. Naissent généralement dans ces cas de nouvelles initiatives. Pour ce qui est des étudiants de psychologie, je ne suis pas sûre que sans pratique ils puissent apprécier ce dont rendent compte les travaux et les groupes du Champ freudien, les joies de la clinique psychanalytique ou éclairée par la psychanalyse. Je sais par contre que les activités du Champ freudien peuvent en décider à les goûter et les y préparer. On peut choisir de faire des études de psychologie pour bien des raisons, la rencontre de la clinique ne peut être que décisive pour tout étudiant. Avec le Champ freudien, il me semble qu’elle n’est jamais décevante aussi lourde soit-elle.

LA FORMATION CLINIQUE À L’HEURE DE LA SANTÉ MENTALE : SYMPTÔME versus TROUBLE

L’Ah Non : Les activités du Champ freudien peuvent ainsi participer de la formation du clinicien. Quel type d’enseignement est par exemple assuré dans les sections cliniques, et pour qui ?

Judith Miller : Les Sections cliniques, comme leur nom l’indique, forment à la clinique des praticiens de ce qu’on appelle la santé mentale -à l’heure actuelle ce signifiant de santé mentale est à mettre entre guillemets, depuis le rapport Clery-Melin et l’amendement Accoyer ; je dois dire que ce terme me parait pernicieux qui conduit à considérer comme malade celui qu’il tient pour non normal, du fait qu’il ne répond pas aux normes issues de moyennes et de courbes construites à partir de coordonnées souvent implicites, en visant a éliminer leurs dénommés « troubles ». De quoi sont-ils les troubles, si ce n’est de l’ordre établi ? Plus de poètes ni de poésie, plus d’inventeurs ni de science, plus de diversité ni d’échanges, dans une société qui vise à faire régner la santé mentale chez ses membres. « Tous pareils, et que ça tourne » ( nouvelle interprétation de « Silence !, on tourne ! »), tel en est le mot d’ordre. Cela relève d’un totalitarisme soft , mais d’un totalitarisme quand même, -haro sur l’exception, dont on fait tout de suite une classe, puis une sous-classe, et une sous-sous-classe, si bien que la ségrégation se reproduit indéfiniment ; on sait que cela ne peut durer, mais mieux vaut ne pas s’y risquer et mettre un holà à son installation, pour ne pas en baver excessivement ne serait-ce qu’un temps. La résistance et l’invention sont possibles et pas plus difficiles pour le moment que l’asservissement volontaire auquel certains psychanalyses convient par leur attitude pas même corporatiste, du type « après moi le déluge ».

Pour ma part, je suis encore kantienne et considère chaque jour davantage, sans doute parce que trois fois grand mère, que chaque adulte est responsable de ce qu’il leur lègue devant les générations futures. C’est ma version du jugement dernier.

L’Ah Non : Quelle distinction faites-vous entre les formations dispensées dans une École d’analystes, dans le Champ freudien et à l’Université ?

Judith Miller : Lacan n’a jamais parlé d’École de psychanalystes mais de Psychanalyse, ce qui est très différent. L’École de psychanalyse sert la psychanalyse, se fait responsable de maintenir son « tranchant », dit-il, à la découverte freudienne, elle l’affûte en permanence devant tout ce qui contribue à l’éroder, en restant toujours au plus près des modifications des donnes de la civilisation, comme en veillant à se maintenir elle-même en éveil.

Nous avons tous à lutter contre notre propre pente au sommeil. La bataille récente contre l’amendement Accoyer illustre la différence entre une École de psychanalyse et une école de psychanalystes : l’École de la Cause freudienne n’a pas défendu des intérêts professionnels, corporatistes, elle a défendu les principes mêmes de la psychanalyse et de sa pratique, elle n’a pas hésité à se solidariser avec d’autres professionnels pour faire barrage à l’agression que constituait cet amendement contre elle, mais aussi à la réduction des citoyens à des usagers et de ceux qui connaissent la souffrance humaine à des malades, à les priver de ce fait du droit de choisir à qui parler de ce qui leur est le plus intime, et donc à nous priver tous du droit de parler. La première bataille a été gagnée mais gagner une bataille, ce n’est pas gagner la guerre. Les associations de psychanalystes en France sont nombreuses à s’être compromises et à tenter de compromettre la psychanalyse de ce fait dans des tractations peu honorables, pour s’assurer que leurs membres auront encore une place ici ou là, dans la santé mentale, fut-ce au prix d’épouser les méthodes cognitivistes, les mises en formes statistiques, et toutes les manipulations qui conduisent à prôner les vertus de l’homme moyen, qu’elles auraient bien du mal à rencontrer puisqu’il n’existe pas. Accepter de renoncer à la clinique elle-même pour conserver des postes à de supposés cliniciens est pour le moins paradoxal. Ce n’est assurément pas être soucieux de la discipline analytique, de sa doctrine et de ses applications.

LA PSYCHANALYSE À L’UNIVERSITÉ : UN CHOIX DE FORMATION

L’Ah Non : Pensez-vous que l’enseignement de Freud et de Lacan a sa place à l’université dans la formation des psychologues cliniciens, comme c’est le cas à Rennes 2 ?

Judith Miller : Et comment ! Vous ne serez pas surpris de ma réaction, vous devez savoir que je connais quelques-uns de vos enseignants, que je les apprécie et en parle en connaissance de cause puisque j’ai pu travailler sur certains de leurs livres aux fins de les publier. Le dernier en date, collectif, Le réel en mathématiques, sous l’impulsion de Nathalie Charraud et de Pierre Cartier est fondamental. Il est fondamental que les psychologues cliniciens soient informés de la doctrine analytique et sachent que cette doctrine ne prend source que dans la clinique dont elle rend compte. Cette doctrine ne va pas sans une éthique et je suis convaincue qu’il est essentiel que les futurs psychologues cliniciens en soient avertis, qui leur permettra d’être responsables de leurs options et de leurs conséquences.

L’Ah Non : Dans les années soixante-dix, la psychopathologie telle qu’elle était enseignée dans les facultés de médecine, a pu se nourrir de la théorie et de la clinique psychanalytique.

Aujourd’hui, ce serait plutôt le cas des facultés de psychologie. Pourtant, celles-ci sont gagnées de plus en plus par les TCC, leurs protocoles et leurs évaluations aux critères scientistes. À l’avenir, n’y a t-il pas là un risque que nos formations de psychologues cliniciens se détournent totalement de l’enseignement de Freud et de Lacan, réduisant ainsi la pluralité des pratiques des psychologues ?

Judith Miller : Jacques Lacan a été le premier directeur du Département de psychanalyse de l’Université de Paris 8, qui est le seul Département de psychanalyse dans l’Université, à ma connaissance. Ce département statutairement précise qu’il de forme pas des psychanalystes, ni ne délivre de diplômes de psychanalyste, mais assure un enseignement qui porte sur les concepts de la doctrine analytique, ses courants, son histoire, ses articulations aux sciences et aux arts, etc. Je crois que les psychiatres, qu’il y ait ou pas d’enseignement de la psychanalyse en Faculté de médecine, même parmi les plus biologisants et chimiothérapeutes, quand ils ont un cas difficile, continuent de les adresser aux psychanalystes lacaniens qui, avec Lacan, ne reculent pas devant la psychose.

N’oubliez pas que Lacan n’a jamais cessé, sa vie durant, d’assurer une présentation de malade hebdomadaire à Sainte Anne. Les Sections cliniques poursuivent sur ses traces, et les présentations de malades sont devenues une tradition lacanienne. Il faut préciser qu’une présentation de malade telle que Lacan la pratiquait n’a rien à voir avec la présentation de malade telle que je l’ai connue étudiante en philosophie pour passer le certificat de psychopathologie et qui fit mon horreur ; elle transformait un amphithéâtre entier d’étudiants en voyeurs auxquels le ou la psychiatre faisait un clin d’œil quand était extorqué au patient le signe qui vérifiait le topo qui leur avait été fait de tel ou tel état pathologique. Pour ma part j’ai abandonné ces présentations à la deuxième, ce qui ne m’a pas empêchée de passer ce certificat car le cas à diagnostiquer était fait à l’aune du cours qui nous fallait apprendre.

Je ne sais pas bien comment se passent les choses aujourd’hui, je sais que l’enseignement de la psychopathologie est menacé, qu’une vague cognitivo-comportementale déferle dans l’Université française, que des laboratoires CC s’ouvrent. Ma conviction évidemment est qu’il est indispensable que les étudiants puissent faire la comparaison entre ce qui se dit dans ces cours et ce qu’ils entendent de ceux qui résistent à cette invasion et enseignent les notions qui rendent compte de l’expérience de la clinique psychanalytique et de la psychopathologie de la vie quotidienne. Cette comparaison leur permettra de choisir, ce sont deux approches incompatibles.

Si je prends l’exemple du symptôme, d’un côté l’objectif est de le faire disparaître selon un programme préétabli, un protocole comme on dit pour faire scientifique, le plus économique possible et donc le plus bref possible ; de l’autre la disparition du symptôme n’est pas le but -elle viendra cette disparition, Freud dit même qu’elle n’est pas souhaitable pendant un certain temps et s’excuse de l’apparente cruauté dont peut sembler relever une telle position : le désordre, le bruit que peut engendrer le symptôme n’est pas tenu comme devant être éliminé au plus vite ni réduit au silence pour que tout continue à ronronner sereinement ; la question est posée de ce que veut dire quelqu’un par son ou ses symptôme(s), ce sens est déterminer et seul le connaît à son insu celui qui en est l’émetteur. Il est propre à celui qui, tout en pouvant s’en plaindre et en souffrir, y trouve une solution singulière à la question qu’il ne peut immédiatement cerner, mais qui se pose à lui comme à tout un chacun et que je formulerais ainsi : est-ce que je veux ce que je désire ? Ce qui peut de ce côté paraître encore plus cruel, tient au démenti qu’il donne à la prétention d’éradiquer le symptôme : il y a de l’incurable, le symptôme au terme d’une analyse n’est pas celui du départ, et il est autrement vécu. Tout le monde sait ce que disait Freud : chassez le symptôme par la porte, il revient par la fenêtre. Ce n’est pas le symptôme qui est visé, mais son sens et il est une réponse, dont chacun peut obtenir de se faire responsable s’il décide de s’extraire de l’ignorance qu’il en a. C’est donc à vous, les étudiants et à tous ceux qui tiennent à ce qui est la surprise permanente de la clinique et le propre de l’homme, de faire barrage, de résister à l’uniformisation généralisée, à l’homogénéisation de l’enseignement universitaire et aux réquisits des TCC, qui sont de traiter les hommes comme des chiens, comme des usagers les citoyens, comme des perturbateurs les inventeurs, comme des malades ceux qui font l’expérience de la souffrance psychique. Refuser donc de stériliser comme le lait la créativité en chacun (que deviennent les poètes et les inventeurs dans le monde de normalisation par les TCC ?).

MENACES CONTEMPORAINES SUR LA PSYCHANALYSE

L’Ah Non : Les universités ont adopté la réforme LMD. Elle s’applique par exemple à Rennes 2 depuis septembre. Un des aspects de cette réforme est le souci de l’État d’évaluer et de valider régulièrement la bonne qualité des enseignements. Les critères retenus nous inquiètent effectivement, dans la mesure où ils pourraient conduire à plus ou moins longue échéance à réduire la pluralité théorique dans un sens purement univoque et utilitariste. Dans notre champ, ce sont bien les TCC qui risquent d’accroître encore leur influence à l’université, comme le proposait d’ailleurs un professeur de Bordeaux à la parution du rapport de l’Inserm. S’y articulant admirablement, un même esprit, nous semble-t-il, a inspiré les récentes modifications de l’exercice de la psychothérapie. Que pensez-vous de cette évolution ? Comment le Champ Freudien tâche-t-il pour sa part de résister à la menace qui pèse ainsi sur la psychanalyse ?

Judith Miller : J’ai anticipé, mais vous ne faites pas comme si rien ne s’était passé. La bataille contre l’amendement Accoyer a été gagnée, le Champ freudien avec toutes les associations que vous savez y a participé sans compter (c’est la cas de le dire !). Je ne vais pas dresser le tableau d’honneur, ni celui de la honte, où lister les associations qui ont collaboré à cet amendement ni celles -souvent les mêmes- qui n’ont rien fait pour imposer qu’un débat ait lieu à son propos, et qui une fois gagnée la bataille ont pu déclarer scandaleux que l’opinion publique ait été informée aussi largement qu’elle l’a été par ceux qui résistaient. Ces gens continuent certainement à fréquenter les couloirs des ministères et à faire des colloques en catimini, il n’en reste pas moins que l’amendement Accoyer a été mis à la corbeille à papier de la République française (et virtuellement des Commissions européennes). Il n’en reste pas moins que du rapport de l’Inserm ont été reconnues les faiblesses, les insuffisances, les erreurs méthodologiques, la partialité des conclusions, les soi-disant « malentendus » auxquels il a donné lieu. Ils n’ont pas osé le diffuser en librairie, il fallait passer commande pour l’obtenir. Il n’en reste pas moins qu’ils avouent que le ministère a été terrifié de l’ampleur et la vigueur du refus de l’amendement dès qu’il a été porté à la connaissance du public ; il n’en reste pas moins qu’ils ne sont pas très heureux d’avoir reconnu la profession de psychothérapeute, qu’ils sont obligés d’avouer que les études médicales ne donnent aucune idée aux médecins -à qui est donné le droit de prescrire des psychotropes- de la souffrance psychique ; il n’en reste pas moins que nous sommes tous d’accord pour dire que la portée de la loi se mesurera à l’aulne de chacun des décrets d’application et qu’il s’agit de ne pas baisser la garde mais de rester vigilants.

Si la première bataille a été gagnée, la guerre continue, et plusieurs batailles seront à mener, d’autant plus attentivement de notre part que nos adversaires vont y aller insidieusement, onctueusement, en montrant patte blanche pour mieux agresser. On les a entendus et ils essaient encore de faire passer ce gros mensonge : la psychanalyse n’était, n’est, et ne sera aucunement visée, et les psychanalystes encore moins. « Voyez la loi... » Le petit hic, c’est que le rêve de ce camp est de passer à la trappe toute prise en compte de la causalité psychique et d’imposer les TCC partout et à tous avec des arguments qu’il va leur falloir un peu dépoussiérer parce que leur scientisme, leurs chiffres, statistiques, courbes etc., en ont pris pour leur compte. Et cela ne fait que commencer : l’arbitraire de leurs critères ne trompe presque plus personne.

À nous de faire voir quelle vérité cache leurs classifications, à quelles finalités travaillent leurs évaluations, à quels intérêts et à quelles lâchetés répondent leurs propositions et leur pratiques. Notre combat n’est pas corporatiste mais pragmatique, de choix de civilisation et des principes touchant la façon de faire avec le réel et les semblants qui permettent de le supporter : nous avons aperçu que ces semblants, sous le visage de l’hygiénisme d’une santé mentale qui veut ignorer la causalité psychique, ne peuvent que le rendre plus insoutenable.

Il faut le démontrer. Je pense que la prochaine Rencontre européenne du Champ freudien sera à la hauteur de la tache, qui a pour titre « Les effets thérapeutiques rapides en psychanalyse ». D’ici sa tenue, les 25 et 26 juin à Paris, nous travaillerons à nous adresser à un public le plus large possible pour cerner d’abord ce qu’on entend par « effet thérapeutique ». Je ne vais pas faire un cours sur le symptôme. À Rennes, vous savez qu’éradiquer le symptôme est pure illusion : chassé par la porte, il revient par la fenêtre, et sous une forme tout aussi dérangeante, même aux yeux des normes établies.

L’Ah Non : Le plan Cléry-Melin, qui n’a pour l’instant pas de conséquences en termes légaux, évoque la nécessité d’un agrément d’État pour les organismes de formation permanente dans le champ de la santé mentale, sans préciser selon quels critères. Néanmoins, le ton de ce plan d’action laisse à penser que la liberté de choix de pratique pour les cliniciens pourrait être menacée. Dans le cas où cette orientation politique se concrétiserait, comment envisagez-vous de réagir ?

Judith Miller : Nous avons à agir avant d’avoir à réagir. Chat échaudé... Agir, c’est réfléchir, discuter, analyser, informer, revenir à des principes fondamentaux, les expliciter, les illustrer, -un cas a valeur de paradigme, voyez les Cinq psychanalyses de Freud. Nous avons un rendez-vous le 5 février à Paris : un nouveau Forum mettra sur le métier autour du « dossier médical partagé ». J’ose penser que d’autres Forums, pas trop, qui relèvent de l’action et non de la réaction, viendront après celui-là, à intervalles réguliers, qui permettront de réunir tous ceux qui sont décidés à résister à des entreprises dégradantes du type que vous craignez.

L’Ah Non : La mainmise croissante de l’évaluation, la volonté de mesure exhaustive des pratiques humaines, frappe de nombreux secteurs de la société civile. Dans ce tableau, quel rôle peut jouer la psychanalyse ?

Judith Miller : Son rôle est de remède au malaise dans la civilisation, cela ne veut pas dire qu’elle applique des pansements un peu partout, cela veut dire qu’elle relève d’une éthique qui ne propose pas à la convoitise de tout un chacun des gadgets aussi sophistiqués que la technologie en autorise la production au meilleur prix, mais permette que chacun quand il le faut dans cette course folle se demande s’il veut ce qu’il désire.

LE BIEN-DIRE

L’Ah Non : Les étudiants de psychologie lors de leurs stages, les jeunes psychologues au début de leur pratique, peuvent y rencontrer l’insuffisance du savoir universitaire, même sérieux : la théorie s’avère de peu de secours lorsqu’il s’agit de recevoir de la bonne façon la souffrance d’un sujet. C’est dans cette mesure que nous parlions d’une place éventuelle pour les étudiants dans le Champ Freudien. À ce désarroi, parfois, d’une clinique débutante, que pourriez-vous répondre ?

Judith Miller : Je crois avoir répondu. Béni est ce désarroi, celui qui le ressent est resté honnête : il ne nie pas qu’il ne sait pas, il constate qu’il y a lieu d’accueillir celui-ci ou celle-là sans préjugé, en l’écoutant, en trouvant comment lui permettre de vous parler et de se mettre au travail. C’est difficile, ce travail s’avère même insupportable si soi-même on n’en fait pas l’expérience personnelle et si avec d’autres on ne peut en vérifier le parcours dont il s’agit à chaque fois de rendre raison, de découvrir la logique et d’élucider les effets.

L’Ah Non : Le 30 novembre prochain, le documentaire de Judith du Pasquier « Nos inquiétudes » sera projeté à Rennes en votre présence. En guise d’invitation aux étudiants de psychologie de Rennes 2, pourriez-vous nous présenter cet événement ?

Judith Miller : J’ai vu ce film de Judith Du Pasquier en pleine bataille contre l’amendement Accoyer. Je ne pensais plus qu’à regarder, écouter, apprécier pendant sa projection sur le magnétoscope de ma belle fille. Une fois terminé, je me suis dit qu’il tombait pile. Je l’ai revu, et j’ai aussitôt eu l’idée de le faire circuler, d’en partager la joie avec d’autres ; ces autres lui ont donné le même poids que moi, j’ai alors pensé qu’il serait bien de demander à Judith Du Pasquier et à son producteur s’ils acceptaient qu’en soient données des projections publiques, une « tournée » a commencé dès le mois de mars à Bruxelles, puis Paris, puis Angers... et maintenant Rennes. Je ne veux pas en déflorer les surprises ; depuis, la revue la Cause freudienne a publié un entretien avec Judith Du Pasquier. La poésie de ce documentaire démontre l’irremplaçable du bien-dire (justesse des mots et du ton, pudeur et implication, tempo et choix des propos, mais aussi place de l’image), balaie la notion de santé mentale, et fait désirer qu’ait droit de cité l’analyse personnelle sans laquelle certains ne pourraient ni vivre ni même survivre.

L’Ah Non : Nous vous remercions de votre attention, et du temps que vous avez bien voulu nous accorder.