CULTURE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dien Bien Phu

Sous l’œil d’un cinéaste soviétique

Cindy Cao

L'oeil critique de Barberis et Chapuis - l'admiration de Vietnam Pictorial - sa complicité avec les grands hommes

 

Roman Karmen, producteur de films documentaires de l’ex-Union Soviétique, n’a jamais cessé de susciter la controverse. Cinéaste militant et ardent défenseur de la cause communiste, Karmen a traversé les moments-clefs du 20ème siècle. Au plus fort de la Guerre froide, il participe à sa manière au combat : il choisit l’image pour immortaliser la légende rouge. En 1954, son attention s’est tournée vers le Vietnam alors que les troupes du Vietminh engagent une lutte sanglante contre l’occupation coloniale des Français. Si ce dramaturge de l’idéologie révolutionnaire est lourdement critiqué en France, il est au contraire adulé au Vietnam aujourd’hui.

Karmen et Ho Chi Minh à la base de résistance du Viet Bac

 

En 70 minutes de pellicule, le documentaire intitulé Vietnam fait connaître au monde la volonté d’indépendance d’un peuple colonisé pendant près d’un siècle. La majeure partie du film est consacrée à la description de la guerre de résistance menée par le Vietminh et à la bataille décisive de Dien Bien Phu. L’œil de Karmen s’arrête sur les soldats et leur artillerie ainsi que sur les fermiers transportant sur leurs épaules des denrées et des armes vers le front en cyclo-pousse ou sur des radeaux de bambous. La caméra de Karmen capture également le général commandant Vo nguyen Giap, travaillant avec son équipe au poste de Muong Phang. La séquence la plus marquante : un soldat plante victorieusement le drapeau rouge étoilé au sommet du bunker du général français De Castries entouré de dix mille prisonniers français. Caméra vigilante au poing, Karmen focalise son objectif sur les visages apeurés des troupes françaises qui venaient juste d’échapper à la mort. En octobre 1954, Karmen arrive à Hanoi. Les troupes françaises préparent leur retrait de la ville et tournent la dernière page d’une longue période d’asservissement colonial. La dernière scène montre les visages victorieux, les fleurs et les drapeaux du peuple libéré.

L'oeil critique de Barberis et Chapuis

En France, Patrick Barberis et Dominique Chapuis se montrent extrêmement critiques face au metteur en scène soviétique. Ils s’attèlent à dénoncer dans leur documentaire Roman Karmen, un cinéaste au service de la révolution la vision propagandiste de l’auteur du film Vietnam et démontent ses images reconstituées. Une image est toujours une affaire de point de vue et Roman Karmen n’hésite pas à la façonner pour imposer sa marque à l’événement, estiment Patrick Barberis et Dominique Chapuis, également auteurs de l’ouvrage Roman Karmen, la légende rouge. En communiste convaincu, les photographies de Karmen dépeignent la guerre civile espagnole, la résistance soviétique contre les nazis, les camps de la mort, le procès de Nuremberg, l’émergence de Mao-Tsé-Tung, Ho-Chi-Minh, Fidel Castro, Salvador Allende… Et l’on aura beau jeu de remarquer son absence lors des purges de Staline, des invasions soviétiques de la Hongrie et de la Tchéquoslovaquie ou encore au moment des atrocités de la Révolution Culturelle chinoise. Ainsi, Karmen est vu par Barberis comme un correspondant de guerre partisan qui cadrait la réalité subjectivement ou même, qui la reconstruisait parfois. Et Barberis commente avec cynisme : « Il nous a légué quelques-uns des plans les plus forts de l’Histoire du 20ème siècle, si forts qu’il en a oublié qu’il en était l’auteur. »

L'admiration de Vietnam Pictorial

Le journaliste Lê Son du magazine officiel vietnamien Vietnam Pictorial affiche une vision toute autre : « Roman Karmen a reflété la loyauté du peuple vietnamien à travers des images vives et pleines de véracité. La nation entière se lançait dans une guerre de résistance pour défendre l’indépendance de la nation et son unification. Il a réussi à présenter au monde le Vietnam avec sa culture vieille de milliers d’années et son peuple brave et héroïque qui refusait de vivre en esclavage. »

Sa complicité avec les grands hommes

Roman Karmen peut se prévaloir d’avoir filmé les grands hommes de l’Histoire dont il s’est fait le confident : Staline et Mao, Nehru et Allende, Castro et Guevara mais aussi Ho-Chi-Minh et Giap. Dans ses mémoires, le cinéaste soviétique exprime toute son admiration pour son ami Ho-Chi-Minh : « Il y a des rencontres qui restent gravées dans l’esprit d’une vie entière et qui laissent une empreinte indélébile dans l’âme et dans le cœur. L’une d’entre elles était la rencontre entre Ho-Chi-Minh et nous. Nous avons suivis un petit chemin puis traversé une forêts de bambous, de palmiers et de bananiers quand nous avons aperçu un toit de chaume. Sur la terrasse de la hutte, un homme habillé en fermier s’est approché. Si nous l’avions rencontré quelques jours plus tôt sur un chemin ou dans un champ, nous l’aurions certainement pris pour un simple agriculteur. » Le Président Ho-Chi-Minh a accordé toute son attention au film de Karmen et lui a fournit les meilleurs conditions de travail tout en assurant la sécurité de l’équipe de tournage.

En 1954, le documentaire, devenu instrument de propagande, a largement été montré aux populations du Nord-Vietnam répandant, dans la foulée, l’espoir communiste. En mai 2004, il a été diffusé sur les télés vietnamiennes de tout le pays à l’occasion du 50ème anniversaire de Dien Bien Phu. Quant au documentaire critique des Français Patrick Barberis et Dominique Chapuis, il a inauguré le Mois du film documentaire à Hanoi en 2002 rapporte l’Agence Vietnamienne d’Information.

La légende rouge du cinéma

Né en 1906 à Odessa d’une famille d’intellectuel juifs, Roman Karmen entre au magazine Ogoniok à l’âge de 20 ans. Il filme par la suite les événements marquants de la Révolution Rouge : aux pays des Soviets d’abord, puis en Espagne aux côtés des républicains et ensuite en Chine lors de la guerre de résistance contre l’invasion japonaise. Peu après la rupture du pacte germano-soviétique, Karmen prend du galon au sein de l’Armée Rouge. Sa caméra immortalise la barbarie nazie, la défaite allemande et le procès de Nuremberg. Il témoigne aussi du siège de Leningrad, de la capitulation de Von Paulus à Stalingrad et du drapeau rouge planté sur le toît du Reichstag. Après le Vietnam, une nouvelle révolution s’annonce et Karmen se tourne vers Cuba pour réaliser sa dernière œuvre. Il meurt en 1978.