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Du bonheur d'être allemand - Michel Tournier se souvient d'un étrange pays


Juliane Keusch, traduction Benjamin Le Merdy, publié le 15.10.2008

On trouve en Allemagne de nombreux livres sur le voisin français, les plus connus sous la plume d'un certain Ulrich Wickert, le présentateur des actualités bien connu, écrivain doué à ses heures. A l'inverse, les Français étaient obligés il y a encore quelques années de chercher longuement avant de tomber sur un ouvrage actuel sur le  d'outre-Rhin. Michel Tournier a comblé cette lacune en 2004 avec son livre Le bonheur en Allemagne ? Ce livre est malheureusement trop peu connu, et ce, de part et d'autre du Rhin. On ne peut que le regretter, car un auteur comme Tournier qui écrit de manière si savante sur l'Allemagne aurait mérité plus d'attention. Cet écrivain n'a d'ailleurs jamais caché son attirance particulière pour l'Allemagne : « En vérité, l’Allemagne continue à me valoir – comme du temps de mon enfance, de ma jeunesse, de mon âge mûr – des tristesses et des joies, des blessures et des fleurs, des pertes irréparables et des richesses immenses. » 

Il semble bien qu'aucun autre intellectuel français ne connaisse aussi bien le voisin de l'Est. On connaît l'importance de ce penchant dans son œuvre au moins depuis la parution de son deuxième roman Le Roi des Aulnes en 1970, roman pour lequel il a obtenu le célèbre prix Goncourt. L'action de ce livre, principalement située en Allemagne, a entre autre pour cadre la deuxième Guerre Mondiale et le national-socialisme. Le bonheur en  Allemagne ?, dont des extraits ont été publiés en allemand sous le titre Meine Affäre mit Deutschland [Mon histoire d’amour avec l’Allemagne] dans le volume collectif Rendez-vous. Unsere Affäre mit Frankreich [ Rendez-vous galant. Notre histoire d’amour avec la France] et initialement été écrit pour les Discours de Weimar de 2006, démontre à nouveau cet intérêt pour l'Allemagne. 

En six chapitres, Michel Tournier dessine une Allemagne très personnelle, mélangeant allégrement ses expériences propres et les faits historiquement avérés. On y rencontre moins Tournier l'écrivain que Tournier l'homme, fils d'un germaniste, fils dont le manque de dons pour les langues désespèrent ses ambitieux parents, jeune homme qui, un des premiers civils à le faire, arrive dans une Allemagne complètement détruite par la guerre pour étudier la philosophie à l'université de Tübingen, l'adulte enfin, en contact permanent avec le pays voisin, que ce soit en tant que membre de l'Académie des Beaux-Arts à Berlin-Est ou dans le privé lorsqu'il dit regarder avant tout les chaînes de télévision allemandes.


Chaque phrase démontre qu'il s'agit là pour Michel Tournier d'une affaire très intime. Avec beaucoup d'esprit et une profonde connaissance historique, le voilà qui traverse les siècles de tête à tête franco-allemand, nous livrant des anecdotes incroyables, qui tantôt viennent confirmer des clichés bien courants, tantôt révèlent les contradictions entre l'image que se fait une nation d'elle-même et une réalité parfois bien moins glorieuse. 

Il rapporte ainsi les us tyranniques de Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, certes entré dans les livres d'histoire comme l'inventeur de l'Etat prussien où le roi est le premier serviteur de l'Etat, balayant ainsi le modèle de souveraineté du Roi soleil, en privé cependant connu pour être un mauvais coucheur. En bon Hohenzollern, il ne se mettait jamais à table sans ses deux pistolets et n'hésitait pas à ôter un œil d'un coup de feu au serviteur commettant un impair. Un exemple parfait de savoir-vivre prussien ! 

Les lointains souvenirs personnels de Tournier ne sont pas en reste en matière d'histoire peu communes. Il y a par exemple ce camarade retors de Tübingen qui trouve une manière particulière d'échapper au manque de vivres de l'après-guerre. Le gredin se fournit en sang de cheval auprès de l'Institut Pasteur, déchet issu du processus de production de vaccins, et en fait du boudin. Il invite alors son camarade français au festin, non sans fierté, un geste qui témoigne à la fois du pragmatisme prussien et de la possibilité d’une entraide franco-allemande dans des temps difficiles, au-delà de toute haine ou hostilité. 

Tournier se moque des vertus idéales dont se parent les Allemands, souriant avec bienveillance, comme un père qui remet son enfant à sa place tout lui en ayant déjà pardonné. En y regardant de plus près, il semblerait ainsi que l'ordre, la propreté, le travail, la raison et l'efficacité y soient les qualités les moins représentées. On apprend ainsi que le salarié allemand moyen serait celui qui, en Europe, travaille le moins, que les magasins y sont fermés dès le samedi et que la ponctualité des trains. 

Mais il ne critique jamais sans balayer devant sa porte : la légèreté, l'esprit et la finesse que les Français s'attribuent ? On les trouve également représentées chez les auteurs allemands. De toute manière, ses compatriotes ont l'orgueil démesuré de vouloir en remontrer au monde entier. 

Le livre est ainsi une école pour les deux nations. Pour les Français auxquels il tend un miroir en leur décrivant l’autre « Grande Nation » de l’Europe qui ne leur cède en rien en grandeur culturelle et politique. En ces temps où  la mondialisation fait peur, où  l’unification de l'Europe devient poussive il invite les Allemands, à suivre l'exemple de l'auto-dérision française et à ne pas toujours tout prendre au sérieux, à commencer par eux-mêmes. 

Seule fausse note à propos de ce livre si convaincant par ailleurs : on aurait aimé que Tournier fût plus économe dans la mise en scène de sa propre personne. Le lecteur a en effet l'impression par endroit que l'Allemagne n'est pas tant le personnage principal de cette pièce qu'un simple décor pour le théâtre de ses souvenirs personnels. Quoi qu'il en soit, c'est une lecture instructive qui met l'eau à la bouche, qu'on peut dévorer d'un seul trait ou déguster en gourmet chapitre après chapitre Ulrich Wickert n'aurait pas fait mieux.

 

A lire :

Michel Tournier (2006): Le bonheur en Allemagne ? Paris: Éditions Gallimard. 

97 Pages. ISBN 2-07-030799-9

Photo : Maison d'éditions de btb/Munich




Pot-pourri de champignons vénéneux : Birgit Vanderbeke nous emmène une nouvelle fois en voyage dans la province française


Lea Stephan, traduction Magali Girault, publié le 01.07.2008 

Birgit Vanderbeke a réalisé ce qui pour beaucoup d'autres n'est qu'un rêve. Depuis plus de 15 ans, l'auteur, lauréate du prix littéraire allemand Ingeborg Bachmann, vit et travaille dans le Sud de la France. Elle s'est servie de ses expériences avec la région et ses habitants pour écrire des récits, des livres de cuisine et même le guide de voyage Gebrauchsanweisung für Südfrankreich (Mode d'emploi pour le Sud de la France). Dans ce livre, elle conseille au lecteur de se détacher des images de champs de lavande et de s'ouvrir à la réalité. Car « le Sud devient intéressant dès que l'on prend conscience du fait que des gens y vivent et de la manière dont ils vivent ». Elle conclut en écrivant : « Le Midi est tout simplement fait sur mesure pour le bonheur. Si on fait attention à certaines choses. »

Le dernier roman de Birgit Vanderbeke, Die sonderbare Karriere der Frau Choi (L'étrange carrière de Madame Choi), se déroule lui aussi dans le pays d'adoption de l’écrivain, et son héroïne semble très bien connaître le contenu du guide de voyage. Dès le début, elle fait tout comme il faut, même si les méthodes avec lesquelles elle atteint ses objectifs sont parfois un peu bizarres.

L'histoire commence en 1989 et conduit le lecteur dans la ville de M**, un village de province tellement paumé que même les hordes de touristes estivaux y sont rares.

Les habitants s'entêtent à croire encore à la Dame blanche et aux loups-garous et, une fois la nuit tombée, ils préfèrent rester chez eux en écoutant le vent qui siffle autour des maisons. C’est précisément là que se retrouve Mme Choi : elle débarque un beau jour à M** avec son fils et sa pension de veuve et achète l'une des maisons les plus délabrées du village. On apprend que son mari était néerlandais et qu'il est décédé dans des circonstances mystérieuses. Un mystère plane autour de Madame Choi , tout le monde le sent mais personne ne peut dire ce que c'est. Elle fume des cigarillos, répond aux questions par des questions et reste toujours polie et détendue.

Mais le personnage de Birgit Vanderbeke ne se contente pas d'être mystérieuse, elle est aussi une cuisinière talentueuse, une experte en mycologie et une personne pleine d'énergie. La méfiance générale se transforme très rapidement en admiration et ses plats font le délice des gourmets français. Cependant, la passionnée de champignons veut plus que ça. Elle a une idée qui doit porter le nom de « Babguagup » et devenir son restaurant. Elle achète très vite un champ de pruniers pour y cultiver les produits nécessaires, devient la nouvelle propriétaire d'une ancienne filature et la fait rénover selon les plans d'un célèbre architecte japonais.


Le village de M** commence à devenir connu. Gourmets et fans d'architecture asiatique viennent en pélerinage au « Babguapup » qui occupe rapidement la première place des classements dans les journaux spécialisés, avec des plats appelés « Jap-Cheas », « Kalbi-Chims » et « Sinsollos ». Mais Madame Choi n'est pas la seule à en profiter. L'aide au développement est une réussite et l'économie de M** connaît un véritable essor. On y construit des auberges, on s'intéresse de nouveau aux anciennes légendes, les habitants se souviennent de leurs idées anarchistes, et un papillon rouge joue également un rôle.

On se croirait dans un conte moderne, s'il n’y avait pas ces trois meurtres. Les victimes sont toutes des hommes dont les délires égotiques mettent en danger non seulement les projets d'épanouissement de certaines femmes et la bonne entente du village mais aussi la carrière de Madame Choi. Le premier à y passer est le maire de M**. Il sympathise avec Paris, et Paris veut faire de M** un terrain d'essai pour avions militaires. L'agonie du maire est courte et il est impossible de déterminer la cause de la mort.

Que les fans de romans policiers le sachent : le lecteur est très vite sur la bonne piste, le flair policier s'avère superflu. Quelques connaissances en médecine légale pourraient servir dans la seconde moitié du livre, sans être pour autant indispensables. Un corinaire resplendissant, un champigon toxique, a été vu dans l'assiette de la seconde victime, décédé peu de temps après son ultime repas au « Babguagub ». La légiste exige une enquête en bonne et due forme.

C'est impressionnant tout ce que Birgit Vanderbeke a réussi à faire tenir dans ce petit roman de 124 pages. En le lisant, ceux qui connaissent l'univers de l'écrivain vont y retrouver de nombreux thèmes familiers. On sent que c'est avec plaisir qu'elle a rassemblé ses sujets préférés pour en faire un pot-pourri multicolore. L'art culinaire, son amour pour le sud de la France et ses habitants entêtés jouent leur rôle, de même que la « self-made woman », des adolescents sympathiques et des meurtres faciles à digérer. Parmi les ingrédients, on peut aussi citer la philosophie d'Extrême-Orient, une pincée de l'esprit rebelle de mai 68, y compris des idées féministes, et le thème du tourisme. Théoriquement, il devrait y en avoir pour tous les goûts mais malheureusement, le concept ne prend pas vraiment.

La couleur est certes garantie par la profusion des thèmes, mais il est impossible d'identifier un goût précis. Le manque de consistance du personnage principal, qu'on croirait tout droit sorti d’une estampe japonaise, passe encore. Si l'on s'appuie sur la philosophie Feng shui, Madame Choi représente la pièce vide censée assurer un flux d'énergie saine. Mais les autres personnages manquent aussi de netteté, l'intrigue criminelle manque de suspense et le sourire diabolique qui apparaît entre les dernières lignes du livre laisse le lecteur plus indifférent qu'amusé. Seul le style caractéristique de Birgit Vanderbeke, plein d'ironie et de laconisme, donne au récit sa cohérence et fait de la lecture de ce roman, malgré les nombreuses critiques, un passe-temps agréable. Mais ceux qui cherchent l'inspiration pour leurs projets de vacances ou d'expatriation trouveront plutôt leur bonheur dans le guide de voyage cité plus haut : Gebrauchsanweisung für Südfrankreich.


Birgit Vanderbeke, Die sonderbare Karriere der Frau Choi, S.Fischer, 2007, EUR 16,90

Birgit Vanderbeke, Gebrauchsanweisung für Südfrankreich, Piper, 2002, EUR 12,90

Photo: Maison d'éditions de S. Fischer




Une pomme de discorde pour la critique littéraire : le roman de Jonathan Littell Les Bienveillantes et sa réception des deux côtés du Rhin


Simone Brink, traduction Benjamin Le Merdy, publié le 15.06.2008

Personne n'arrive à s'accorder à son propos : à Berlin comme à Paris, on se querelle dans les pages culturelles des journaux et entre critiques littéraires à propos du premier roman de l'auteur franco-américain Jonathan Littell, Les Bienveillantes. Alors que la période la plus intense du débat est entre temps retombée, cette épopée sur fond d'holocauste reste une pomme de discorde que se renvoient la critique littéraire, les historiens et ceux qui, comme à leur habitude, y voient l'occasion d'être sous les feux de la rampe.

Ce roman offre en effet un terrain de jeu que les professionnels de ce genre de débat, la critique journalistique et les experts, ne sont pas les seuls à se partager. Il est également un mets de prédilection pour tous ceux qui profitent du thème du national-socialisme pour attirer l'attention, le roman étant constitué des mémoires d'un ancien officier SS entre 1941 et 1945, Max Aue. Le personnage de Littell, réfugié en France à la fin de la guerre, décrit, bien des années plus tard, son rôle dans les luttes de pouvoir des nazis, en faisant le récit minutieux d'émotions, d'éjaculations et d'exécutions.

Depuis novembre 2006, date à laquelle le roman reçut le Prix Goncourt et qui le vit en tête des ventes durant plusieurs semaines, le livre est devenu incontournable pour la critique, et l'est encore aujourd'hui. Plus aucun critique ne pouvait se permettre d'ignorer le best-seller dont le prix littéraire garantissait la qualité, d'autant plus qu'il a convaincu plus de 800 000 lecteurs français jusqu’à aujourd’hui.

En réponse à l'hypermédiatisation des Bienveillantes en France, les critiques allemands se saisirent eux aussi du titre le plus important des nouvelles parutions littéraires françaises. Il était évident que l'Allemagne serait contrainte et forcée de se mêler d'un sujet comme le Troisième Reich. La parution de la traduction allemande à la maison d'édition Berlin Verlag a relancé le débat où la note dominante est cependant beaucoup plus critique qu'en France.


Même si les analyses françaises, assez partagées, ne turent ni leurs réserves ni leurs reproches, ils jugèrent dans l'ensemble le roman de manière nettement plus positive que leurs collègues allemands. Il n'y a guère que la perspective originale de Littell que la critique allemande, dans la plupart des cas, salue avec autant d'enthousiasme que la critique française.

En effet, jusqu'à aujourd'hui, la littérature reculait devant un récit de l'holocauste du point de vue d'un acteur et planificateur majeur du meurtre de masse. Aussi bien en France qu'en Allemagne, le fait que Littell adopte pour son héros la position d'un des principaux responsables du génocide, et non pas celui d'un simple suiveur et donc du collaborateur, a été salué du côté allemand comme du côté français. On reconnaît en majorité l'entière nouveauté de ce regard sur l'holocauste, mais les recoupements entre la France et l'Allemagne s'arrêtent là.

Qu'un auteur juif ose donner vie à un Hitler, un Göring ou un Eichmann imaginaire, qu'il affuble en outre son nazi exemplaire de caractéristiques personnelles telles que sa propre date de naissance, aurait pu enflammer la discussion lancinante et bien connue en Allemagne, la théorie qui voudrait que la communauté juive chercherait à se venger de ses assassins historiques. Il est particulièrement heureux que la critique allemande ne soit pas tombée dans ce piège.

Ce sont d'autres aspects qui retiennent son attention. Il y a d'abord le manque de sympathie témoigné au lecteur obligé de se frayer un chemin à travers ce roman long ou plutôt lourd de 1 000 pages et sa masse luxuriante de détails historiques. Les innombrables lieux historiques (ni Stalingrad ni Auschwitz n'échapperont au personnage principal) mettent les nerfs du lecteur à rude épreuve et rendent l'histoire peu crédible. Car, s'il faut saluer les recherches préparatoires au travail d'écriture à travers la lecture des archives, des multiples protocoles, ordres et autres documents, la richesse de l'arrière-plan historique rend la lecture particulièrement laborieuse.

On se demande même si la précision obsessionnelle de l'auteur, sa connaissance apparemment sans faille de cette guerre d'extermination ne sont pas là pour dissimuler le manque de densité psychologique de ses personnages. Plus on avance dans le roman, plus cette intuition devient certitude. En effet, Littell, au lieu de créer des personnages crédibles, remplit des pages d'informations historiques. À cela s'ajoute qu'il se sert bien trop fréquemment et avec une facilité bien trop grande des sources historiques sans les retravailler littérairement. Il est impossible aux personnages, ceux du haut de la hiérarchie, Hitler, Himmler, Häfner, en passant par Speer et Janssen, tout comme aux petits gradés, d'être traités autrement que superficiellement : étouffés, ils croulent sous la masse des sources historiques.

Le deuxième aspect auquel s'est attachée la critique est le motif littéraire bien connu de l'intellectuel meurtrier, apparu au plus tard sous la plume de Thomas Mann dans son Le Docteur Faustus. Tout comme la quantité d'informations historiques semble illimitée, l'intellectualité exacerbée que les protagonistes arborent comme un trophée n'est pas moins indigeste pour le lecteur.

Par leur présence permanente et bien trop appuyée, et par la même artificielle, l'un comme l'autre provoque l'écœurement du lecteur. On se lasse à la longue de la culture humaniste hors norme des protagonistes qu'on nous livre à la faveur des dialogues, citations et autres remarques savantes. Quant au personnage principal, Max Aue, plus ses citations des grands esprits se font à propos, plus son grec ancien se fait fluide et plus il brille par l'étendue de ses connaissances qui vont de la psychanalyse à la musicologie, plus il devient une marionnette dénuée de substance.

Ce manque de crédibilité et le rappel constant du haut degré de culture de son personnage rendent caduque le projet initial de Littell ou du moins le mettent à mal : montrer qu'un intellectuel peut cacher un monstre sanguinaire. Ceci est regrettable quand tout dans l'intention de l'auteur est louable, et même noble. Cela ne serait au fond pas si grave, n'étaient les conséquences regrettables de l'hyperintellectualisation du protagoniste, dont les échos raisonnent à travers tout le roman.

Car, en faisant de Max Aue non seulement un intellectuel, mais aussi un homosexuel et une personne aux origines obscures, en bref un personnage hors norme, Littell argumente en faveur de la vieille idée selon laquelle les nazis auraient été en dehors de la normalité. Il vient ainsi renforcer la théorie qui voudrait voir dans le national-socialisme une anormalité humaine, venue au monde plus ou moins par hasard. Ce faisant,  le roman passe complètement à côté de l'idée selon laquelle la capacité, la tendance, encouragée dans certaines conditions, qui est commune à l'ensemble des hommes, quand il s'agit de prendre des mesures ségrégatives, de stigmatiser et d'assassiner et qui font que le national-socialisme n'est pas une coïncidence isolée de l'histoire. En présentant le nazi Max Aue sous les traits d'une personnalité hors norme et ce faisant, l'assassin comme un être anormal, le roman est du point de vue historique un recul sans précédent, d'autant plus qu'aucun fait historique nouveau n'est  présenté.

Reste un roman sans grande envergure littéraire qui fourmille d'éléments pornographiques, de kitsch et de décors éculés. Bien qu'il soit en France – et cela sera probablement le cas en Allemagne – un succès commercial et journalistique, le bruit autour de ce livre suffirait à en conseiller la lecture, pourtant du point de vue du contenu, le lire n'a rien d’obligatoire.

Jonathan Littell (2006): Les Bienveillantes. Paris: Éditions Gallimard. 903 Pages. ISBN 207078097X




Pour une poignée de Gitanes : la vie de Serge Gainsbourg


Sandra Wickert, traduction Moira Berger, publié le 01.04.2008

Chanteur, parolier, compositeur, acteur, réalisateur, écrivain, provocateur : plus d'une décennie et demie après sa mort, les Français considèrent toujours Serge Gainsbourg comme le génie de la culture pop et de la chanson françaises. Toutefois, en dehors de la France, on n'associe souvent son nom qu'au hit « Je t'aime (moi non plus) » et peut-être à quelques autres scandales et histoires de femmes. C'est en lisant la biographie de Gainsbourg, Pour une poignée de Gitanes de Sylvie Simmons, qu'on apprend que son œuvre musicale était cependant complexe, qu'elle touchait à tous les genres et se redéfinissait sans cesse. 

Des biographies du « héros populaire » français, il en existe déjà plusieurs. Le choix d'ouvrages pas toujours faciles à lire – surtout si on ne maîtrise pas le français – va de monographies arides à la création de légendes quasi-aventureuses. Une Anglaise a donc entrepris d'examiner l'’artiste « de l'extérieur », c'est-à-dire sans l'influence du regard français et de le présenter à un nouveau public profane. Une chose est claire : elle a réussi. 

La lecture de Pour une poignée de Gitanes est facile, rapide, passionnante et agréable. Pour un admirateur intellectuel, le fait que la langue relève d'un style tout de même très populaire et qu'on a parfois l'impression d'être assis dans un salon de coiffure et de lire un journal à sensations qu'on ne toucherait évidemment jamais à la maison peut provoquer un léger choc.

Ce sentiment n'est pas le fruit du hasard : l'auteur est journaliste musicale et on econnaît à son style qu'elle a l'habitude de travailler pour des revues et des magazines, uniquement toutefois pour ceux dont la réputation est irréprochable, comme Sounds ou Rolling Stones. 

Tous ces éléments contribuent à rendre cette autobiographie crédible. Au lieu d'austères descriptions, le lecteur a l'impression que Simmons le prend par la main et le transporte avec une machine à remonter le temps vers les différentes périodes de la vie de Gainsbourg. On accompagne le petit « Lulu », comme le nommait la mère de Serge, qui s'appelait en fait Lucien, à travers les années marquantes de son enfance, dans un ordre approximativement chronologique. On apprend comment, fils d'immigrés juifs ukrainiens, il grandit dans des conditions modestes et on assiste au moment-clé magique où le môme de huit ans est, pour la première fois, comme foudroyé par la beauté d'une femme.  

L'auteur reprend aussi des évènements marquants comme son adolescence qu'il passa avec l'étoile jaune au revers de sa veste et, suite à cela, le refuge qu'il trouva dans l'art et la littérature. 

Le livre donne la priorité aux deux aspects principaux de la vie de Gainsbourg : la musique et les femmes. Tout comme ces deux pôles sont indissociables, l'auteure s'y entend aussi pour examiner ces deux phénomènes, non pas isolément mais en nommant les nombreuses relations et entrecroisements les reliant l'un à l'autre. Pour fuir la routine de son premier mariage, Gainsbourg accéda, par la voie de l'art, à un travail en tant que pianiste de bar jusqu'à ce qu'il sorte finalement son premier album. 

La jalousie de sa seconde épouse fut responsable d'une fièvre de travail extraordinaire engendrant d'autres disques : comme elle ne voulait pas qu'il traîne la nuit dans des bars obscurs, elle lui offrit un piano à queue et Gainsbourg composa dès lors comme un enragé. Il y eut même des femmes avec lesquelles l'« érotomane » n'était lié  que platoniquement, comme Marianne Faithful; des femmes qui lui firent une réputation de séducteur, comme Brigitte Bardot; des femmes qui chantèrent ses chansons comme Catherine Deneuve ou Juliette Greco. Et des femmes qui l'accompagnèrent toute sa vie et veillèrent à ce qu'il se nourrisse régulièrement les dernières années de sa vie, comme son grand amour Jane Birkin. 

C'est aussi elle qui donne à ce livre une saveur particulière grâce à ses nombreux souvenirs, anecdotes et petits secrets. Elle ne porte pas Gainsbourg aux nues ni ne le diabolise. Au contraire, elle donne au lecteur un petit aperçu de la belle et difficile vie avec un héros national français. 

Sylvie Simmons a réussi à rendre une image sincère, détaillée de l'identité complexe de Serge Gainsbourg en 320 pages. Son souci de libérer l'artiste au niveau international de son image réduite à son rôle d'auteur de « Je t'aime » est encore renforcé par la traduction de ses textes de chansons et de maintes citations originales. 

Une poignée de Gitanes est un bout d'histoire contemporaine qu'on peut aussi recommander à ceux qui ne connaissent pas Serge Gainsbourg car il s'agit, pour reprendre les mots de la légende musicale Lou Reed, d'un « excellent piece of writing ». 

Sylvie Simmons, Serge Gainsbourg – Pour une poignée de Gitanes, Paris, 2004, Camion Blanc éditions

Photo: Camion Blanc éditions




Un Français s’installe dans le cœur des Allemands: Le voyage d'Hector ou la recherche du bonheur de François Lelord


Nina Reichow, traduction Céline Maurice , publié le 15.12.2007      

Peu de thèmes ont été autant traités dans les livres que le bonheur, et un regard sur les nouvelles publications de ces dernières années montre que les ouvrages sur ce thème sont toujours d'actualité. Les auteurs cherchent aujourd'hui plus que jamais des réponses à la question de ce qu'est le bonheur et de comment l'atteindre. L'ouvrage d'un auteur français propose une approche inhabituelle de ce thème : Le voyage d'Hector ou la recherche du bonheur, de François Lelord. Ce livre est paru en 2002 en France et a été vendu dans 14 pays. Il a conquis comme un ouragan les listes de best-sellers allemandes, où il est resté pendant plus de 120 semaines parmi les premières places.

Le texte est paru il y a peu en français dans la « collection rouge » de Reclam. Cette édition en langue étrangère, parue sous le titre original, est  meilleur marché que la traduction allemande en livre de poche, et facilite la lecture par de nombreuses explications de vocabulaire. Une postface et des références bibliographiques abondantes offrent de plus aux lecteurs intéressés des informations complémentaires.

« Il était une fois un jeune psychiatre qui s'appelait Hector et qui n'était pas content de lui. » Les premières lignes révèlent déjà que le lecteur vient de plonger dans un conte. Il lit l'histoire d'Hector, qui n'est pas satisfait de son travail de psychiatre parce qu'il ne peut pas toujours aider ses patients – particulièrement ceux qui ne sont pas réellement malades mais simplement mécontents de leur vie. Il aimerait comprendre ce qui rend les gens heureux ou malheureux. Il emmène le lecteur dans un voyage autour du monde. Hector rencontre de vieux amis, fait de nouvelles connaissances et finit par rentrer à la maison. En chemin, il a noté 22 leçons sur le bonheur et vécu de nombreuses situations qu'il intègre désormais aux entretiens de son cabinet. Et à la fin, tout semble aller pour le mieux, comme il se doit dans un conte, car Hector épouse sa petite amie de longue date : « Alors ils se marièrent, ils vécurent heureux et ils eurent un petit garçon qui devint psychiatre comme son papa. »

Le livre s'adresse à des adultes, car il traite de nombreux problèmes de la vie quotidienne, du début à la fin. Le monde stylisé rend compte de nombreuses embûches sur le chemin du bonheur – du burn-out syndrom à la dépression en passant par l'incapacité à créer des liens. Ces phénomènes, tout comme les étapes du voyage d'Hector, ne sont cependant pas nommés concrètement. Mais même ainsi, le lecteur peut derrière les descriptions identifier des lieux en Europe, en Asie, en Afrique et aux États-Unis. Lelord enchante ses lecteurs par une langue simple, enfantine. Il attire l'attention sur des situations quotidiennes typiques et renonce à des descriptions détaillées et à des intrigues complexes. Au lieu de digressions scientifiques ou philosophiques apparaissent des expériences personnelles et les rencontres d'Hector avec d'autres.

On remarque que ce livre est de la plume d'un psychiatre. Et pourtant, il n'est pas conçu de prime abord comme un livre de conseils sur le bonheur ou de développement personnel, mais bien comme une histoire fictive très agréable à lire, au cours de laquelle de petites observations sur le bonheur se font d'elles-mêmes. Psychiatre, observateur et oreille attentive, Hector sait tirer profit de ses expériences. Sa vision du monde révèle des sentiments et des perceptions qui, dans le monde des adultes, restent souvent non exprimées.

Le lecteur s'identifie à certaines des expériences que fait Hector ; d'autres lui étaient encore inconnues. Chaque leçon dont Hector prend note pendant son périple est pour le lecteur l'occasion de réaliser le grand nombre de possibilités pouvant conduire au bonheur. C'est ce qui  ce texte : Lelord ne tente pas de définir le bonheur ou de déterminer un chemin qui serait le seul à emprunter. Le lecteur en est reconnaissant à l'auteur et tire de sa lecture une 23e leçon : le bonheur est différent pour chacun.

François Lelord, Le voyage d'Hector ou la recherche du bonheur. Reclam € 5,60, ISBN 978-3-15-019721-9

Foto: Reclam


Encadré infos : François Lelord


François Lelord, né le 22 juin 1953 à Paris, est psychiatre, comme son père. Après son doctorat, il travailla un an en Californie, puis à Paris – d'abord en tant que chef de clinique puis plusieurs années dans son propre cabinet. Il le ferma en 1996, voyagea beaucoup et travailla jusqu'à 2004 comme conseiller de services du personnel. Après des années passées au Vietnam et en Californie, il vit à présent comme auteur indépendant à Paris. En plus des volumes des aventures d'Hector, grâce auxquels il a été reconnu internationalement, Lelord a publié plusieurs ouvrages spécialisés. 

La trilogie d’Hector : 

François Lelord, Le voyage d'Hector ou la recherche du bonheur, Odile Jacob, 2002. 

François Lelord, Hector et les secrets de l'amour, Odile Jacob, 2005.

François Lelord, Le nouveau voyage d'Hector : À la poursuite du temps qui passe, Odile Jacob, 2006.

Foto: Reclam




Marissal Bücher – une librairie allemande à Paris


Barbara Hilz, traduction Juliette Rime publié le 15.12.2007

Qui fréquente la librairie parisienne Marissal Bücher pénètre dans un autre monde. Pas uniquement parce qu'on y entend parler allemand, mais aussi parce que l'ambiance a quelque chose de différent. Tout est calme, les gens parlent à voix basse et l'on peut sentir l'odeur des livres. Ceux-ci sont empilés jusqu’au plafond. Du haut de son poster, Kafka observe l'animation qui règne dans la librairie ; de temps en temps, on entend claquer les perles de bois du rideau qui sépare l'arrière-boutique du commerce. 

La librairie fait figure de petite île exotique au beau milieu d'un Paris s'affairant et au rythme souvent hectique. Elle se situe dans la rue Rambuteau, juste à côté du Centre Georges Pompidou, entre brasseries et papeteries vendant des cartes postales avec la Tour Eiffel vue sous tous les angles. Debora Baptiste, qui travaille dans la librairie, raconte que le magasin existe déjà depuis 25 ans à Paris. En Allemagne, la famille Marissal travaille depuis des générations en librairie ; la maison mère se trouve à Hambourg. 

Il y a beaucoup d'habitués, des Français et des Allemands vivant à Paris, qui connaissent la librairie depuis des années et qui viennent s'y approvisionner en littérature allemande, qu'il s’agisse des dernières parutions ou de classiques. On y croise des professeurs d'allemand, des étudiants et des élèves, mais aussi des personnes ayant envie de faire plus ample connaissance avec la littérature allemande, qui veulent apprendre la langue ou projettent un voyage en Allemagne et qui ont besoin d'un bon guide touristique ou encore de conseils. La librairie attire également les touristes allemands qui se promènent dans ce quartier de Paris ou qui sortent d'une exposition du Centre Georges Pompidou. Elle apparaît tout d'un coup comme l'élément familier dans la ville étrangère. 


La librairie ne paraît pas grande au premier coup d'œil mais dispose de plusieurs milliers de livres en réserve. Elle nous propose aussi bien les rubriques Littérature, Philosophie, Histoire, Civilisation, Guides touristiques sur l'Allemagne, la France et l'Autriche, Arts, Livres pour enfants et Dictionnaires que du matériel pour apprendre la langue. On peut également y commander des livres d’occasion. Quelque 750 000 titres sont disponibles et peuvent être retirés, pour la plupart, en librairie sous un délai d’une semaine. 

Debora Baptiste explique que des clients sont souvent redirigés vers Marissal Bücher par des grands magasins comme la FNAC, dont l'éventail de choix ne comprend presque pas de livres allemands : « Ainsi, chez nous, les gens sont d'autant plus ravis d’être confrontés à l'embarras du choix ». De plus, on a également la possibilité de « parler métier » en allemand et en français avec les quatre employés. 

On entend donc en permanence les deux langues, que les clients demandent les Wahlverwandtschaften (Les Affinités électives) de Goethe, Im Krebsgang (En crabe) de Günter Grass ou l’une des autres très nombreuses œuvres de la littérature allemande. La librairie parisienne Marissal Bücher : peut-être l'occasion pour les uns ou les autres d'aller rendre une visite à Kafka et compagnie.

www.marissal.com




Ciel clair, pierres silencieuses – Paul Celan en Bretagne


Sophie Rudolph, tradcution de Céline Maurice, publé le 15.06.2007

Tébabu – un nom que l'on cherche en vain sur la plupart des cartes de France. Il évoque un lieu mystérieux qu'on associe à des figures de contes comme Merlin l'Enchanteur ou la bonne fée Mélusine. Mais l'endroit est plutôt lié à une figure bien réelle : Paul Celan, considéré comme le plus célèbre poète juif d'après-guerre. Il transposa l'horreur des camps de concentration en une poésie mystérieuse qui ne fut pas toujours comprise  de ses contemporains. Les poèmes Le Sable des urnes (1947), Fugue de la mort (1952), La Rose de personne (1963) et Cristal de souffle (1965) comptent parmi ses œuvres les plus connues.

Le critique littéraire et auteur Helmut Böttiger a suivi les traces de Celan jusqu'à Trébabu, dans une Bretagne où le temps semble presque s'être arrêté. Celan voyage pendant l'été 1960 sur la côte ouest de la France. Dans une lettre à Nelly Sachs, il écrit : « Nous sommes depuis huit jours en Bretagne, sous des ciels cléments, dans une toute petite maison au bord d'un gigantesque parc laissé à l'abandon et des plus hospitaliers pour les humains - puisque pour les lièvres. La mer est proche, les gens que nous rencontrons, simples et amicaux. »

Ces mots du poète semblent inhabituellement joyeux, lui dont les vers évoquent souvent la mélancolie. Comprend-on mieux les poèmes lorsqu'on connaît la vie et le parcours de leur créateur ? Le titre du livre Wie man Gedichte und Landschaften liest. Celan am Meer tend en ce sens. Mais l'essai littéraire de Böttiger est tout sauf une introduction académique à l'interprétation. Il entrelace plutôt son propre voyage à travers la Bretagne d'aujourd’hui au temps passé au cours duquel Paul Celan a vécu là-bas, pour obtenir un récit d'inspiration poétique.


En partant d'endroits réels, Böttiger développe une cartographie imaginaire de la langue de Celan. « Nous sommes au pays de Celan, mais nous ne savons pas où il commence, où il se termine, où il existe, c'est un pays de mots – un paysage éloigné, immobile, couvert de végétation sauvage », écrit-il dans Celan am Meer.

C'est le deuxième livre sur Celan de Helmut Böttiger. Pour écrire Orte Paul Celans, déjà, il avait suivi les pas du poète et entrepris un voyage comptant de nombreuses étapes à travers l'Europe. Le périple commence au lieu de naissance de Celan, Czernowitz, à l'époque en Roumanie mais qui fait  aujourd'hui partie de l'Ukraine, où Celan vint au monde sous le nom de Paul Antschel dans une famille juive de langue allemande. Le voyage passe ensuite par Bucarest et Vienne, et se termine à Paris, où Celan vécut de 1948 jusqu’à son suicide, en 1970.

Paul Celan fit plusieurs voyages dans le Nord-Ouest de la France avec sa femme, l'artiste Gisèle de Lestrange, qu'il avait rencontrée à Paris en 1951. Dans la Bretagne que Böttiger décrit dans Celan am Meer, le voyageur a l'impression d’être arrivé au bout du monde, même s'il sait que la Terre n’est pas un disque.

Le département du Finistère, dans lequel se trouve Trébabu, est le pan le plus à l'ouest de la France, qui s'élance dans l'Atlantique. C'est de là qu'il tire son nom de Finis Terrae (« fin de la terre »), bien que le nom breton d'origine, Penn ar Bed, signifie plutôt « début », « pointe » ou encore « tête du monde  ». Le Pen-Ar-Bed est également le nom du pittoresque bar campagnard de la localité voisine du Conquet que Böttiger décrit dans son livre.

Deux séjours assez longs de Celan, pendant les étés 1960 et 1961, sont au cœur du récit de Böttiger – deux années pleines de rebondissements dans la vie du poète. En 1960, il reçoit le prix Büchner, la plus importante distinction littéraire d'Allemagne. À la même période, la veuve du poète Yvan Goll lui reproche d'avoir plagié son mari. Les critiques font de l'affaire un scandale.

Il ne fut prouvé que bien plus tard que ce n'est pas Celan qui avait copié Goll, mais Goll, Celan. Cette « affaire Goll » poursuivit Celan jusqu'à la fin de sa vie. À ses yeux, elle était liée aux tendances antisémites qu'il ressentait lors de ses visites en Allemagne.


C'est loin des affaires de la littérature, dans une dépendance du château de Kermorvan, près de Trébabu, que le couple Celan espère retrouver son intimité. Helmut Böttiger montre clairement qu'à cette époque, la retraite dans une langue artificielle est caractéristique de la poésie de Celan, une langue qui crée un espace n'appartenant qu'au seul poète et échappant à l'interprétation. Il associe dans un contexte poétique de plus en plus de termes techniques tirés de la botanique, de la zoologie et avant tout de la géologie, pour retrouver dans ces mots dénués de sens un sentiment d'appartenance à sa langue natale allemande corrompue par les nazis.

Le paysage de falaises du Finistère trouve son écho dans la langue de Celan. Partout en Bretagne, on trouve des mégalithes semblant appartenir naturellement au paysage qui renvoient à des cultures millénaires et restent entourés de secrets. Le célèbre menhir de Kerloas, près de Saint-Renan, inspira à Celan son poème Der Menhir auquel Böttiger consacre tout un chapitre.

Le terme menhir, employé en français comme en allemand, qui provient de la langue scientifique, est du pseudo-breton. Les mots bretons maen (pierre) et hir (long) ne sont pas associés comme la grammaire bretonne l'exige. Les éléments de pierre sont en fait appelés dans la langue locale peulven. Cette construction sémantique reflète de manière singulière le mélange de langues qui se manifeste dans la poésie de Celan. « Le menhir se tient à la place du cœur » et peut aussi, selon Böttiger, être lu comme une métaphore des poèmes de Celan, qui seraient comme un monolithe au sein du xxe siècle, écrit-il dans Orte Paul Celans.

L'approche de Helmut Böttiger se révèle un lien réussi entre la biographie de Paul Celan, ses poèmes à première vue difficilement accessibles, et les paysages secs mais à seconde vue magnifiques de la Bretagne. Qui n'y est jamais allé trouve ici une invitation vivante au voyage dans le pays de mots de Paul Celan. Et qui croit connaître la Bretagne peut peut-être même la redécouvrir à travers les yeux du poète.


Les poèmes écrits en 1961 en Bretagne constituent le troisième cycle du recueil de poésie La Rose de personne et furent, selon Böttiger, « laissés de côté avec perplexité par les légions d'interprètes académiques ». Le poète breton Koulizh Kedez traduisit Paul Celan en breton et écrivit un hommage au poète, dont la langue serait plus proche du breton que la poésie française. Raoul Schrott traduisit à son tour cet hommage breton en allemand, et les mots revinrent ainsi par des sentiers tortueux à la langue allemande. L'espoir de Celan que ses poèmes puissent être, comme une bouteille à la mer, « quelque part, un jour, portés vers la terre, vers la terre du cœur, peut-être », semble se réaliser ici – dans le Finistère, la fin, ou, en breton, le début du monde.


Pour en savoir plus

Helmut Böttiger: Orte Paul Celans, Wien, Peter Zsolnay Verlag, 1996.

Helmut Böttiger: Wie man Gedichte und Landschaften liest. Celan am Meer, Hamburg, marebuchverlag, 2006.

Paul Celan: Gedichte in zwei Bänden, Frankfurt am Main, Suhrkamp 1975.

www.engeler.de/hommageancelan

www.engeler.de/bretonischerdichter

Photos: Wolfgang Oschatz, Renate von Mangoldt, Flickr.com, Sophie Rudolph


Info


À propos de Paul Celan
Paul Celan n’est pas seulement le poète germanophone le plus connu du xxe siècle. Il fut également  et principalement traducteur et eut de 1959 jusqu'à son suicide en 1970 un poste de lecteur d'allemand à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm à Paris. C’est là que se trouve encore aujourd'hui l'unité de recherche (UFR) Paul-Celan, fondée par son ancien élève Jean-Pierre Lefebvre, qui se charge de la publication en France de l'œuvre de Celan et soutient tous ceux qui entreprennent un travail de recherche, universitaire ou non, sur Paul Celan.

Celan traduisit en allemand de nombreux grands auteurs français, parmi lesquels Guillaume Apollinaire, Antonin Artaud, Charles Baudelaire, André Breton, Jean Cayrol, Paul Éluard, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Georges simenon et Paul Valéry.

Depuis 1988, le Fonds littéraire allemand finance le prix Paul Celan récompensant d’éminentes traductions du français. Depuis 1995, des traductions issues d’autres langues peuvent également être distinguées.

Lien Jean-Pierre Lefebvre sur Paul Celan : www.monumenta.com

Helmut Böttiger
Helmut Böttiger est né en 1956. Il fut longtemps rédacteur littéraire, il a reçu le prix Ernst-Robert-Curtius récompensant des essais et est considéré comme l'un des meilleurs connaisseurs de Paul Celan. Böttiger est l'auteur de Ostzeit-Westzeit, Orte Paul Celans et Nach den Utopien. Eine Geschichte der deutschsprachigen Gegenwartsliteratur. Il vit à Berlin.




« Si la langue française était une femme, je l'épouserais. »


Une interview de l'écrivain algérien Mohammed Moulessehoul alias Yasmina Khadra. Par Sina Tschacher, publié le 01.04.2007

Parlons tout d'abord de votre roman L'Attentat dans lequel vous racontez l'histoire d'Amine, un chirurgien palestinien parfaitement intégré dans la société israélienne. Tout d'un coup, sa vie bascule lorsqu'il apprend que sa femme Sihem est une kamikaze qui s'est fait exploser dans un restaurant à Tel Aviv. Pourquoi avez-vous choisi de traiter un sujet aussi complexe que le conflit au Proche-Orient ?

La situation en Palestine est de plus en plus absurde et cela devient insupportable. Il fallait réagir, mais il fallait surtout réagir intelligemment. Je ne voulais pas jeter de l'huile sur le feu. Donc j'ai décidé d'écrire un livre capable de faire comprendre aux gens qu'ils se sont tous égarés dans une impasse. J'ai d'abord voulu réagir en tant qu'être humain, fatigué de voir ce spectacle déshonorant à la télé, d'entendre des choses abominables à la radio et de lire ce qu'on écrit dans la presse sur cette situation terrible. Je voulais réagir en tant que citoyen du monde. Bien sûr que c'est un sujet polémique qui déclenche beaucoup de passions. Il faut beaucoup de courage pour le traiter. Mais je suis d'avis qu'aujourd’hui, dans le monde, il manque, le courage. On est toujours avec les plus forts, jamais avec les plus faibles.

Contrairement à votre roman À quoi rêvent les loups, le roman L'Attentat ne montre pas directement ce qui s'est passé dans la tête de la kamikaze Sihem, pourquoi elle a choisi ce chemin brutal. Le lecteur n'en sait pas plus qu'Amine. Pourquoi avez-vous choisi cette démarche ?

Le regard d'Amine, c'est exactement le regard que porte l'Occidental sur le problème palestinien. L'Occident reste toujours à l'extérieur. Et le seul moyen de l'atteindre, c'est d'adopter un peu sa position, son attitude, et de lui expliquer à partir de sa mentalité ce qui se passe dans les autres mentalités. Le voyage initiatique qui mène Amine dans le pays palestinien, c'est exactement le même voyage qui pourrait aider un Occidental à comprendre ce qui se passe au Proche-Orient.

Il y a des gens qui reprochent à votre roman de se montrer trop compréhensif envers les terroristes. Que répondez-vous à ce genre de critiques ?

D'abord je ne considère pas les Palestiniens comme des terroristes. Ce sont des résistants et ils se battent avec les moyens dont ils disposent. Ils n'ont que leur corps pour aller se faire exploser quelque part. Et il n'y a aucune différence pour moi entre un jeune qui se bourre d'explosifs pour aller se faire sauter dans un bus et un pilote israélien qui  lance un missile et qui détruit tout un immeuble parce qu'un opposant y habite. Donc les gens qui trouvent que je suis du côté des terroristes, ce sont des gens qui n'ont rien compris. Par conséquent, ils ne peuvent pas accéder à mon livre. D'un autre côté, la vocation d'un écrivain, c'est de raconter. J'ai ajouté à cette narration la compréhension. Faire comprendre et comprendre quelque chose, ça ne veut pas dire cautionner. C'est tout simplement accéder d'une manière intelligente à l'absurde. Pas pour l'applaudir, mais pour essayer de le freiner, de le traiter. Tant qu'on n'a pas compris un problème, on ne peut pas lui trouver de solution.

Donc vous dites que la littérature peut être un médiateur entre les peuples, entre les cultures ?

Pas seulement la littérature ! Ce sont les bonnes consciences et les bonnes volontés qui sont capables de trouver une solution. Et ces bonnes consciences, on peut les trouver un peu partout, dans la littérature, dans la musique, dans la politique …


Vous écrivez vos romans en français. Pourquoi pas en arabe ?

J'adore la langue française. C'est une simple histoire d'amour. Si la langue française était une femme, je l'aurais épousée, les yeux fermés. À condition qu'elle veuille bien de moi. Mais pourtant, j'écris avec ma sensibilité d'Algérien et d'homme du Sahara. Il y a une vingtaine d'années, on a assisté en Algérie à une campagne contre les francophones. Cela m'a beaucoup blessé. Donc à l'époque, j’ai juré de ne plus jamais publier un livre en arabe.

Dans une interview que vous avez accordée au journal algérien Liberté l'année dernière, vous dites qu'avant la publication de L’Attentat vous vous sentiez boudé par la presse française. Alors que vos romans dans les autres pays européens étaient des best-sellers. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

J'ai été boudé parce que j'ai été un militaire algérien. Il y a quelques années, il y avait en France une discussion sur le rôle que jouait l'armée algérienne dans les massacres en Algérie. J'ai condamné cette polémique et on ne me l'a pas pardonné. Après mon succès en France avec L'Attentat, la situation s’est améliorée, mais je continue quand même parfois d’être disqualifié, suspecté dans certains milieux.

Que pensez-vous de l'avenir de la littérature algérienne ?

Je pense que les Occidentaux devraient s'intéresser un peu plus à ce que nous produisons. Nous avons beaucoup de choses à dire. Ça ne dépend pas de notre talent. Le talent, nous l'avons et nous l'avons prouvé. Mais tout dépend de l'accueil que nous réserve l'Occident. Je pense que cet accueil n'est pas encore à l'hauteur de nos attentes.

Yasmine Khadra, L'attentat, ISBN2266162691, 6,79 Euro

Photo de Sina Tschacher


Info

Mohammed Moulessehoul naît le 10 janvier 1955 à Kenadza, un village dans le désert algérien. Son père est membre de l'Armée de libération nationale (ALN). À l'âge de neuf ans, Moulessehoul est envoyé par son père à l'École nationale des cadets de la révolution pour devenir officier. Il complète sa formation militaire à l'académie militaire inter-armes.

Trois ans plus tard, en 1975, il en sort avec le grade de sous-lieutenant et est intégré aux unités qui combattent sur le front de l'Ouest. Pendant ce temps, il rédige ses premiers écrits en prose, qui sont publiés. En 1989, l'armée algérienne fait paraître un décret selon lequel ses membres doivent présenter leurs écrits à un organe de censure avant leur publication.

Afin d'échapper à la censure, Mohammed Moulessehoul écrit dès lors sous un pseudonyme, tout d'abord Commissaire Llob, le nom de l'un des personnages de ses romans, puis Yasmina Khadra (« fleur de jasmin verte »), les deux prénoms de sa femme.

Les romans policiers écrits à la fin des années 1990 (Morituri, Double Blanc et Automne des chimères) lui font atteindre la notoriété au-delà des frontières de l'Algérie. Il y décrit le drame de l'Algérie postcoloniale qui menace de sombrer dans la terreur et la guerre civile.

En l'an 2000, après presque 36 ans d'activité militaire, Moulessehoul quitte l'armée algérienne avec le grade d'officier et s'exile en France, à Aix-en-Provence, avec sa femme et ses trois enfants. Dans une interview accordée au Monde en décembre 2000, il dévoile la véritable identité de Yasmina Khadra.

Son dernier roman paru en allemand est L'Attentat. Plusieurs fois récompensé, il a notamment obtenu en France le prix des Libraires 2006, et une version filmée est en train d'être tournée aux Etats-Unis.

Oeuvres:

Les Sirènes de Bagdad, 2006

L'Attentat 2005,

La Part du mort 2004

Cousine K. 2003

Les Hirondelles de Kaboul 2002

L'Imposture des mots 2002

L'Écrivain 2001

À quoi rêvent les loups 1999

Les Agneaux du Seigneur 1998

Morituri 1997; dt. 1999 

Double Blanc 1997

Automne des chimères 1998

La Foire des enfoirés 1993

Le Dingue au bistouri 1990

Le Privilège du phénix 1989

De l'autre côté de la ville 1988

El Kahira 1986

La Fille du pont 1985

Houria 1984

Amen 1984




« Je n’aime pas les livres »


Une interview de l'écrivain Thierry Crifo

Sandra Wickert, traducution Céline Maurice, publié le 15.10.2006 

Un homme d'âge moyen, qui vient dêtre relâché après une peine de quatre ans de prison. Pendant cette période, il a résisté aux règles officieuses de la tôle, n'est pas tatoué, n'a pas collé de posters de filles aux seins nus aux murs de sa cellule. Car il a passé ces quatre années à rêver d'« elle », Éléonore, son grand amour, son obsession qu'il dut, au bout du compte, payer de quatre ans de prison. À présent, il est libre et se met à la recherche de ce grand amour. Ainsi commence le nouveau roman de Thierry Crifo, Obsession Elle, que l'écrivain français a présenté fin mai à Berlin dans le cadre des semaines littéraires de Genshagen.

Depuis son ouvrage Pigalle et la fourmi, publié en 2001, Thierry Crifo n'est plus inconnu dans son pays. Bien qu'aucun de ses livres n'ait jusqu'à présent été publié en allemand, Crifo est, pour les lecteurs allemands maîtrisant la langue française, très intéressant. Il s'inspire en permanence des lieux où il séjourne. Ainsi peut-on, dans son ouvrage Paris Paria, paru en 2005, presque ressentir le Paris nocturne – on n'attend plus que de lire ce qu'il glissera dans son travail à venir du temps qu'il a passé à Berlin et Genshagen.

C'est pour cette raison que rencontres s'est entretenu avec l'auteur à Berlin pour en découvrir davantage sur lui et sur son œuvre – rendez-vous fut pris au Kant-Café de Charlottenburg, dont Crifo est immédiatement devenu un habitué. Thierry Crifo ne ressemble pas exactement à l'image que l'on se fait de l'intellectuel français typique : il porte un pantalon de treillis aux innombrables poches et, sur la tête, un bonnet de laine qui ne recouvre qu'approximativement ses boucles folles poivre et sel. À l'inverse, son luxueux veston usé, la cigarette sur laquelle il tire en permanence, et sa nature tout à la fois timide et charmante, qui fascine son auditoire dès qu'il commence à parler, produisent un effet très français.

L'écrivain, né à Tunis en 1954, dut passer par quelques détours avant de s'adonner entièrement à l'écriture. Une journée à la mer changea la vie du jeune Crifo, à l'époque âgé de vingt-deux ans ; des mots lui vinrent soudainement à l'esprit, il les mit en forme dans un poème qu'il ne put plus oublier et à partir duquel se développa finalement la première page de son roman Toile de fond, paru en 1984 à la Librairie des Champs-Élysées.

Avant, il avait étudié le droit. Il ne devint toutefois pas avocat, mais caméraman. Cela ne fait que treize ans que Thierry Crifo est auteur à plein temps. L'auteur reporte ses sentiments sur d'autres personnes fictives, qui l'aident ainsi à assimiler le vécu. Après un détour couronné de succès par l'écriture de scénarios pour des séries télévisées, domaine dans lequel il était arrivé plus ou moins par hasard, Crifo décida finalement en 1993 de ne plus écrire que des romans.

Les protagonistes de ses histoires sont presque toujours des personnages en crise, des figures marginales en recherche permanente d'attention, d'humanité, de compréhension. Lors de l'entretien avec l'auteur, on comprend clairement pourquoi il en est ainsi : il se sent lui-même comme un de ces marginaux, il serait même « le premier d'entre eux », un oiseau de nuit, un solitaire. Et ce n'est pas un hasard si Marc Voisin, le personnage principal de son nouveau roman, ressemble beaucoup à cette description : un homme qui a trop aimé et qui est incapable de tourner la page sur une relation amoureuse passée.


Thierry Crifo avoue franchement que l'histoire d'Obsession Elle est la sienne. « Sans la violence, sans l'aspect pathologique que l'on trouve dans le roman. Mais le reste, je l'ai vécu. » Les deux années dont il eut besoin avant de pouvoir, à travers l'écriture du roman, refléter et digérer le vécu, furent une forme de captivité au sein de laquelle il ne fit aucun progrès.

Lors de la publication du livre, il songea à le lui envoyer, à « elle », mais il abandonna toutefois rapidement cette idée. Le livre, un roman noir classique, ne laisse dès le début rien présager de bon. Très vite se dégage l'impression que l'histoire ne peut bien finir, qu'elle conduit inévitablement au naufrage. Cela rappelle un peu 37,2° le matin, un roman publié par Philippe Djian en 1985. Là aussi, le malheur est palpable depuis le début, même si, de prime abord, les preuves manquent.

Non, Djian n'est pas un modèle pour lui, dit Crifo, mais il se sent flatté qu'on le compare à lui. Il ne lit d'une manière générale pas beaucoup, il n'aime pas les livres, mais le mot écrit en soi, et il ne se voit définitivement pas comme un intellectuel. Jusqu'à présent, l'Allemagne était pour l'écrivain une zone quasiment inexplorée du globe. À part un stage dans sa jeunesse chez le fabricant de biscuits Bahlsen à Hanovre, il n'a pas encore vu grand-chose de ce pays.

Il est venu à Berlin pour la première fois dans le cadre des semaines littéraires de Genshagen. La capitale allemande l'a alors beaucoup étonné. « Dans mes clichés, Berlin était une ville d'excès, un endroit électrisant, hectique, très sex and drugs and rock’n’roll. » Mais son expérience ici fut tout autre. Pour lui, Berlin est calme, il n'y a pas de bouchons, l'architecture des vieux immeubles de quatre étages est très agréable, c'est chic, et la qualité de vie très élevée.

Cela est probablement dû au fait que Crifo a logé dans le quartier bourgeois de Charlottenburg, dans l'Ouest de Berlin. Depuis, il a certainement découvert aussi l'« autre » Berlin – car son prochain livre, La Romance de Berlin, est déjà en cours.

Thierry Crifo, Obsession Elle, Paris, 2004, Éditions La Vie du Rail




Mann contre Mann : la controverse sur le rôle de l'art littéraire dans la Première Guerre mondiale


Simone Brink, traduction Marie Lesage,  , publié le 15.12.2006

« Le problème fraternel est en fait le véritable, le plus grand problème de mon existence. Une si grande proximité et un rejet intérieur si violent me torturent. C'est à la fois de l'affinité et de l'affront.» Ainsi écrivait le futur Prix Nobel de littérature Thomas Mann pendant la Première Guerre mondiale, à propos de sa relation avec son frère aîné Heinrich. Cette déclaration est d'autant plus surprenante que les deux frères avaient vécu une enfance commune dans un milieu empreint de valeurs bourgeoises. Malgré la mort précoce de leur père (Thomas Mann avait seize ans, Heinrich venait d'en avoir vingt) leur enfance n'avait été troublée ni par des difficultés financières ni par un manque d'éducation et de formation. Ainsi les deux frères développèrent de bonne heure leur penchant pour l'écriture et leurs publications connurent rapidement le succès. Thomas Mann eut un succès fulgurant avec son roman Les Buddenbrooks, paru en 1901, talonnant ainsi son frère qui avait déjà atteint la célébrité un an plus tôt avec son roman Schlaraffenland. Bien qu'ils aient été tous deux choyés par la reconnaissance publique et que la jalousie eut été un motif secondaire à ce « problème fraternel », ils éprouvaient  d'intenses sentiments d'amour et de haine l'un envers l'autre.

Mais d'où pouvait provenir ce « rejet intérieur » de Thomas et Heinrich Mann ?  Il s'explique par leurs modes de réflexions intellectuelles contraires et par leurs visions d'eux-mêmes totalement différentes : Thomas Mann se considère comme un défenseur de la culture allemande dans la lignée de Wagner, Schopenhauer et Nietzsche, tandis que Heinrich Mann s'inspire des penseurs français comme Voltaire, Hugo et Zola. Les frères Mann trouvent leur pères spirituels (bien que tous deux d'origine allemande) l'un dans la culture française, l'autre dans la culture allemande. Comme la guerre accentua ces visions antithétiques de l'art littéraire, voire les radicalisa, la période avant et pendant la Première Guerre mondiale détermina, dans leur relation jusque-là acceptable, une coupure radicale. En effet, malgré de nombreux points communs, comme par exemple leur amour pour l'Allemagne ou leur existence d'écrivain, Thomas et Heinrich Mann attribuent à l'art des fonctions différentes. Même s'ils reconnaissent tous deux les limites de l'art tout en doutant de sa capacité à pouvoir influencer les événements politiques ou sociaux, les deux frères en tirent cependant des conclusions divergentes. Alors que Thomas Mann en déduit que l'art, justement en raison de son impuissance partielle, doit rester apolitique et préconise seulement « l'art pour l'art », Heinrich Mann, lui, considère que l'art, malgré ses limites, doit être mû par des motifs politiques.

Ce conflit fraternel se manifeste dans les essais : Considérations d'un apolitique (1918) de Thomas Mann et Pouvoir et humanité (paru la même année) de Heinrich Mann. Dans ces deux œuvres, on perçoit le conflit fondamental des intellectuels de l'époque : comment l'art doit-il se comporter vis-à-vis de la politique et de  sa perpétuation par d'autres moyens, comme Clausewitz le voyait dans la guerre ?

Les réponses à cette question ne pouvaient pas se présenter de manière plus contradictoire. Pour Heinrich Mann, l'art ne doit malmenerque ce qu'il aime, et être, ce qu'on appelle en France, la « littérature engagée » militante pour le bien du peuple. L'art a pour fonction première d'introduire la démocratie au peuple en lui donnant des modèles comme Rousseau. La vision naïve d'un idéalisme culturel  de Heinrich Mann pointe ici l'élitisme culturel et vaniteux de Thomas Mann. Thomas Mann quant à lui, exclut justement cette vocation d'éducation collective comme mission de l'art.

Face à ces visions aussi contradictoires, on ne s'étonnera que peu que les frères Mann portent un regard aussi différent sur la Première Guerre mondiale. Thomas Mann et d'autres partisans de la guerre y voyaient une possible libération de soi et une révélation de l'injustice des autres (même s'il fallait pour cela être injuste soi-même) et même une expression naturelle de la culture ; Heinrich Mann, lui, voyait la guerre comme un véritable vecteur de souffrance, tout en admettant la perspective d'une possible amélioration de la société.

L'opposition des frères Mann, qui ne permit ni avant ni pendant la Première Guerre mondiale de rapprochement intellectuel ou privé malgré un amour fraternel déclaré, ne fut pas seulement le destin de deux frères mais l'éman- ation des deux principales conceptions de l'art en Europe dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Elles se repoussaient de manière aussi brutale que les prises de position personnelles de Thomas et de Heinrich Mann. Les querelles  intellectuelles de tranchées au sujet des fonctions de l'art se répercutérent (et c'est là leur particularité) sur les désaccords entre les deux pays belligérants, c'est-à-dire entre la France et l'Allemagne.  Ces querelles ne se laissent pas catégoriser (comme on pourrait le penser) au point de considérer Thomas Mann comme un défenseur d'une vision de l'art plus allemande et Heinrich Mann comme défenseur d'une vision plus française, ou bien de manière plus générale, deparler d'une  prise de position française ou allemande des intellectuels à propos de la guerre.

Non, la prise de position des intellectuels ne s'arrêtait pas aux frontières territoriales, mais plutôt s'orientait sur l’une ou l'autre des définitions de l'art, qui dominaient en Europe à l'époque de la guerre. C'est ainsi que deux frères se déchirèrent en défendant ces deux modes de pensée antagoniques, et ce, dans le même pays. Les frères Mann sont la figure d'une déconstruction intellectuelle des frontières nationales, qui signifia la fin provisoire des maux relatifs aux mouvements nationalistes du 19ème e  siècle, ouvrant la voie au rapprochement des Etats européens.


Pour en savoir plus

Mann, Thomas (2004): Betrachtungen eines Unpolitischen. Frankfurt: Fischer. ISBN: 3596150523. Preis: 13,90 Euro.
Mann, Heinrich (1988): Macht und Mensch. Frankfurt: Fischer. ISBN: 3596259339. Preis: 8,95 Euro.
Jasper, Willi (1994): Heinrich und Thomas Mann. In: Karlauf, T. (Hrsg.): Deutsche Brüder. Zwölf Doppelportraits. Berlin: Rowohlt. ISBN: 349960128
Keller, Ernst (1965): Der unpolitische Deutsche. Eine Studie zu den Betrachtungen eines Unpolitischen von Thomas Mann. Bern: Francke Verlag.
Kurzke, Hermann (1991): Thomas Mann. Epoche, Werk, Wirkung. O.O.: C.H. Beck Verlag.
Müller, Harro (1981): Heinrich Manns Konzeption des Art Social. In: Vermittler: H.Mann, Benjamin, Groethuysen, Kojève, Szondi, Heidegger in Frankreich. Deutsch-französisches Jahrbuch. Frankfurt: Syndikat.
Werner, Renate (1989): Nachwort zu Macht und Mensch. Frankfurt: Fischer.


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Zadig reste optimiste, les Galeries Lafayettes essaient de l'être: les librairies françaises à Berlin


André Glasmacher, Traduction de Pauline Grison, publié le 15.12.2006

Patrick Suel, propriétaire de la librairie Zadig à Berlin, n'a pas en stock le plan de la ville de Lille que lui demande un vieux monsieur. Mais il a en revanche les parutions parisiennes les plus récentes ainsi que les classiques de la littérature française qui sont volontiers utilisés dans les collèges pour les cours de français. Le client suivant est un Allemand qui voudrait juste parler un peu français, et peut-être aussi acheter un livre. « Nous sommes aussi un lieu de rencontres culturel », affirme Patrick Suel. « Auprès de nous, les gens cherchent un contact avec la langue française. Et de temps en temps ils achètent aussi un livre. »

Berlin compte aujourd'hui deux librairies qui vendent exclusivement des livres français: le magasin de Patrick Suel dans le quartier chic de Mitte et le rayon livres du grand magasin les Galeries Lafayettes, également à Mitte. Elles étaient plus nombreuses il y a quelques années. C'est d'abord la Librairie Romane (Romanische Buchhandlung) qui a fermé il y a trois ans; de même, le rez-de-chaussée désert de l'Institut français situé sur le Kurfürstendamm, grande avenue berlinoise à l'ouest de la ville, rappelle encore la présence passée d'une librairie à cet endroit. Pourtant, Zadig tient bon à Mitte depuis l'automne 2003. « Le magasin marche très bien. Nous vendons environ une trentaine de livres par jour », dit Patrick Suel. Il ajoute que les clients ne sont pas seulement allemands, il y a aussi des Français et beaucoup de francophones tels que des Africains, des Suisses et des Canadiens.

C'est en 2003 que ce Français éclairé de Berlin a déménagé avec sa femme de Paris à Berlin pour ouvrir un commerce. Il en avait à l'époque assez de la capitale française. « Trop snob, trop lisse ». L'idée de fonder une librairie française à Berlin en particulier lui vint de l'impression d'une « vraie demande dans cette Athènes-sur-Spree ». Que les librairies précédentes aient pourtant échoué est dû, selon Patrick Suel, à d'autres raisons qu'une demande quelque peu insuffisante: la Librairie romane aurait été trop excentrée, la chute du Mur l'ayant repoussée à la périphérie, et la librairie de l'Institut français aurait perdu sa clientèle après le retrait des militaires de l'ancien secteur français: « Ils s'étaient mis au diapason d'un public trop âgé ».

Mais avec Zadig, Suel voudrait avant tout « faire davantage connaître la langue française à Berlin et présenter la nouvelle littérature française ainsi que des auteurs ». Cet ancien étudiant en philosophie est convaincu que le succès va durer. Ce n'est pas pour rien que le nom de la librairie renvoie au personnage principal du célèbre roman de Voltaire, Zadig, qui, accablé par les coups du destin, reste pourtant toujours optimiste.


Au sous-sol des Galeries Lafayettes, Monsieur Laitier attend la clientèle et range des livres sur les étagères. Il n'est certes pas le propriétaire, mais l'unique employé de la librairie du grand magasin. Ce Parisien de 51 ans ne sait dire s'il est optimiste ou pessimiste : « Nous avons eu des difficultés financières et en avons encore quelques-unes. Mais bon si vous voulez, on peut dire que les Galeries Lafayettes ont subventionné la librairie ici. » Ses clients sont avant tout allemands.

Ceux-ci jettent tous immanquablement un coup d'œil en venant de la vivante galerie marchande du Quartier 205 et du bistro du grand magasin, feuillettent les livres de photo et les nouvelles parutions présentées sur l'étal. Mais selon Laitier, viennent également de temps à autre des Français, des touristes et des Français berlinois de longue date cherchant un livre précis. C'est le cas de David, régulièrement à la recherche de nouvelles lectures. Pour ce webdesigner de 30 ans, la librairie est importante surtout « pour rester en contact avec ma langue maternelle ».

Monsieur Laitier aime son travail, se sent corps et âme libraire, mais il pense aussi qu' « une librairie française à Berlin n’est sûrement pas là pour gagner de l’argent ». Cette tendance semble s'être confirmée à Berlin ces dernières années, même si les raisons de chacun des échecs ont pu être différentes. Que Zadig ait pu se maintenir de manière prospère jusqu'à présent pourrait s´expliquer tant par la situation centrale dans ce quartier réputé branché que par la conception du propriétaire Patrick Suel : il ne vend pas seulement des livres, il entretient aussi un contact étroit avec sa clientèle et organise des lectures d'auteurs français, et ce pour répondre au besoin de culture française des exilés français et des Berlinois francophiles. Pour la mode française et « la bonne chère », il faudrait plutôt se tourner vers les Galeries Lafayettes – et dans ce domaine le grand magasin français de Mitte est imbattable.

Liens sur les librairies françaises à Berlin en Adressbuch

Photo Zadig de André Glasmacher, Lafayette Livres © Galeries Lafayette




Farce et tragédie à la fois : Jean Egen et son autobiographie Les Tilleuls de Lautenbach


André Glasmacher, traduction Cécile Dardillac, publié le 01.01.2006

Jean Egen, journaliste et écrivain alsacien, est mort il y a dix ans. Son autobiographie Les Tilleuls de Lautenbach, qui est d’abord parue en France en 1979, est aussi connue en Allemagne notamment grâce au téléfilm avec Mario Adorf (1985). Entre-temps, le livre en est à sa quinzième réédition, alors qu’en France, il est depuis longtemps épuisé. On ne le trouve plus que chez des bouquinistes en Alsace. Egen, quant à lui, a travaillé de longues années à Paris surtout comme journaliste et s’est un jour qualifié avec ironie d’« Alsacien de la Butte Montmartre ». Outre son activité pour le journal satirique parisien Le Canard enchaîné et celle de reporter pour le mensuel Le Monde diplomatique, il n’a jamais cessé d’écrire.

L’autobiographie d’Egen parle surtout de ses années de jeunesse. Ce qui caractérise cette époque est le sentiment de vivre dans un « no man’s land » entre deux cultures et trois langues différentes. Cette diversité culturelle et linguistique est le fruit de l’histoire de la région : après avoir tout d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique, l’Alsace revient suite à la guerre de Trente Ans en partie à la France. En 1681, Louis XIV annexe le reste de l’Alsace. Après la guerre franco-allemande que la France a perdu en 1871, l’Empire allemand, qui vient d’être fondé, récupère l’Alsace jusqu’en 1918, date à laquelle celle-ci retourne à la France. Les Alsaciens redeviennent alors français, mais parlent mal la langue, voire pas du tout, et à cause de leur dialecte alémanique, on les suspecte d’être des « boches ».

Jean Egen ne grandit toutefois pas en Alsace où il est né en 1920 mais à Audincourt, dans la région de la Franche-Comté. De par son nom de famille, on reconnaît tout de suite qu’il est alsacien, et il essaiera de compenser cette « tare » par un très fort patriotisme. Pour Jean-Paul Sorg, professeur de philosophie à l’Université de Haute-Alsace à Mulhouse, ce patriotisme que les Alsaciens affichent  « est une passion étrange qui s’est peut-être forgée par esprit de fronde, pour faire la nique aux Allemands et aux Prussiens, trop souvent venus en tant qu’oppresseurs. » Mais elle n’exclut pas pour autant la culture allemande, telle que la langue, les chants et les vers de Goethe et Lenau. »

Mais cette autobiographie a aussi « rendu tant d’Alsaciens heureux en leur rendant justice, en racontant leur histoire compliquée, à la fois farce et tragédie », poursuit Jean-Paul Sorg. La vraie tragédie de l’Alsacien réside dans son amour profond pour la France, même s’il y est mal vu quand il parle son dialecte : « Si les Français savaient combien nous les aimons, ils auraient honte de se moquer de nous », écrit Egen dans Les Tilleuls.

En Allemagne, on a aussi et surtout appris l’histoire récente de l’Alsace grâce à ce livre : on y trouve les années sombres de l’occupation allemande de 1940 à 1944, le sort des 140 000 « malgré-nous » qui durent servir dans la Wehrmacht et dont environ 32 000 ne revinrent pas. Les Tilleuls de Lautenbach est donc un document important qui, parce qu’il puise directement dans l’expérience, offre une meilleure compréhension des évènements que tant d’historiographies sèches. L’importance de l’œuvre d’Egen s’explique aussi par le fait « qu’il a pour la première fois attiré l’attention sur l’identité alsacienne. Beaucoup de journalistes français ont avoué en toute franchise qu’avant d’avoir lu Les Tilleuls de Lautenbach, ils ne connaissaient rien de l’histoire de l’Alsace », témoigne Michel Wagner, président de l’association pour le patrimoine du Haut-Florival S’Lindeblätt, qui perpétue la mémoire de l’écrivain.

Or Les Tilleuls de Lautenbach évoque aussi le paysage de l’Alsace et surtout sa culture culinaire. Ici tout est rustique, aussi bien sur la table où les hôtes sont enchantés par le Munster fort odorant, dont « l’odeur allemande et la saveur française font de lui un produit typiquement alsacien », que sous la table où l’on caresse souvent les cuisses de la voisine. Dès l’âge de dix ans, l’Alsacien n’a rien d’autre en tête que d’attirer la fille du voisin dans une maison vide pour y « jouer au docteur ».  Si les Alsaciens sont de bons vivants, c’est aussi parce qu’ils sont constamment menacés de subir une de ces nombreuses invasions, dont a déjà souffert la région tout au long de son histoire. Chez Jean Egen, l’Alsace devient une sorte d’allégorie universelle des peuples frontaliers qui sont tiraillés entre deux cultures, comme l’enfant dans la parabole de Brecht Le Cercle de craie caucasie., La phrase la plus significative se trouve dès le début du livre : « Les Allemands et les Français ne sont pas destinés à se sauter à la gorge, mais au contraire à se tendre la main. »

Jean Egen, Les Tilleuls de Lautenbach, Mémoires d’Alsace. Stock, 1980, 18,50 €, ISBN 2234025230




Un témoignage pour l'avenir : La Traversée de la nuit, de Geneviève de Gaulle Anthonioz


André Glasmacher, traduction Anne-Solène Rolland, punlié le 15.11.2005

« Parlez-moi d'amour, dites-moi des choses tendres » : tels sont les mots que Geneviève de Gaulle Anthonioz inscrit en février 1945 dans l'album de poésie qu'une secrétaire de la SS lui tend lors de sa libération du camp de concentration de Ravensbrück. Une scène surréaliste qui ouvre son livre, et où cette citation de la chanson de Lucienne Boyer, très populaire dans les années trente, a une connotation bien cynique, dans le contexte de ce que vient de vivre l'auteur. Presque une année entière de détention dans un camp de concentration, au cours de laquelle elle a entrevu l'abîme de la cruauté humaine : des femmes mutilées, sujets d'expériences médicales, des êtres humains déchirés par des chiens ou battus à mort, décapités à coups de pelle, tous presque mourants de faim et livrés aux brimades incessantes de la SS.

Le livre, publié en France en 1998, vient de paraître aux éditions Reclam, dans la collection Textes en langue étrangère. Cette collection propose des textes dans leur langue originale : à la fin de chaque page, on trouve un glossaire, qui traduit tous les mots qui n'appartiennent pas au vocabulaire courant, et fait du texte un outil tout à fait adapté à l'apprentissage du français. En outre, l'édition s'accompagne d'un dossier, qui donne des éclairages sur les circonstances évoquées dans le texte et le replace dans son contexte historique.

Le 20 juillet 1943, l'auteur, nièce de Charles de Gaulle, est arrêtée à Paris pour résistance et emprisonnée six mois à Fresnes, près de Paris, par la Gestapo. De là, elle est transférée au camp de Compiègne, puis déportée à Ravensbrück. Dans ce village, situé à 90 km au Nord de Berlin, la SS a installé depuis 1939 un camp de concentration pour les femmes : par moments, jusqu'à 152 000 femmes et enfants, venus de 40 pays différents, y ont été internés, dont environ 7000 Françaises. Le 3 février 1944, Geneviève de Gaulle arrive à Ravensbrück après un voyage mouvementé, en même temps que 958 autres déportées ; on lui attribue le numéro 27372, qu'on lui tatoue sur le bras.

Dans un premier temps, elle est soumise au travail forcé. Puis on l'enferme dans un « bunker » , en cachot:  « Il n'y a pas de couverture, ni de paillasse, le pain est distribué tous les 3 jours, la soupe tous les 5 jours. La condamnation au bunker est accompagnée d'une bastonnade : vingt-cinq, cinquante ou soixante coups auxquels la détenue survit rarement. » Afin de ne pas perdre la raison dans cette grande solitude, elle récite des poèmes et organise des courses entre deux cancrelats, qu'elle appelle Victor et Félix. Elle reçoit bientôt une meilleure nourriture et des vitamines : ce « traitement de faveur », c'est à la situation militaire de plus en plus difficile de l'Allemagne nazie qu'elle le doit ; le chef de la SS, Heinrich Himmler, tente ainsi, au début de l'année 1945, d'entrer en contact avec le général de Gaulle pour négocier, à l'insu d'Hitler, une paix séparée ; mais le général ne répond pas à la lettre d'Himmler. 

Après sa libération du camp, en février, Geneviève de Gaulle doit encore passer deux mois dans un camp d'internement dans le Baden-Württemberg, avant d'être livrée en Suisse, peu avant la capitulation de l'Allemagne. Il lui faut un an pour recouvrer ses forces ; déjà lorsqu'elle était incarcérée au camp elle avait constaté qu' « il faut encore essayer de vivre, le goût en revient vite. » 

Dans les années cinquante, Geneviève de Gaulle travaille au ministère de la culture, sous la direction d'André Malraux et s'engage dans plusieurs domaines : elle devient présidente de l'association ATD (Aide à toute détresse) Quart Monde, qui se consacre à la lutte contre la pauvreté urbaine, et s'engage aux côtés de L'Association Nationale des Anciennes Déportées et Internées de la Résistance qui œuvre pour la réconciliation entre la France et l'Allemagne en portant témoignage des horreurs perpétrées au nom de l'Allemagne « pour qu'on n'oublie pas et que jamais pareille haine ne se déchaîne de nouveau.» 

Porter témoignage, c'est aussi ce que veut faire Geneviève de Gaulle avant tout dans son livre. C'est dans une langue discrète, presque trop objective, qu'elle nous montre le système concentrationnaire,

dont le but est de « détruire notre âme. » La traversée de la nuit nous révèle ce que cachait vraiment l'abréviation administrative allemande « KZ » , qu'on entend encore et toujours et que certains en ont assez d'entendre. Mais, même 60 ans après la libération d'Auschwitz, il nous faut écouter.

 

L'édition francaise est parue aux Editions du Seuil




Sur les traces d'Heinrich Heine. Les écrivains allemands à Paris.


Anne-Dorit Boy, traduction Mélanie Julien, publié en juin 2005

C'est avec Heinrich Heine que l'amour des écrivains allemands pour Paris commença. Et  pourtant, le voyage du poète vers les rives de la Seine ne fût ni facile, ni fait de son plein gré. Quand Heine arrive en 1831, comme correspondant, dans le Paris libéral, il fuit avant tout l'atmosphère antisémite et le nationalisme de sa patrie prussienne: « C'est moins le goût de l'errance que le martyre enduré de par ma condition qui me pousse à partir » écrit Heine au cours de cette période personnellement difficile.

Par le biais de publications sur la culture française et sur la littérature et philosophie allemande, il s'efforce en vain, au cours des années suivantes, de servir de conciliateur entre la France et l’Allemagne. Le poète, devenu célèbre grâce au recueil de poèmes Livre des Chants, est certes bien intégré dans la société française et demeure même jusqu'à sa mort en 1856 dans la capitale française, cependant il ne pourra jamais surmonter la douleur d'avoir perdu sa patrie.

Pourtant, ou peut être même grâce à cela, il deviendra une figure d'identification pour beaucoup d'hommes de lettres allemands qui viendront après lui chercher à Paris la liberté, l'inspiration ou l'asile. Cette ville avant-gardiste, tant culturellement que socialement, deviendra ainsi un « passage obligé » pour toute une génération, et ceux qui ont un jour respiré l'air de la ville en restent fortement impressionnés et expriment leur enthousiasme généralement par écrit.

La nature de cette fascination diffère néanmoins beaucoup selon l'origine et le caractère de l’homme de lettres. Le jeune dramaturge Frank Wedekind est séduit par Paris en tant que ville de l'amour libre. Dans son journal, il note de façon très franche les détails intimes de ses visites au Moulin Rouge et ses aventures amoureuses avec diverses filles. Par exemple, en mai 1892 : « J’attends Katja dans un café, nous dînons avec Marguerite, rentrons à une heure chez moi où je les invite à  se coucher sur le lit ». Mais après trois années d'ivresse parisienne le noceur Wedekind en a assez et part à Londres.

Rainer Maria Rilke, qui vient la première fois à Paris en 1902 pour rédiger un ouvrage sur le sculpteur et artiste Rodin, est effrayé et angoissé par le désordre régnant dans la métropole. « Il m'est difficile de supporter cette ville chaotique. Grâce au  travail et à la solitude, cela va encore », écrit le jeune homme de 27 ans en décembre 1902 dans une lettre. Bien que le livre sur Rodin soit rapidement écrit et publié, Rilke reste encore douze années dans la capitale française. « Je veux rester provisoirement à Paris, justement parce que c'est difficile ». La ville, qui le tourmente tant, l'inspire pourtant aussi pour son roman conçu comme un journal intime Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.

Comme Rilke, beaucoup d’autres publicistes et hommes de lettres allemands viennent à Paris avec un travail précis à effectuer : Joseph Roth, Kurt Tucholsky et Walter Hasenclever  y sont correspondants. Par le biais de feuilletons parfois joyeusement enthousiastes ou parfois critiques, ils consacrent le Paris des années 1920.

Presque un siècle après Heine, c'est à nouveau la politique qui pousse un groupe d'intellectuels allemands à Paris. Des écrivains, des hommes et femmes de lettres, comme Anna Seghers, Alfred Döblin, Walter Benjamin et Stefan Zweig, partent à Paris pour fuir le national-socialisme. La plupart de ces exilés essayent, jusqu'à l'entrée des allemands en 1940, de continuer leurs travaux littéraires dans la métropole; ils se regroupent dans des organisations et cercles, publient des textes, organisent des représentations, lectures et congrès.

L'invasion des troupes allemandes sur Paris en 1940 met une fin soudaine à cette création littéraire. Stefan Zweig, qui 30 ans après son premier séjour à Paris y revient en tant qu’exilé, décrit comme personne la terreur de cette journée : « Des soldats de Hitler montent la garde devant l’Arc de triomphe. La vie n’est plus digne d’être vécue. J'ai presque 59 ans, et les années à venir vont être effroyables -à quoi bon se prêter encore à toutes ces humiliations ? » note-t-il dans son journal, le 15 juin 1940. Quelques jours plus tard, Zweig quitte la ville clandestinement, comme beaucoup d'autres écrivains allemands, et part au Brésil où il se suicide au début de l'année 1942.

Malgré les expériences dramatiques des exilés,  la longue liste d'auteurs allemands à Paris ne s'arrête pas là. En 1956, Günther Grass vient habiter à Paris avec sa femme. C'est là, dans la métropole française, dans une chaufferie et non pas en Allemagne, que ce sculpteur de formation écrit son plus grand roman à succès, Le Tambour. Après la naissance de ses  fils, il rentre cependant à Berlin en 1960.

L'auteur germanophone qui est certainement le plus célèbre et qui habite aujourd'hui à Chaville près de Paris n'est pourtant pas un allemand, mais un autrichien : Peter Handke passe déjà quelques temps à Paris dans les années 70. Dans son roman écrit en 1975, l’Heure de la Sensation Vraie, il intègre de nombreuses observations personnelles sur la capitale française.

La ville de tant de poèmes,  livres et chansons est donc une source d'inspiration infinie et inépuisable également pour les auteurs allemands et germanophones, depuis Heinrich Heine. Celui qui souhaite percevoir cette magie, peut soit découvrir le Paris personnel de ces auteurs en lisant un de leurs innombrables textes, soit, encore mieux,  venir lui-même sur place afin de marcher sur leurs traces. 

Jan-Christoph Hauschild/Michael Werner, Heinrich Heine, Seuil 2001, € 27,50 ISBN : 2020338300


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Biographie de Heinrich Heine

Traduction Marie Lesage , publié en juin 2005

Heinrich Heine est né en 1797 à Düsseldorf. Fils d'un commerçant, il apprend d'abord le métier de son père puis fait des études de droit à Bonn, Göttingen et Berlin. Durant ces années d'études, il fréquente les salons berlinois et rend également visite à Goethe à Weimar. En 1825, alors docteur en droit, il quitte la religion juive en raison de l'environnement hostile aux Juifs et se convertit au protestantisme pour trouver, en vain, une meilleure place. Les années suivantes, Heine mène une vie nomade et essaie de subvenir à ses besoins en travaillant comme journaliste et écrivain. En 1827, paraît le Livre des chants, qui sera le recueil de poésie le plus vendu du 19e siècle et qu'on considère aujourd'hui comme son œuvre la plus significative. Fuyant le régime politique prussien, il se réfugie à Paris en 1831. Quatre ans plus tard, ses écrits sont interdits par le Bundestag de la Confédération Germanique. Heine travaille à Paris comme correspondant du journal Augsburger Allgemeinen Zeitung. Il fait partie des cercles d'émigrants libéraux-démocrates et se montre critique envers les mouvements de pensée socialistes de son époque. En 1843, il se rend une dernière fois en Allemagne et réunit ses impressions dans le recueil Allemagne, un conte d’hiver. A 44 ans, il épouse Crescentia Eugenie Mirat. Mais à peine trois ans plus tard, la maladie de la moelle épinière qui le faisait souffrir depuis longtemps déjà, s'aggrave. A partir de 1848, il est obligé de vivre replié dans son «Caveau-matelas» comme il l'a surnommé. Il meurt le 17 février 1856 à Paris. Heine est considéré aujourd'hui comme l’un des plus grands poètes allemands, bien que ses œuvres n'aient été reconnues qu'après sa mort. L'université de sa ville natale Düsseldorf, fondée en 1965, a été baptisé Université Heinrich Heine en son honneur.




L'effet Werther


André Glasmacher, traduction Pauline Grison, publié en juin 2005

Lorsque le nombre de suicides augmente après la mort délibérée d'une personne célèbre, on parle de « suicides d’imitation transmis par les médias » ou d'« effet Werther ». Ce concept est apparu pour la première fois il y a trente ans, mais le phénomène est plus ancien. En 1775, le conseil municipal de Leipzig interdit le commerce et la vente d'un roman paru anonymement une année auparavant, et ce au motif « que les exemples de suicides deviendraient plus nombreux ». Il est également interdit de porter des vestes bleues et des pantalons jaunes, car ce sont les habits que porte le héros du livre lorsqu'il se suicide.

L'auteur, un jeune étudiant en droit au nom de Goethe, reçoit rapidement des lettres de pères aigris qui le rendent coupable de la mort délibérée de leurs fils: « Mon fils aussi avait souligné plusieurs passages de Werther, Dieu exigera de vous des comptes quant à l'utilisation de vos talents », peut-on lire dans une de ces lettres. Mais Goethe rejette toute culpabilité, il écrit : « Et vous voulez maintenant demander des comptes à un écrivain et condamner une œuvre qui, mal interprétée par quelques esprit bornés, a tout au plus libéré le monde d'une douzaine d'idiots et voyous, qui n'avaient rien de mieux à faire que de souffler la dernière lueur de leur faible lumière ».

Le roman censé être la cause de tous ces suicides est composé de lettres fictives que le jeune Werther écrit à un ami. Werther se trouve à W., une ville dans laquelle il s'est rendu pour régler un héritage. Il y fait la connaissance de Lotte, dont il tombe bientôt éperdument amoureux. Or, Lotte est déjà fiancée à Albert, un aimable honnête homme. Werther va rapidement devenir son ami, mais leur relation reste tendue. Conscient que son amour pour Lotte est sans espoir, il quitte W. précipitamment et trouve une place de diplomate à la cour d'un duc. Ecœuré par la suffisance qui y règne, il revient finalement à W.

Entre-temps Lotte et Albert se sont mariés, et une satisfaction de son amour semble plus impossible que jamais. C'est dans ce contexte que Werther ose un soir cet acte inimaginable et si souvent rêvé: alors qu’Albert est absent, que dehors une tempête se déchaîne et que Lotte lui lit des poèmes d'Ossian, il l'étreint et l'embrasse. Mais Lotte le repousse et dit ne plus jamais vouloir le revoir. Rien désormais ne retient Werther à la vie, il emprunte des pistolets à Albert et se suicide. Le roman s'achève sur ces mots: « Il s’était tiré une balle dans la tête au-dessus de l’œil droit, la cervelle avait giclé (…) Aucun prêtre ne l'a accompagné. »

Goethe, c'est Werther, le roman est le miroir de son amour pour Charlotte Buff, rencontrée à Wetzlar durant l'été 1772 et également déjà promise. La fin tragique de Werther lui a été inspirée par Karl Wilhelm Jerusalem, une lointaine connaissance de Goethe qui se suicide en octobre 1772 à la suite d'un amour déçu. Le succès du livre s'explique aussi par son réalisme: Werther est un personnage issu directement de la vie réelle et en qui une génération entière se reconnaît: Werther est l’homme moderne, tiraillé entre la société oppressante et étroite, et son for intérieur, le « cœur », qu'il invoque constamment comme symbole de son désir d’épanouissement personnel.

Que ce soit justement à cause de ce « cœur » que Werther échoue, là est le tragique; car ce qu'il vit est une phase de transition que doit traverser chacun dans son jeune âge. Enrichissante par l'intensité des sentiments et malgré toutes les douleurs, celle-ci ne devrait donc pas s'achever par un suicide, mais amener au contraire à une nouvelle étape de la vie. En 1821, Goethe dit à son secrétaire Eckermann: « Cela serait certainement grave si chacun ne devait pas connaître une fois dans sa vie une période où le Werther lui apparaîtrait comme ayant été écrit spécialement pour lui ».

 

Pour approfondir

Johann Wolfgang von Goethe, Les souffrances du jeune Werther, Aubier Montaigne 1992, Collection bilingue, € 9,00 ISBN : 2700710142


Biographie express de Goethe

Maja Langhammer, publié en mars 2004

Johann Wolfgang von Goethe est né le 28 août 1749 à Francfort sur le Main. Il reçoit une éducation pluridisciplinaire, dispensée par son père et des précepteurs. Il entreprend des études de droit et travaille ensuite comme avocat à Francfort sur le Main. Pendant ses études, il se consacre déjà à la poésie. Son roman, Les souffrances du jeune Werther, publié en 1774, connaît un énorme succès. Cette œuvre fait de Goethe l'un des écrivains les plus connus d'Allemagne. Il se rend à Weimar en 1776 et y rejoint la fonction publique. Entre 1776 et 1778, il entreprend son fameux voyage en Italie, pendant lequel il se livre à de nombreuses recherches en sciences naturelles. En 1782, la maison de Weimar où il vivra jusqu'à sa mort, le 22 mars 1832, lui est offerte. Les œuvres les plus célèbres de Goethe sont, outre ses poèmes et ballades, Les souffrances du jeune WertherFaust ainsi qu' Iphigénie en Tauride.




Le fils prodige. Le Livre de Jens Bisky Né un 13 août – Le Socialisme et moi


Nadja Dumouchel, traduction Julien Deroin, publié en mars 2005

La réputation de la famille Bisky n'est plus à faire. Lothar Bisky est président du PDS, Norbert Bisky un artiste très demandé croulant sous les commandes et Jens Bisky rédacteur culturel à la Süddeutsche Zeitung. Ils font un peu penser à la famille Mann dont presque tous les membres étaient illustres mais en même temps voués à rester toujours dans l'ombre de Thomas, le patriarche. Jens Bisky trouve la comparaison « un peu simpliste », de même qu'il contesterait sans doute l'idée que sa famille est une famille typiquement est-allemande. Il vient d'écrire un livre sur son enfance en Allemagne de l'Est : Né un 13 août – Le Socialisme et moi.

C'est son premier livre. Il porte sur les 23 années que Jens a vécues en Allemagne de l'Est mais aussi sur son parcours après la chute du mur. Il y parle avec sérénité de son enfance et de sa famille, de sa jeunesse entre « un poêle en faïence, un portrait de Che Guevara et une édition de Goethe.» Dans les premiers chapitres, Jens ne tarit pas d'éloges sur son propre compte : il est le fils prodige de la famille Bisky, ses parents sont tous les deux des personnalités renommées dans l'autre Allemagne. Son père en tant qu'universitaire et futur directeur de l'Ecole supérieure du cinéma de Babelsberg, sa mère en tant que fonctionnaire du parti dans le domaine culturel. Jens aussi s'engage de bonne heure. Il est membre des diverses organisations de jeunesse, un membre toujours apprécié, dynamique, poli et serviable. C'est du moins ce que prétendent ses certificats. Cependant, il apparaît rapidement que l'éloge de soi est au fond une autocritique : la réussite de Bisky en RDA montre finalement à quel point il était adapté au système.

Dans son livre, Bisky s'interroge sur son aveuglement et sur sa complicité : « Je n'avais pas construit le mur, dénoncé personne, ni abattu aucun fugitif. Mais j'étais membre du parti qui avait organisé, justifié et commandé tout cela.» C'est un aveu, une réflexion sur son propre passé dans laquelle il dévoile beaucoup de lui. Son ambition à l'école, par exemple, ou l'activité de sa mère comme collaboratrice officieuse de la Stasi et plus généralement les idéaux politiques de ses parents. Bien sûr, en avouant ouvertement ses faiblesses Bisky laisse une impression sympathique mais la grande franchise de son écriture présente quelques failles. Ainsi, le lecteur se demande ce que la phrase « mes parents n'ont jamais justifié, mais expliqué les morts tués en tentant de franchir le mur et les interdit » peut bien vouloir dire. Malheureusement, la suite ne nous apprend pas quelle explication précise la famille Bisky en a donné, ce qui aurait été tout à fait intéressant, mais passe sans transition au sujet suivant.

Bien que de nombreux petits détails et anecdotes en rendent la lecture passionnante, cette autobiographie présente quelques longueurs. Plusieurs chapitres parlent de l'époque où Bisky servait dans l’Armée Nationale Populaire. Les quatre années que Bisky a passées dans l'armée peuvent avoir été un événement tout à fait central dans sa vie, elles n'en sont pas moins d'un intérêt médiocre pour le lecteur moyen. Le chapitre Soleil de novembre, dans lequel Bisky parle des ses débuts en tant que journaliste sur la radio jeune DT64 redonne un peu d'allant à la narration. Bisky semble avoir évolué et commence à voir les choses sous un autre angle. Il commence à chercher les raisons de son mécontentement dans les dérives de l'Etat et s'érige en observateur critique du régime.

Bisky compare les lendemains de la chute du mur avec « un étrange volcan capable en apparence de se réveiller à chaque instant mais semblant pourtant dénué de feu intérieur, éteint, à bout de force.» Ce n'est que dans les années suivant la chute du mur qu'il prend pour la première fois conscience de toute la signification et de toute la dimension de la RDA. Il découvre un pays caché sous la « patrie socialiste » et dont il n'avait presque rien su dans sa jeunesse. Ce marxiste convaincu est déçu par l'Etat qui l'a abusé aussi longtemps. Sa déception est d'autant plus grande qu'il découvre que Wolfram, son premier grand amour, celui qui fut son compagnon pendant des années, était aussi un collaborateur officieux de la Stasi : « Le dispositif de surveillance a fait de la personne que j'aimais le plus un criminel agissant contre ses amis et les miens, contre des personnes de sa connaissance. Je n'arrive pas à tirer un trait sur cette histoire.»


Ce livre est-il alors pour lui le moyen de faire enfin le point ? Souhaite-t-il se donner en exemple et se faire le porte-parole de ceux qui ont vécu une histoire similaire en RDA ? Ce n'est évidemment pas d’Ostalgie qu'il s'agit car Né un 13 août se différencie nettement de livres sur l'Allemagne de l'Est comme Enfants de la zone de Jana Hensel. En effet, il démasque et critique en filigrane le « beau et chaleureux sentiment d'appartenance communautaire » qu'exalte Hensel. Jens Bisky a choisi une autre voie, il aimerait être une voix discordante face à une littérature consacrée à l'Allemagne de l'Est jugée trop nostalgique, une voix précise et claire qui ne donne jamais dans le pathétique. Pour Bisky, les détails importent plus que les sentiments.

Lorsque le livre est sorti fin septembre, des reporters du magazine Der Spiegel ont essayé en vain d'obtenir une déclaration de Lothar Bisky. Jens Bisky s'est détourné de son passé est-allemand et s'est distancié de l'activité politique de ses parents. Son livre se veut un tout autonome. Le mot de la fin de Jens Bisky est qu'il vit dans un pays libre et que « comme si l'histoire voulait nous faire la démonstration appuyée de son ironie, elle a déplacé quatre des cinq Bisky à l'Ouest. Il n'y a que le Wessi de naissance, mon père, pour rester à l'Est.» Chacun a sa propre voie et sa propre façon de faire face au passé, c'est ce que Jens Bisky a compris et la leçon qu’il donne en chemin au lecteur.

Jens Bisky, Geboren am 13.August, Rowohlt Berlin, € 17,90 ISBN 3871345075 (Ce livre n' a pas encore été traduit en français)

 

Photo de Stephan Koal




La découverte de l'Allemagne - Madame de Staël et son livre De l'Allemagne


André Glasmacher, traduction Lucile More-Chevalier, publié en mars 2005

Lorsque la première partie de son livre De l'Allemagne paraît en 1810 à Paris, Fouché, le ministre de la Police de Napoléon, fait, sans autre forme de procès, confisquer et détruire les 2000 exemplaires imprimés. A une époque où les armées françaises occupent presque la moitié des Länder allemands et où Napoléon a enterré le Saint Empire Romain Germanique, un livre qui idéalise l'Allemagne n'est pas le bienvenu. De plus, Madame de Staël, depuis des années, éprouve pour l'Empereur autoproclamé une vive antipathie, et Napoléon s'attend donc à une franche critique dans l'ouvrage. Madame de Staël est exilée dans son château à Coppet, sur le lac de Genève, où elle est en résidence surveillée. Finalement, De l'Allemagne paraît à Londres, en 1813.

Fille du banquier Jacques Necker, Madame de Staël naît à Paris en 1766. Elle grandit dans un milieu mondain mais imprégné de l'esprit des Lumières, brille dans le salon de sa mère et gagne une réputation de jeune fille charmante et spirituelle. À 20 ans, elle épouse le baron de Staël-Holstein, bien plus âgé qu'elle, a bientôt une aventure à laquelle bien d'autres vont succéder, écrit des nouvelles et un drame. Favorable à une monarchie constitutionnelle, Madame de Staël est finalement conduite à l'exil par la Révolution : en 1792, face aux horreurs de la Révolution française, elle s'enfuit en Suisse et là, dans le château de son père, elle devient le point de ralliement de nombreux intellectuels européens comme Schlegel, Lord Byron et Chateaubriand.

A partir de 1798, Madame de Staël commence à s'intéresser à l'Allemagne, elle lit des traductions de Goethe et de Schiller et se met bientôt à apprendre l'allemand. Fin 1803, elle voyage pour la première fois dans le Nord de l'Allemagne; elle rencontre, à Berlin et Weimar, Schlegel, Fichte, Schiller et rend visite à Goethe. Ce dernier écrit à Schiller en janvier 1804 au sujet de cette rencontre:

« Jai vu Mme de Staël pour la première fois chez moi aujourd'hui, c'est toujours la même impression qui reste : elle se présente, de manière assez grossière malgré toute sa civilité, comme une voyageuse chez les Hyperboréens, dont les épicéas et les chênes, vieux et essentiels, dont le fer et le charbon se laissent encore exploiter, et ce faisant elle prie tout un chacun d'apporter de vieux tapis comme présents et des armes pour se défendre.»

Pour le prince des poètes, Madame de Staël est une interlocutrice exigeante et gênante : elle campe sur ses positions, contredit quand cela lui plaît et, en règle générale, elle n'écoute pas vraiment. Schiller a déjà mis en garde Goethe contre la « très extraordinaire habileté de sa langue », qui était d'après lui le seul côté désagréable de cette personne en tous points charmante.

Goethe, en revanche, aime à provoquer Mme de Staël et à la mettre au désespoir en la contredisant. Elle lui consacre par la suite une grande partie de son œuvre : elle reconnaît sans réserve son rang de poète, mais en tant qu'homme il ne lui fut jamais sympathique, écrit-elle en 1805 dans une lettre dans une lettre à Benjamin Constant, ami de longue date.

En 1807, elle repart pour l'Allemagne, dans le Sud cette fois, où elle découvre Munich et Vienne. Pour faire le bilan de ces voyages, elle rédige De l'Allemagne, dans lequel elle décrit l'Allemagne et ses coutumes, la littérature et les arts plastiques, la philosophie et le protestantisme, largement méconnu en France. Elle ressent un contraste entre le Nord, sérieux et intellectuel avec son goût exalté pour la nature, et le Sud sociable, avec sa civilisation raffinée. Souvent, elle établit des comparaisons directes entre la culture et la façon de vivre allemandes et françaises: « Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conservation ce qui ne convient qu'aux livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu'à la conservation.»


Mais le livre permet surtout de faire connaître le romantisme allemand en France, il présente l'Allemagne comme le pays des poètes et des philosophes et donne naissance à une inspiration mutuelle du romantisme allemand et français, qui dure jusqu'en 1870, au-delà de Heine et de la Jeune Allemagne. Cette image très fortement idéalisée d'une Allemagne innocente qui se consacre tout entière à la poésie contribue à ce qu'on ne remarque pas en France que les Etats allemands commencent, après la victoire de 1815 lors de la bataille des Nations, à se remettre démographiquement, économiquement et militairement. Et lorsqu'en 1870 la France, presque nonchalamment, car elle est sure de sa victoire, déclare la guerre à la Prusse, puis est vaincue sans difficulté, l'image change et l'Allemagne devient un pays de Fridolins qui font du chantage à la guerre. 

Finalement, c'est autour de l'Alsace-Lorraine, que la France cède à l'empire allemand nouvellement formé, que naît, des deux côtés du Rhin, une véritable hostilité qui conduit à la Première Guerre Mondiale, puis à la Seconde. Après cela, sous l'impulsion de De Gaulle, Schumann et Adenauer, commence une phase de rapprochement qui continue aujourd'hui.

Cela a pris du temps, ce qui est d'ailleurs étonnant, car au fond, ces deux peuples se complètent vraiment à merveille. Madame de Staël écrivait : « Le mérite des Allemands, c'est de bien remplir le temps ; le talent des Français, c'est de le faire oublier.»

 

Madame de Staël, De l’Allemagne, Flammarion, 5,09 €,  ISBN 208 0701673

Le portrait de Madame de Staël a été peint par Firmin Massot, Château de Coppet (Suisse), www.swisscastles.ch




L'histoire de Pi


Ursula Meyer, traduction Bricette Domingo-Dohato et d'Ursula Mayer, publié en décembre 2004

Yann Martel a désormais conquis même le public allemand. Après que son roman L'histoire de Pi s’est maintenu, en 2003, cinq mois de suite sur le tableau des meilleures ventes du journal Der Spiegel et après son invitation en tant que professeur à l'Université libre de Berlin, l'auteur canadien reçoit cette année à la Foire du Livre de Leipzig le prix littéraire allemand Bücherbutt. Ayant déjà gagné, en 2002, le prestigieux prix littéraire anglais Bookerprize grâce à la version originale en anglais, Martel, qui s'était fait depuis longtemps un nom en France, bénéficie enfin de la reconnaissance allemande.

L'histoire que raconte Yann Martel - histoire d'un jeune Indien qui, après un naufrage en cargo, doit en partager le canot de sauvetage avec un tigre du Bengale - répand un souffle d'exotisme et d'aventure. Mais il tient du miracle que les deux protagonistes aient survécu à leur odyssée dans un Océan Pacifique regorgeant de requins, de méduses, de poissons volants, de tortues et de baleines.

En effet, dans son roman intitulé L'histoire de Pi, Martel met, à maints égards, la bonne foi du lecteur à rude épreuve. Son protagoniste Piscine Molitor Patel, dont le nom est celui d'une grande piscine parisienne, grandit en Inde. Fils du gérant d'un jardin zoologique, il est réveillé chaque matin par le rugissement des lions. Plus tard, le garçon se découvre un intérêt pour la foi catholique, l'Islam et l'Hindouisme. D'après son père non croyant, Pi "attire les religions comme les chiens, les puces", si bien que le jeune adepte a failli déclencher une querelle religieuse. Pour des raisons politiques, la famille décide d'émigrer au Canada. Elle déménage, et avec elle, tout le zoo. Mais le cargo japonais sur lequel ils ont embarqué finit par faire naufrage en haute mer. Seul survivant de cette catastrophe, Pi se retrouve alors sur une chaloupe avec une hyène, un zèbre, un orang-outan et Richard Parker - c'est le nom que porte le tigre en raison d'une erreur administrative. Finalement, Richard Parker et Pi seront les seuls rescapés. Le garçon, bien qu'il soit pacifiste et végétarien, apprend à tuer des tortues et des poissons, afin de se nourrir en même temps qu'il nourrit son ennemi le tigre pour ne pas devenir la proie de ce dernier. Enfin, plus de sept mois après, tous les deux débarquent au Mexique.

Tout cela, on l'apprend à travers les yeux du jeune Indien. Dans le roman, le personnage fictif représentant un auteur en quête d'histoires extraordinaires, tombe sur Pi qui lui en raconte une "lui donnant la foi en Dieu". Même si l'écrivain a parfois des doutes, il décrit l'expérience de Pi à la première personne du singulier. Et il se permet d'interrompre continuellement le flux du récit pour rajouter ses propres observations concernant son interlocuteur énigmatique et déconcertant.

Non sans un brin d'ironie envers sa propre activité d'écrivain, Yann Martel fait pourtant, avec ce roman, preuve d'une énorme imagination. Avec des mots simples, mais précis, l'auteur montréalais décrit en trois parties la vie de Pi en Inde, son combat de survie sur l'océan Pacifique et  son hospitalisation au Mexique après avoir été sauvé. Malheureusement, la partie centrale du livre s'éternise. C'est peut-être dû au fait que tous les épisodes, par exemple celui de l'île d'algues carnivores, si incroyables soient-ils, ne changent tout compte fait rien à la situation désespérée du tigre et du garçon.

En revanche, Martel se distingue par ses talents d'observateur et ses comparaisons originales entre le monde des animaux et celui des hommes, notamment en ce qui concerne la religion. Pour Martel, la situation dans laquelle se retrouvent le jeune fidèle et le tigre, parqués dans un espace très restreint, est une image de la condition humaine. C'est ce qu'il a dit dans une interview pour le magazine culturel québecois Voir.  Selon l'auteur, « le garçon qui croit symbolise ce qu'il y a de meilleur en nous-mêmes, le point le plus élévé que peut atteindre l'imagination humaine, en même temps qu'il est entravé comme les animaux par des besoins fondamentaux, c'est-à-dire sujet à la peur, à la faim et en quête d'amour.» Que cette métaphore se rapproche des faits, on l'apercevra dans les remarques de Pi, une fois sauvé et hospitalisé, qui sous-entendent qu'il pourrait s'agir non pas d'une histoire réelle mais d'une fable où les animaux sont remplacés par des hommes et où le tigre n'était qu'une chimère qui lui a permis de refouler sa propre défaillance. Ainsi, Pi déconcerte-t-il les fonctionnaires japonais qui étaient venus faire la lumière sur ce naufrage. De même, c'est aussi au lecteur de décider ce en quoi il veut ou non croire.

Yann Martel, Histoire de Pi,Editions de Denoel, 20,00 Euro, ISBN 220725531X


Qui est Yann Martel ?

Yann Martel, fils d'un diplomate et poète montréalais, est francophone, maîtrise le Français parfaitement, mais écrit en anglais, langue qu'il a apprise à l'école et dans laquelle il peut exprimer ses pensées les plus subtiles. Depuis sa naissance en 1963 en Espagne, il a accompagné ses parents lors de leurs voyages à travers le monde entier. Il fait ensuite des études de philosophie à Toronto et Montréal où il vit depuis 1991. Son roman Life of Pi (2002) a été traduit en plus de quarante langues, la version française ayant été produite par ses parents. Une adaptation à l'écran est même en cours.




Le vrai Don Juan. Propos sur le nouveau livre de Peter Handke


André Glasmacher, traduction Christelle Perico, publié en décembre 2004

Proche des ruines du monastère français Port-Royal-des-Champs se trouve une auberge, abandonnée de ses clients. Le cuisinier, aujourd'hui sans emploi, s'occupe du jardin de l'auberge, va se promener, lit et rêvasse; jusqu'au jour où une branche pointue de noisetier s'écrase dans le jardin, suivie de Don Juan, enjambant le mur. Celui-ci fuit, les femmes bien sûr. Il s'installe chez le cuisinier et lui raconte durant la semaine qui suit, les sept jours qu'il passé avec sept femmes du Caucase, du Proche Orient, d'Afrique du Nord, de Scandinavie et des Pays-Bas.

Don Juan raconte ses histoires au cuisinier uniquement le soir, après les repas. Durant la journée ils rôdent tous les deux dans les environs, aux alentours de ruisseaux dans des vallées boisées, du château de Rambouillet, de la centrale atomique de Saclay, des sources de la Bièvre et vont dans un cinéma à Trappes. Ce livre, fidèle à la devise de Handke, remettre les choses en question, de les laisser en suspens puis de prendre du recul pour y réfléchir, permet au lecteur de découvrir un Don Juan qui n'a rien à voir avec l'image caractéristique connue et cynique du Don Juan libertin et qui surprend par le fait que le Don Juan de Handke n'est justement pas un séducteur : « Il n’a jamais séduit une seule femme » affirme-t-il.

Don Juan a bien plus un « pouvoir » devant lequel il éprouve de la timidité, car les femmes le voient comme étant leur homme, celui qui donnera du sens à leur vie. Don Juan est au contraire un homme esseulé, qui a perdu le sens de sa vie. Il a perdu son enfant il y a des années, le seul être qu'il ait jamais aimé. Il fait le tour du monde sans repos, sans but, seuls la peine et le désespoir le guident. Don Juan apparaît sous la plume de Handke comme une sorte de comte de Saint-Germain, qui rôde désemparé à travers les siècles. Il est par là même la contre figure méditerranéenne du Faust nordique : Molière, Da Ponte, Kierkegaard et Frisch lui ont consacré des lignes.

La différence entre les deux ne pourrait en effet être plus grande : alors que Don Juan souhaiterait répéter le moment indéfiniment, Faust sait qu'il doit le fuir sans quoi il serait perdu dans l'immobilisme. Le temps est de ce fait le problème principal de Don Juan. Tous ses sens sont fixés sur ce point, être le « maître de son temps » voilà son métier. Don Juan devient nerveux dès qu'il n'est plus le maître de son temps, les instants se transforment en secondes et il commence à compter les choses autour de lui, l'équilibre du monde commence à chanceler.

Peter Handke croit passionnément à la force de la fiction dont il ressent plus fortement le pouvoir que celui de la simple réalité, un soupçon de rêve adhère à ses explications, les frontières entre les épisodes sont diffuses, le rêve et la réalité s'entremêlent. Bien que l'histoire se situe dans le présent, elle est bizarrement intemporelle comme tant de ses paysages littéraires. Handke dit qu'il écrit dehors, dans une clairière ou dans le jardin de sa maison, à Chaville en banlieue parisienne, le crayon à la main, se servant d'un brouillon, et cet environnement se ressent dans ses écrits : il parle du sable qui étincelle dans un filet d’eau, il voit une peau de serpent pendant à une branche, il entend le bruissement des branches de cèdre et il voit luire le jaune argile et le rouge marne, il plonge dans chaque mot et en ressent chaque vibration.

Le nouveau livre de Handke est dans son ensemble un court plaisir, après seulement 160 pages se termine l'histoire de Don Juan, qui se réclame d’être la pure vérité et en même temps prolonge la légende. Le livre finit sur ces mots : « L'histoire de Don Juan ne peut avoir de fin, et ceci est, noir sur blanc, l'histoire définitive et vraie de Don Juan ».

Peter Handke, Don Juan (parle de lui-même). Maison d'édition Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 156 pages, 16,80 Euro, (ISBN 3–518 41636–7)




Totalement névrosées – le nouveau livre de Françoise Cactus


André Glasmacher, traduction Véronique Cartelet, publié en septembre 2004

Françoise Cactus, à vrai dire, est douée dans beaucoup de domaines. Elle forme avec Bretzel Göring le groupe Stereo Total, fait de la musique et de la peinture. Mais aujourd'hui, pour être reconnu comme un génial touche-à-tout, il faut aussi écrire des livres. Pour pouvoir mieux naviguer en allemand et éviter au lecteur de devenir alcoolique, elle s'aide pour écrire d' un dictionnaire intitulé Sag es treffender (Ce qui pourrait se traduire par Trouver le mot juste, Employer les bonnes expressions). Grâce à cette merveille, Cactus ose s'aventurer régulièrement sur le verglas de la langue allemande.

Son nouveau livre s' intitule: Neurosen zum Valentinstag (Névroses à la Saint-Valentin). Il s'agit d' un recueil de douze nouvelles dont les personnages sont des filles, qui ne sont plus des jeunes filles, ou des femmes, atteintes de névroses multiples, qui essaient d'une façon ou d'une autre de

s'emanciper et recherchent tout de même l'amour. C'est le cas par exemple de Nicole, qui revient d'entre les morts et rend visite à son ami ou de Julie, qui passe par toutes les affres de la jalousie.

Les narratrices sont aussi des caricatures de la Mitte-Girl berlinoise(des jeunes femmes très chics qui habitent dans les quartiers dits branchés), qui entre les arrondissements Friedrichshain et Mitte de la capitale allemande, Rio de Janeiro et la Bourgogne, cultive ses névroses des hommes et qui constate après un mariage précipité: « Le désir de vivre de manière plus intense était distinct. Cela menait, encore une fois, à l'adultère.»

Et tout recommence depuis le début dans le club berlinois Ego. Dans un entretien avec le magazine berlinois Monomag, Cactus affirme que certains traits de son caractère se retrouvent dans les protagonistes. Une jeune fille qui aide ses camarades de classe à régler leurs problèmes sexuels, alors

qu'elle-même est encore vierge, une veuve qui réfléchit sur la vie commune avec son partenaire qui vient de décéder et dont elle a un peu précipité la fin: est-ce bien là la vraie Françoise Cactus ?

Les nouvelles, qui sont presque toutes écrites à la première personne, rappellent les glaces à la crème italiennes sur lesquelles les gens se précipitent dès les premières chaleurs. La première boule a un goût délicieux, mais les suivantes, surtout si elles sont trop nombreuses, ont un goût trop sucré et trop artificiel. Si le lecteur lit par contre ces nouvelles une par une dans le métro ou en attendant que les pâtes soient cuites al dente, leur côté bizarre et grotesque peut avoir un certain charme.

Le charmant petit accent de Madame Cactus, qui est en somme devenu un peu sa marque de fabrique, fait regretter que le livre ne soit pas aussi proposé en version audio. Son écoute serait sans doute plus agréable que sa lecture. Mais voilà, les livres sont faits de mots et de lettres et non de sons comme Stereo Total.

Son livre est paru aux éditions Rowohlt et coûte 14,90 € (Le livre n'a pas encore été traduit en français.)


Biographie express de l'auteur

La Française descend d'une vieille lignée d'aristocrates bourguignons. A douze ans, elle remporte le premier prix d'un concours littéraire local et reçoit un stylo en argent. Deux ans après, elle écrit son premier roman Photo-Souvenir. Les critiques lui décernent alors le label « littérature de lolita ». En 1985, elle fonde à Berlin son premier groupe de rock et publie dans les années suivantes les romans Autobigophonie (1997), Abenteuer einer Provinzblume (1999) et Zitterparties (2000). En 1993, elle fonde avec Brezel Göring le groupe Stereo Total, qui mêle chanson française, musique punk et pop électronique et est devenu un groupe culte.




L'insuffisance du bonheur amoureux – Marc Lévy et son roman Où es-tu ?


Nicole Schaar, traduction Anne Le Touzé, publié en septembre 2004

« J'écris comme je vois !» C'est ainsi que Marc Lévy définit lui-même sa littérature, et Steven Spielberg s'est déjà assuré les droits de son premier roman (Et si c' était vrai). Grâce à cette œuvre de début, l'auteur n' a pas seulement touché le cœur du public français, son roman est devenu rapidement un best-seller international. Vingt-huit pays ont été conquis par cette histoire pleine d'émotions, qui parle de l'amour, d'amitié et de confiance sans borne, bien que l'auteur l'ait à l'origine écrite seulement pour son fils. Il voulait lui « raconter l'histoire d'un homme qui tombe amoureux de l'intérieur d'une personne, et non de son emballage ». Aujourd'hui, il récidive. L'ancien architecte se consacre désormais complètement à l'écriture. Marc Lévy ne vit plus en France mais fait la navette entre Londres et New York. Un auteur qui réussit, donc. Et que nous donne-t-il ? Il raconte toujours des histoires d'amour, comme dans son deuxième roman Où es-tu ?

Au début du livre, une idylle qui semble parfaite. Philip et Susan sont un couple heureux, ils s'aiment et sont attachés l'un à l'autre depuis l'enfance par un lien très fort. Pourtant Susan ressent depuis toujours une attirance vers le vaste monde, elle ne veut pas vivre une vie normale ni rêver en permanence de réussite matérielle. Lorsque de violents cyclones touchent le Honduras, Susan décide de partir pour apporter son aide aux enfants qui ont perdu leur toit dans la tempête.

Soudain, tout est chamboulé. L'histoire est racontée de deux points de vue complètement différents. Alors que Susan renonce à sa propre vie pour aider les gens au Honduras, Philip se lance dans des études et s'installe à New York. Les lettres qu'ils échangent sont la seule chose qui relie les deux personnages. Celles-ci permettent au lecteur de constater leur éloignement progressif. Susan avait l'intention de partir pour deux ans. Elle et Philip se donnent rendez-vous dans un bar, à l'aéroport où jadis leurs chemins se sont séparés. Ce bar représente le point de repère des deux protagonistes, le seul endroit où ils se rencontrent, se font des reproches et s'accrochent désespérément l'un à l'autre. La petite table à la fenêtre devient au fur et à mesure de l'histoire un symbole, un point de rencontre entre deux mondes, un lieu où le temps ne compte pas, et où les décisions cruciales de leurs vies prennent corps.

Mais Susan ne revient pas, le Honduras passe en premier pour elle. Les deux personnages s'éloignent inexorablement au fil des ans, Philip finit par en épouser une autre. Tout a l'air de s' évoluer dans le bon sens, chacun est heureux à sa manière et semble avoir trouvé son équilibre. Jusqu'au jour où Philip apprend que Susan a perdu la vie dans une tempête et qu'elle lui lègue ce qu' elle a de plus cher au monde: sa fille. Soudain tout est de nouveau chamboulé et la femme de Philip se sent complètement dépassée. Car désormais ce ne sont pas seulement les photos de Susan qui sont partout, mais aussi sa fille qui s'immisce dans leur vie. Dès lors, elle semble à son tour s'éloigner de plus en plus de son mari.

Marc Lévy a su créer encore un roman magnifique basé sur une simple histoire d'amour mais qui porte en lui bien plus que cela. Il décrit de manière fascinante deux lieux de vie totalement hétérogènes. D'un côté, la noblesse et le rythme effréné de New York, où Philip bâtit sa vie, de l'autre le Honduras et ses contradictions: un pays dans lequel il ne s'agit pas seulement de réaliser ses rêves, mais de survivre et de ne pas perdre espoir. Lévy décrit la peur des hommes dans un monde où comptent d'autres valeurs que celles d'un New York agité et épris de pouvoir. Toutefois

l'auteur ne condamne personne et tente d'expliquer de manière empathique comment les deux personnages font face à ces modes de vie: Susan, qui n'a jamais pu accepter la mort de ses parents et qui essaie de rendre le monde meilleur. Philip, qui espère le retour de Susan jusqu'à succomber à la solitude et sembler se jeter corps et âme dans l'amour de Marie afin de retrouver goût à la vie. Et puis Lisa, la fille de Susan, qui doit soudainement vivre chez Philip et bâtir sa vie sur ses souvenirs d'enfance au Honduras. Cette enfant se trouve soudain « sur le chemin d' une enfance différente, marquée par autre chose que la mort, la solitude et la misère ».

Le roman de Marc Lévy met en évidence les disparités entre deux pays et tente en même temps d' en montrer les points communs. L'auteur utilise de nombreuses descriptions qui donnent l'impression au lecteur d' assister en personne aux échanges entre les personnages et à leurs émotions, de voir des avions voler dans le ciel ou des trombes d'eau se déverser sur des hommes impuissants, engloutissant tout sur leur passage. La lecture est autant fascinante qu'effrayante.

Marc Lévy nous montre la vie à l'autre bout du monde, il nous rend attentif à un pays dont la destinée est assombrie par des catastrophes naturelles. Il nous demande de réfléchir à notre vie, et « de mûrir et d' accepter les choses au lieu de les combattre ».

Marc Lévy, Où es-tu ?  Pocket, 6,00 €, ISBN : 226612269X




Interview avec Jean-Philippe Toussaint


Claudia Hennen, Traduction Claudia Hennen et Hilka Dierker, publié en juin 2004

A la fin du mois de septembre, Jean-Philippe Toussaint a présenté à la maison de la littérature de Berlin-Charlottenbourg la traduction allemande de son nouveau roman, Faire l’amour. L’écrivain belge, qui possède aussi le passeport français, et dont sept de ses romans ont été depuis lors traduits en allemand, avait déjà convaincu la critique internationale lors de la parution de son premier roman, La Salle de bain, en 1985. Son septième roman a reçu le même accueil enthousiaste des critiques, peut-être aussi parce que l’auteur s’est confronté pour la première fois à un thème éternel par excellence: l’amour. Claudia Hennen a rencontré l’écrivain à Berlin pour parler de son nouveau roman.

Monsieur Toussaint, vous avez présenté votre nouveau roman Faire l’amour à Berlin. Vous avez déjà passé un an à Berlin, quel est votre rapport avec cette ville ?

J’ai habité dans plusieurs villes dans le monde, mais toutes n’apparaissent pas dans mes livres. C’est pourtant le cas de Berlin, qui est vraiment au cœur d’un de mes livres, La Télévision : fasciné par cette ville, j’ai décidé d’en faire l’un des thèmes de ce livre. Maintenant, c’est un peu la même chose qui est arrivée avec mon dernier roman, Faire l’amour ; j’ai décidé de le situer au Japon parce que j’ai aussi une fascination pour le Japon.

Vous avez également écrit les Berliner Fussnoten dans le journal Die Zeit. Quand on regarde par exemple la troisième note, qui parle d’une visite dans une charcuterie allemande, c’est assez cynique. Quelle est votre impression du peuple allemand ?


Les Berliner Fussnoten, c’est un registre plus léger. J’ai parfois écrit des impressions de voyage, parce qu’on me l’avait demandé. Dans ce cas-là, c’était Die Zeit qui m’avait demandé d’écrire sur Berlin. C’est quelque chose que je n’avais pas l’habitude de faire. Et donc, j’ai réussi à trouver un angle d’attaque : écrire de petites scènes, quelque chose d’extrêmement léger, qui parle de la vie quotidienne. C’est vrai, c’est une sorte de revanche sur les difficultés que j’ai éprouvées dans une charcuterie allemande pour avoir la tranche la plus épaisse – donc ce sont de petites expériences autobiographiques que je transforme en livre. Mais il n’y a pas de vrai regard critique sur l’Allemagne en général ou sur les Berlinois. Je crois au contraire qu’on peut dire que le fait de situer un roman comme La Télévision à Berlin, c’est un hommage à la ville. Parce que j’ai vraiment aimé Berlin, même s’il m’arrive parfois d’avoir la dent dure. Par exemple, les voisins dans La Télévision sont un peu égratignés. Il y a les travers que j’observe, mais ça fait partie de la littérature … Vous connaissez le proverbe : « Qui aime bien, châtie bien ! ».   

Vous avez donc situé votre nouveau roman au Japon. Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous fascine dans ce pays ?

Ça aussi, c’est une expérience autobiographique, parce que j’ai fait beaucoup de voyages au Japon. J’ai résidé quatre mois à Kyoto, et toujours, je me disais : « un jour, je vais faire quelque chose sur le Japon ». Peut-être un livre, peut-être un film. Je ne savais pas. Et à part sur le Japon. Peut-être un livre, peut-être un film. Je ne savais pas. Et à part quelques petits textes que j’avais écrits pour une revue, je savais qu’il y aurait un jour un texte plus fort, qui serait aussi une sorte d’hommage au Japon. J’ai beaucoup attendu jusqu’à ce que ce soit vraiment prêt ; un livre plus grave, un livre sur une séparation. Le Japon est un pays qui me fascine par son décor, son atmosphère et sa lumière. Le thème du livre va très bien avec les paysages et le décor japonais.

Pourquoi écrire un roman sur l’amour ou sur la fin de l’amour ?

Il n’y a pas de raison particulière. Pourquoi écrire un roman, je pourrais retourner la question. Il y a parfois des thèmes qui me semblent s’imposer à moi … C’est vrai que j’aime les grands thèmes, je n’ai pas peur des grands thèmes. L’amour, c’est un thème énorme évidemment, mais j’aime bien me confronter aux très grands thèmes. Je n’ai rien à dire de particulier d’un point de vue d’un essai sur l’amour, mais beaucoup plus du point de vue du concret, de l’intime, du quotidien. Ça m’intéressait beaucoup d’aborder ce que je n’ai pas vraiment traité dans mes livres précédents : la question de l’amour, mais aussi de la sexualité, parce que Faire l’amour, c’est à la fois l’amour, mais aussi la sexualité.

Il me semble qu’il y a une ambiguïté par rapport au titre de votre nouveau roman. Pour moi Faire l’amour signifie plutôt un sentiment présent, bien que vous racontiez la fin d’un amour.

Disons que j’assume cette ambiguïté. Et même, je dirais que c’est un peu ce que je voulais dire. C’est un livre sur la séparation, mais c’est aussi un livre sur l’amour. L’idée que j’avais eue au point de départ était de raconter la première nuit d’amour d’un couple et la dernière nuit d’amour. Et de montrer qu’il y a peut-être plus d’amour lors de la dernière nuit d’amour que lors de la première, où justement les personnages font connaissance … Mais lors de la dernière, ils se connaissent beaucoup plus et le sentiment amoureux est beaucoup plus fort, l’intensité de l’amour est beaucoup plus forte ! Donc, c’est très paradoxal, mais c’est très intéressant aussi.

Est-ce que vous avez eu des modèles, comme Les Souffrances de jeune Werther, de Goethe, ce classique allemand qui traite du chagrin d’amour ?

Pas particulièrement Goethe, car je ne l’ai pas relu depuis longtemps. Barthes et Le Fragment d’un discours amoureux non plus, parce que je l’ai lu après … C’est une excellente raison, n’est-ce pas ? (Rires) Il n’y a pas de livres auxquels j’ai pensé. Les seules oeuvres auxquelles j’ai parfois pensé, ce sont les deux derniers films de David Lynch. Ils sont très intéressants dans leur construction, leur structure et leur façon d’être très près du rêve. À un moment, dans le roman, j’y pensais et je me suis dit : je pourrais faire cette scène comme ça, en allant assez loin vers le rêve, et puis finalement, on ne sait plus si c’est le rêve ou la réalité, mais il faut le traiter comme la réalité. Même si c’est un univers de rêve, il faut lui donner la force de la réalité.

On parle souvent de votre langage filmique. De plus, vous avez vous-même tourné plusieurs long-métrages, dont deux adaptions de vos romans. En quel sens le cinéma inspire-t-il votre travail littéraire ?

Pour moi, les influences sont autant littéraires que cinématographiques. Je suis influencé par certains cinéastes, dont David Lynch, mais aussi beaucoup Michelangelo Antonioni. Ça me semble intéressant, sa façon d’être très discret, très subtil, très fin …

Quand vous écrivez, pensez-vous à un film ?

Quand j’écris, j’ai plutôt un livre dans la tête. Il y a des images qui viennent, mais elles sont plus proches du rêve que du cinéma. C’est à dire que plutôt qu’écrire des scénarios de films, c’est comme si je retranscrivais des rêves. Ce sont donc des images qui sont à la fois visuelles et mentales. Ce ne serait pas du tout la même démarche si j’écrivais un scénario. En plus de cela, ces images sont très marquées par la littérature.

Dans votre nouveau roman le protagoniste porte un petit flacon d’acide sur lui. C’est classique et cela rappelle ces mélodrames allemands, où les amoureux s’empoissent à la fin …


Évidemment, c’est un ressort dramatique très fort. Et bien sûr, sur ce point-là, je l’ai utilisé au maximum. D’autant plus que, dès la première phrase du livre, le lecteur apprend que le protagoniste porte ce flacon d’acide dans sa veste. Et en fait, on ne sait pas ce qui va arriver avec cet acide. Il y a plusieurs solutions : le personnage peut se blesser, voire se suicider. Il peut aussi agresser la femme qu’il aime, ou bien agresser quelqu’un d’autre. Une toute autre solution est encore possible. Mais tout le temps, il y a une menace. Tout au long du livre, la dramatisation est présente. Dans cette histoire d’amour finissant, la possibilité d’un drame est tout le temps présente. On m’avait dit que dans mes premiers livres, qui sont plus légers, les personnages avaient l’air d’être prêts à se suicider. Par exemple, dans Monsieur, il y a ce moment, où le protagoniste se promène sur le toit. Le lecteur pense peut-être qu’il va se jeter dans le vide. Je n’ai pas traité cette hypothèse comme une véritable menace, mais c’était possible. Mais dans Faire l’amour, j’ai vraiment mis en scène la menace. J’ai consciemment utilisé ce procédé dramatique.

Les critiques en France étaient enthousiastes, on a parlé de votre meilleur roman. Êtes-vous d’accord ?

C’est une question qu’on m’a aussi posée à Francfort, non pas à propos des critiques françaises, mais à propos de la première critique allemande, qui a paru dans le Neue Zürcher Zeitung, dans laquelle on disait à la fin que c’était mon plus beau livre. On m’avait demandé si j’étais d’accord. Et oui, je suis tout à fait d’accord, c’est mon plus beau livre. Mais ça ne veut pas dire que c’est le meilleur ! Donc, j’ai un peu joué sur les mots : Est-ce que c’est le plus beau ? Oui ! Mais est-ce que c’est aussi le meilleur ? Je ne le sais pas …

Photographies de Mirko Schmidt, Photographie de la Une (Toussaint avec lunettes de soleil) de Madelaine Santandréa 


Faire l’amour : une histoire d´amour…


Bernadette Knapp, publié en juin 2004

«C´est la nuit où nous avons fait l´amour ensemble pour la dernière fois. Mais combien de fois avons-nous fait l´amour ensemble pour la dernière fois? Je ne sais pas, souvent.»

Faire l´amour, sixième roman de l’écrivain belge, Jean-Philippe Toussaint, raconte la fin d’une histoire d’amour, une nuit à Tokyo...

Il s’agit avant tout d’un livre sur l’errance, mais aussi sur le souvenir et les tourments de l´âme.

L´histoire peut être formulée brièvement : le narrateur accompagne Marie, sa compagne depuis sept ans, dans un séjour au Japon, à Tokyo. Marie, qui est styliste, va y présenter sa ligne de vêtements.

La première partie du récit se situe quelques heures après l’arrivée du couple à Tokyo. Souffrants du décalage horaire, harassé de fatigue, ils se harcèlent, se repoussent et s’unissent dans une nuit qui semble ne jamais devoir finir. Et pendant qu’ils se meurtrissent dans cette joute amoureuse, le narrateur se rend compte qu’il s’agit de la dernière nuit passée avec Marie, la dernière fois qu’ils font l’amour. La fin d’une histoire en somme.

«Le jour même où Marie me proposa de l´accompagner au Japon, je compris qu´elle était prête à brûler nos dernières réserves amoureuses dans ce périple. N´eût-il pas été plus simple, si nous devions nous séparer, de profiter de ce voyage prévu de longue date pour reprendre un peu de recul l´un envers l´autre? Était-ce la meilleure solution de voyager ensemble, si c´était pour rompre? Dans une certaine mesure, oui, car autant la proximité nous déchirait, autant l´éloignement nous aurait rapproché. Nous étions en effet si fragiles et désorientés affectivement que l‘absence de l´autre était sans doute la seule chose qui pût encore nous rapprocher, tandis que sa présence à nos côtés, au contraire, ne pouvait qu´accélérer le déchirement en cours et sceller notre rupture…»

En fait la relation entre les deux protagonistes peut être symbolisée par le tremblement de terre, la métaphore qui règne dans ce roman. La terre tremble à Tokyo et la femme pleure, mais de ces pleurs, l´auteur refuse de parler : ils sont dans le livre bien sûr, mais plutôt comme symbole de la passion. « Le tremblement de terre était maintenant indissociablement lié pour nous à la fin de notre amour. »


Par ailleurs, on retrouve dans « Faire l’amour » beaucoup de ciels et de brumes photographiques, une lumière d´hiver pour raconter le deuil qui commence d´un amour déjà fini. Un récit fait de couleurs et d´images, qui compose avec des motifs contemporain pour exprimer l´essentiel du plus simple sentiment humain; aimer.

«J´avais fait remplir un flacon d´acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l´idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu´un. Il me suffirait d´ouvrir le flacon, un flacon de verre coloré qui avait contenu auparavant de l´eau oxygénée, de viser les yeux et de m´enfuir. Je me sentais curieusement apaisé depuis que je m´étais procuré ce flacon de liquide ambré et corrosif, qui pimentait mes heures et acérait mes pensées…». Un flacon d´acide chlorhydrique qui souligne le danger qui tourne autour de cette rupture ?

Assurément,  Faire l’amour  nous fait glisser dans un monde plein de passions, un modèle de partition sismique et sensuelle.

Photographie de Jean Toussaint
Faire l’amour, 184 p., 13 €, Les Éditions de Minuit, ISBN 2.7073.1800.0


Qui est Jean-Philippe Toussaint?

Bernadette Knapp, publié en juin 2004

Né à Bruxelles, le 29 novembre 1957, cet écrivain belge, dont le père est journaliste et la mère libraire est littéralement bercée par la littérature.

En 1978, il obtient le diplôme de l´Institut des sciences politiques de Paris avant d´entreprendre un troisième cycle d´histoire contemporaine à la Sorbonne. Dans ses loisirs, il joue au scrabble et remporte même le championnat du Monde à Cannes en 1973 !

C’est au cours de ses études qu’il commence à écrire sérieusement. Il écrit alors une pièce de théâtre et ses premiers romans. L´un d’eux s´appelle Réécrit sept ou huit fois, qu’il a déjà envoyé à Alain Robbe-Grillet, mais qui n´a jamais été publié.

De 1982 à 1984, il part en Algérie, où il sera professeur de français dans un lycée. Il y fait aussi la connaissance de Madeleine Santandréa, qui deviendra sa femme et qui lui donnera deux enfants, Anna et Jean.

En 1985, il publie La Salle de bain, un roman sur l´incommunicabilité, qui a reçu l´appui de Jérôme Lindon, éditeur des Éditions de Minuit, après avoir été refusé par plusieurs éditeurs. En 1987, il l’adapte pour le cinéma. John Lvoff est à la mise en scène et Tom Novembre dans le rôle principal.

En 1986, Toussaint publie Monsieur, qu´il porte lui-même à l´écran, en 1989, avec Dominic Gould et Eva Ionesco dans les rôles principaux.

Depuis 1990, il alterne publications littéraires et réalisations cinématographiques. En 1991, il publie La Réticence, puis réalise le film La Sévillane, à la base du roman L´Appareil photo.

L´année suivante, l’organisation allemande, DAAD, l’invite à Berlin, où il écrit le scénario et met en scène Berlin 10h46. Plus tard, il travaille sur ses œuvres, La Télévision (1997) et La Patinoire (1998). Enfin, l´écrivain et cinéaste fait paraître L’Autoportrait d’un étranger en 2000 et Faire l´amour, paru en français en 2002.

 

 

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