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Gisèle Freund: Une pionnière franco-allemande de la photographie

Sarah Nekola, traduction Andrea Razafintsalama, publié le 01.07.2010

« On porte son visage comme une énigme qu'on ignore. Jamais je n'ai renoncé à vouloir découvrir ce qui se cache derrière un visage ». Voilà ce qu'affirmait Gisèle Freund au sujet de ses portraits. Résolue et poussée par une curiosité sans limite – même durant ses périodes de grande détresse – la photographe a débarrassé ses modèles célèbres de leur masque afin de dévoiler leur nature profonde. La reporter-photographe a parcouru le monde, son Leica dans les bagages, acquérant ainsi une renommée internationale. La France a toujours été le port d'attache de cette Allemande d'origine. Elle a également été l'une des premières à se consacrer, sous l'angle scientifique, à l'histoire de la photographie. L'histoire de la photographie, elle l'a écrite au sens propre et au sens figuré. Elle a créé une galerie de portraits des écrivains et des artistes du 20e siècle aussi importants que celle que le photographe français Félix Nadar produisit un siècle plus tôt. Alors que Nadar accueillait la Bohême parisienne dans son studio et imposait de nouveaux standards à une époque, où la photographie passait encore pour une nouveauté, Gisèle Freund a créé son impressionnante archive photographique de l’avant-garde littéraire et artistique à l'apogée du photojournalisme.

Gisèle Freund, née en 1908 à Berlin, est devenue  photographe par nécessité. Etudiante en sociologie à l'Ecole de Francfort, elle fuit à Paris juste après l'accession des Nationaux-socialistes au pouvoir. En raison de son ascendance juive et de sa participation à des groupes étudiants libéraux de gauche, sa vie est menacée en Allemagne. En France, pays des pionniers de la photographie, elle souhaite achever sa thèse de doctorat sur la photographie et la société au 19e siècle – thèse dans laquelle Nadar jouera également un rôle. Elle aborde ainsi un territoire scientifique encore inexploré. Dans les années 30 Paris hébergeait de nombreux émigrés allemands. Le philosophe et critique littéraire Walter Benjamin, dont elle fait alors la connaissance, ne tarde pas à lui tenir compagnie. Elle rencontre chaque jour, lors de ses recherches à la Bibliothèque Nationale, cet émigré qui s’intéresse, lui aussi, à la photographie. 

Elle change son prénom au cours de son exil français. Gisela devient Gisèle. Rien, à ses débuts, ne laisse supposer que le Président français François Mitterrand lui proposera un jour de  poser pour elle, pour être accueilli dans le panthéon photographique de la Grande Dame de l'art du portrait. Gisèle Freund est la proie de crises d’angoisse existentielle. La médiocrité de ses connaissances linguistiques la fait renoncer à son désir ardent de devenir écrivain. Elle troque donc sa plume contre un appareil photo qui lui offre un mode d'expression universel et un moyen de subsistance. A force d'obstination et de talent, elle fait sien l'art du portrait. L'écrivain et futur ministre de la culture André Malraux est parmi les premiers à figurer, dès 1935, dans sa galerie de portraits. Comme cette autodidacte ne dispose pas de studio photo, elle accueille André Malraux dans sa petite mansarde. Le manque de lumière la contraint à improviser et elle place un Malraux impatient et gesticulant sur son balcon. Elle l'entraîne dans une conversation pour détourner son attention du Leica et accéder à sa personnalité tout en l'observant, le doigt sur le déclencheur, à travers l'objectif. C’est ainsi qu'elle réussit à capter un moment où le visage de l'écrivain s'offre sans fard. La photo de l’homme dynamique en manteau de loden, les cheveux dans le vent, a par la suite figuré sur les timbres à son effigie.

C'est au cours de cette session photo que Gisèle Freund jette les bases de son travail photographique. Comme l'objectif pousse les modèles à jouer un rôle et à dissimuler leur intimité, elle décide de créer une atmosphère intime qui fait oublier l'appareil. Rien n'est plus étranger à la photographe que l'idée de faire poser ses modèles dans une mise en scène. Ce qui la fascine, c'est le paysage incomparable qu'offre chaque visage. Les traits du visage – captés au bon moment – dévoilent, selon elle, le caractère de la personne. Elle explore sur cette carte routière individuelle les émotions cachées derrière la courbe des lèvres ou traque la nature  d'une ride. En refusant de retoucher et d'idéaliser les visages, elle va à contre-courant de l'usage, comme son modèle Nadar.

La libraire et éditrice Adrienne Monnier joue un rôle de premier plan dans la carrière de la photographe. Elles font connaissance en 1935 et c'est une longue histoire d'amour qui les liera. Grâce à sa librairie du Quartier Latin à Paris, véritable  pôle d'attraction pour les écrivains, Adrienne Monnier peut ouvrir son cercle à l'émigrante allemande. Adrienne Monnier a en effet un don incroyable  pour dénicher les talents littéraires, qu'elle  recommande ou publie elle-même. C'est ainsi que Gisèle Freund a l'occasion de photographier des écrivains qui ne connaîtront le succès que des années plus tard. Afin de fixer sur le papier le microcosme littéraire de cette singulière librairie, les deux femmes travaillent en étroite collaboration. L'éditrice installe dans son magasin un studio pour que Gisèle Freund y photographie ses visiteurs, notamment Jean-Paul Sartre, André Breton, Simone de Beauvoir et Jean Cocteau. Elle fait même des tirages couleur, une nouveauté pour l'époque. Dès l'apparition de la pellicule couleur sur le marché, la photographe n'épargne ni sa peine ni sa fortune personnelle pour cette nouveauté. La photographie couleur, onéreuse et d'utilisation difficile, modifie l'esthétique de ses portraits. Elle atténue les contrastes de couleurs et ses tirages sont plus fidèles à l'original que les clichés noir et blanc colorisés, c'est ainsi qu'elle cultive sa spécificité. Elle tente dans ses portraits de restituer une relation intime, proche, avec ses modèles par des nuances de couleur légèrement floues. 

Dans son étude sur la photographie française du 19e siècle, Freund analyse l'influence des innovations techniques sur le besoin de représenter les visages humains. Elle y examine l'évolution de la photographie parallèlement à l'ascension de la bourgeoisie. Sa découverte répond en effet au besoin d'un procédé de représentation accessible à un large public, alors que l'aristocratie satisfait son désir d'éternité par des portraits onéreux. La découverte et l'optimisation de la photographie poussent cette nouvelle classe sociale vers les studios tels que celui de Nadar. Gisèle Freund et Walter Benjamin comptent parmi les pionniers de la photographie. Ils échangent leurs visions personnelles durant leur exil parisien jusqu'à ce que leurs chemins se séparent avec l'arrivée de l'occupant allemand. Elle est alors contrainte à fuir en Argentine où elle consacre l'essentiel de sa création au photoreportage jusqu'à son retour en 1953, la clientèle parisienne faisant désormais défaut.

Même après son retour en Europe, Paris reste son port d'attache. La France consacre la photographe en lui accordant la Légion d'honneur et d'autres distinctions. Elle se rend par ailleurs plusieurs fois à l'étranger en tant qu'ambassadrice culturelle de la France. Bien qu'elle se soit juré de ne plus jamais retourner en Allemagne, la photojournaliste de renommée internationale arrive dans sa ville natale de Berlin en 1957. Dans la ville marquée par les bombardements, elle ne trouve plus guère de traces de son passé et photographie donc les ruines et l'architecture urbaine redessinée. Ce n'est qu'avec les manifestations estudiantines que ses ouvrages théoriques trouvent enfin un écho en Allemagne. S'ensuivent de nombreuses expositions dont une première rétrospective de son œuvre photographique.

Gisèle Freund est considérée comme une pionnière de la photographie, en France et en Allemagne. Ses portraits, notamment celui de Walter Benjamin dans la bibliothèque ou celui de Simone de Beauvoir lisant sur un canapé, sont devenus des icônes marquées par la mémoire photographique collective des deux nations.

  

En savoir plus :

De Cosnac, Bettina: Gisèle Freund. Ein Leben, Zürich 2008.

Freund, Gisèle: Berlin – Francfort – Paris. Fotografien 1929-1962, éd. Braun-Ruiter, Marita, Berlin 1996.

Freund, Gisèle: Photographien und Erinnerungen, Munich 1998.

Freund, Gisèle: Gesichter der Sprache. Schriftsteller um Adrienne Monnier. Fotografien zwischen 1935 und 1940, Hannovre 1996.

 

Photos:

Photo 1 : © estate Gisèle Freund
Photo 2 : © flickr – Hablando del asunto (creative commons)


Biographie et stations de la réception franco-allemande

1908 : Naissance à Berlin-Schöneberg le 19 décembre

1931-1933 : Etudes de sociologie et d'histoire de l'art à Fribourg d'abord, puis au Frankfurter Institut für Sozialforschung auprès de Karl Mannheim et de Norbert Elias

1933 : Exil à Paris et poursuite des études

1936 : Promotion à la Sorbonne avec le travail sur La Photographie en France au XIXe siècle et publication des premiers reportages-photos dans Vu, Life und Weekly Illustrated. Gisèle Freund se marie afin d'obtenir la nationalité française.

1938-1940 : Apparition et exposition des premiers portraits-couleurs dans la librairie d'Adrienne Monnier La Maison des Amis des Livres

1940 : Exil dans le Sud de la France, en zone non occupée

1942 : Invitation de la mécène Victoria Ocampo à Buenos Aires. En Amérique du Sud, Gisèle Freund travaille en tant que reporter-photos et ambassadrice culturelle de la France Libre

1946 : Entrée dans l'agence de photos Magnum récemment créée par Robert Capa et Henri Cartier-Bresson

1953 : Retour définitif à Paris où elle continue d’exercer en tant que photojournaliste.

1968 : Première édition allemande de sa thèse dans une version remaniée sous le titre Photographie und bürgerliche Gesellschaft. L'exposition au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris est accueillie avec succès.

1977 : Première rétrospective en RFA dans le Rheinisches Landesmuseum à Bonn et participation à la documenta 6 à Kassel

1981-1987 : Commande du portrait présidentiel officiel de François Mitterrand. S'ensuivent de nombreuses distinctions de l'Etat français dont l'ordre de Chevalier de la Légion d'Honneur

1988 : Rétrospective du Werkbund-Archiv à Berlin-Ouest

1991 : Rétrospective au Musée National d'Art Moderne du Centre Georges Pompidou, Paris

2000 : Gisèle Freund décède le 31 mars à Paris

2009 : Exposition Gisèle Freund – Porträts und Reportagen au Focke-Museum, Brême



Un art sans frontières : le collectif d’artistes alsaciens Le Groupe de Mai

Änne Seidel, traduction Eléonor Lemaire, publié le 15 juin 2010

Un tour à travers le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg réserve au visiteur de bonnes surprises. Entre une salle, où Pablo Picasso et Georges Braque célèbrent la dissociation cubiste des formes, et une autre, dans laquelle les compositions abstraites, gaies et colorées de Wassily Kandinsky émerveillent le regard, plusieurs tableaux surprennent par leur style contrasté les visiteurs. On pénètre dans la salle du collectif d’artistes alsaciens Le Groupe de Mai et on est étonné par l'art figuratif et naturaliste qui s'offre soudain au regard : des portraits, des natures mortes et des paysages. Même le coloris, nettement plus terne, contraste avec la palette colorée de Kandinsky ; le noir, le marron, l'ocre y dominent, le rouge foncé et un camaïeu de verts aussi. Ce qui se présente d'emblée comme un ensemble homogène, révèle, à y regarder de plus près, une convergence de styles et d'approches artistiques variés, qui laissent vite entrevoir les diverses influences des membres du groupe. Des tendances de l'histoire de l'art, en Allemagne et en France semblent, main dans la main cette fois, tendre vers une nouvelle esthétique bien particulière.

Le Groupe de Mai  s'est constitué en 1919 à Strasbourg, avec l'objectif de donner à la peinture alsacienne une nouvelle direction. Jacques Gachot, Hans Haug, Luc Hueber, Louis-Philippe Kamm, Lisa Krugell, Simon Levy, Charles Schenckbecher, Paul Welsch, mais aussi, un peu plus tard, Édouard Hirth et Martin Hubrecht ont créé ensemble une communauté d'artistes, qui a organisé chaque année de 1920 à 1934 une exposition en mai. La création du groupe a eu lieu dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Après avoir été presque 50 ans aux mains de l'Allemagne, l'Alsace était redevenue territoire français. Pour les artistes de la région, dont la formation avait été essentiellement influencée par les académies allemandes, cela signifiait acquérir une nouvelle identité nationale et être confronté à une nouvelle tradition artistique. Curiosité et intérêt pour les courants de la nouvelle (et en même temps ancienne) patrie ont incité ces artistes alsaciens à se tourner collectivement vers Paris, où la peinture française de la fin du 19e siècle a particulièrement attiré leur attention. 

L'œuvre de Simon Levy, le cerveau du Groupe de Mai, illustre clairement cette reconnaissance des acquis culturels de la peinture française. Il a étudié à l'Académie des Beaux-arts de Bruxelles et de Munich, avant de vivre et travailler à Paris dès 1920. Levy, grand admirateur de Paul Cézanne dont le rendu pictural des effets lumineux et de la couleur lui a inspiré nombre de compositions. Dans la toile Jeune fille au peignoir orange, l'importance donnée aux aplats de couleurs en camaïeu, à coups de pinceau larges et grossiers, la pose mélancolique du modèle rappellent certains portraits que son célèbre prédécesseur avait peints pendant son œuvre de la maturité. Levy a aussi transmis à d'autres membres du Groupe de Mai son enthousiasme pour l'expression picturale du peintre provençal. Le paysage de Paul Welsch Les Decques au Brusq renvoie par exemple aux nombreuses représentations de la Montagne Sainte-Victoire de Cézanne.

Au lieu de se tourner vers les mouvements artistiques parisiens de l’époque, comme le tout jeune courant surréaliste, les membres du Groupe de Mai se sont donc bien plus intéressés à la peinture de l'époque précédant la Révolution cubiste du début du siècle. Parmi les artistes des années d’après-guerre, cela n'avait rien de rare. L'ampleur dévastatrice du conflit a entraîné un besoin collectif de revenir à l'ordre et à la tradition. Même Picasso, précurseur de l'art moderne, a quitté à cette époque la voie de l'abstraction et ses compositions néo-classiques harmonieuses ont suscité l'étonnement. Quant aux membres du Groupe de Mai, cette référence aux valeurs reconnues de la peinture française leur a offert la possibilité de reconnaître explicitement les racines culturelles et les traditions de leur nouvelle patrie. Comme pour confirmer cette reconnaissance, les artistes ont invité en 1922 à Strasbourg, à l'occasion de l'exposition organisée par leur communauté, l'un des grands marchands d'art parisiens de l'époque, Ambroise Vollard. Celui-ci a alors tenu deux discours sur l'art de Cézanne et de Pierre-Auguste Renoir.

Même si Paris a fortement attiré l'attention des artistes alsaciens, la peinture française n'a pas exercé sur chaque membre du groupe une influence aussi nette que sur Levy et Welsch. L'œuvre de Martin Hubrecht est par exemple un contrepoint intéressant. Ses portraits sont en étroite relation avec les évolutions de la scène artistique allemande des années 1920. Après le déchaînement expressionniste, la peinture de la Nouvelle Objectivité est revenue au naturalisme, souvent au service d'une analyse mordante et réaliste de la société. Même si elles sont bien moins agressives, des œuvres telles que L’Épicier ou le Portrait d’Émile Henry, directeur des « Dernières Nouvelles d’Alsace » révèlent une vision réaliste similaire des hommes, des choses, des espaces et de leurs rapports subconscients. Tout comme dans la peinture d'Hubrecht, on trouve aussi dans les œuvres de Jacques Gachot, Luc Hueber, Louis-Philippe Kamm et Lisa Krugell des parallèles évidents avec la Nouvelle Objectivité.

Ce sont ces influences stylistiques antagonistes de la peinture de part et d'autre du Rhin qui donnent à l'art du Groupe de Mai son charme particulier. Afin de parvenir à une esthétique alsacienne convaincante, les artistes ont travaillé en dépit des frontières régionales, nationales et temporelles. Ainsi, l'exigence d'un art alsacien fidèle à la tradition de la peinture française de la fin du 19e siècle a soudain pu s’accorder avec les influences de l'art contemporain de l'ancienne patrie. C'est justement cette synthèse qui a permis de donner à cette région située entre deux cultures sa propre voix artistique. Voila pourquoi les œuvres du Groupe de Mai sont plus qu'une imitation des tendances esthétiques allemandes et françaises. Elles reflètent plutôt de manière impressionnante l'identité particulière d’une région de rencontre entre les cultures. Une région, où, comme le critique d'art André Salmon l'a déclaré à l'occasion d’une exposition des œuvres de Luc Hueber,« le génie du Rhône s'allie à l'esprit du Rhin.»

Pour en savoir plus :

Laps, Thierry : « Le Groupe de Mai (1919-1934) : des artistes à la frontière », dans: Hans Haug, homme de musées. Une passion à l'œuvre, Strasbourg 2009, P. 217-227.

Lotz, François : Artistes peintres alsaciens de jadis et de naguère (1880-1982), Kaysersberg 1987.

Wendling, Pia : Une génération de peintres en Alsace. Le Groupe de Mai 1919-1934, Haguenau 2002.

Photos

© photo musées de Strasbourg – avec l’aimable permission de Christine Speroni

 


Les membres du Groupe de Mai

Jacques Gachot (Strasbourg, 1885 – 1954) a étudié à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, à la Kunstakademie de Düsseldorf et à l’Académie Julian de Paris.

Hans Haug (Niederbronn-les-Bains, 1890 – Sarrebourg, 1965) fut à partir de 1919 conservateur au Musée des Beaux Arts et au Musée des Arts Décoratifs de Strasbourg et, à partir de 1945, directeur des musées de la ville. Son œuvre artistique est parue sous le pseudonyme Balthasar.

Édouard Hirth (Richwiller, 1885 – Illkirch-Graffenstaden, 1980) a étudié à l’École des Arts Décoratifs à Strasbourg, à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich et à l’École des Beaux-Arts de Paris.

Martin Hubrecht (Sélestat, 1892 – Strasbourg, 1965) a d’abord étudié la littérature, le droit et l’histoire de l’art puis a continué ses études à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich et à l’Académie de la Grande Chaumière de Paris.

Luc (Lucien) Hueber (Sainte-Croix-en-Plaine, 1888 – Strasbourg, 1974) a étudié à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich et à l’Académie de la Grande Chaumière de Paris.

Louis-Philippe Kamm (Strasbourg, 1882 – 1959) a étudié à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich puis à Paris.

Lisa Krugell (Strasbourg, 1893 – Minori Italie, 1977) a été d’abord élève dans l’atelier d’Emilie Gross, puis étudiante à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg. Elle a pris plus tard des cours avec Eugène Amann à Bâle.

Simon Levy (Strasbourg, 1886 – Paris, 1973) a étudié à Bruxelles, à Munich et, à partir de 1920, à Paris, où il a passé le reste de sa vie. Il a cependant gardé le contact avec l’Alsace et était considéré comme le cerveau du Groupe de Mai.

Charles Schenckbecher (Niedernai, 1887 – Obernai, 1942) fut d'abord instituteur, a étudié à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il est ensuite devenu professeur de dessin.

Paul Welsch (Strasbourg, 1889 – Paris, 1954), a étudié la politique et le droit, mais prenait en même temps des cours de dessin et de peinture. Il a été notamment l’élève d’Emile Schneider à Strasbourg et de Charles Guérin à Paris.



Les peintres voyageurs : Henri Matisse et Paul Klee au pays de l'arabesque

Sylvie Lagnous, publié le 15.05.2010

Janvier 1912. Henri Matisse, las de la grisaille parisienne, débarque au Maroc, où il passera deux hivers consécutifs. Deux ans plus tard, le peintre suisse Paul Klee, pose pour la première fois le pied sur le sol tunisien. Que viennent chercher en Afrique du Nord ces deux peintres qui n'ont apparemment que peu de points communs? Matisse est déjà un artiste reconnu mais Klee, de dix ans son cadet, est un mélomane passionné et averti, très tôt initié à l'art pictural, qui ne se tournera véritablement vers la peinture qu'à son retour de Tunisie.

Ni Matisse ni Klee ne sont venus en Afrique du Nord pour se livrer à des exercices orientalistes comme les peintres du 19e siècle, Vernet, Ingres, Delacroix, Chassériau etc. Ils n'entendent pas marcher dans les pas de ces peintres « ravisseurs de paysages », selon les mots de Jean Duvignand, auteur d'une étude sur l'œuvre de Paul Klee, à qui ils reprochaient de venir chercher en Orient des tableaux « tout faits » et de se laisser plutôt captiver par l'exotisme que par l'esthétique indigène. Quelle est donc leur quête ? Une autre source d'inspiration, un espace pictural qui leur ouvre une vision nouvelle. Les deux peintres sont toutefois influencés par l'héritage orientaliste mais aussi par l'exposition d'art islamique de Munich de 1910 qui a bouleversé Matisse: « La révélation m'est toujours venue de l'Orient » dit-il, lui qui a toujours entretenu un rapport passionnel avec l'art islamique, découvert au cours d'un voyage en Andalousie.

La révélation de la lumière
Ce que découvrent Klee et Matisse en s'immergeant dans l'art oriental, dans les paysages et l'architecture urbaine ? Des émotions intenses, l'expérience de la lumière et des couleurs de l'Orient. Matisse sillonne l'Europe depuis 1898, il a besoin de s'éloigner de Paris et du Fauvisme, mouvement pictural du début du 20e siècle dont les adeptes recouraient à de larges aplats audacieux de peinture pure, comme Gauguin, Derain ou Bonnard, privilégiant la recherche de violents contrastes colorés associés aux émotions. Mais pourquoi venir peindre au Maroc ? Il est attiré par la civilisation arabe dont il attend une leçon de vie, une sérénité. Désireux d'échapper à l'épuisement de son inspiration et cherchant à découvrir le secret de son art, il trouve à Tanger l'atelier idéal, la féerie des couleurs et la douceur de la lumière. De sa chambre qui domine la baie de Tanger, il peint des iris, des arums, des palmiers  – un jardin fabuleux. Il est hanté par la perception de l'espace : comment réunir le proche et le lointain comme le fait la lumière ? Peut-être par ses fenêtres ouvertes sur la nature, véritables tableaux dans le tableau.

« C'est le moment le plus heureux de ma vie : la couleur et moi ne faisons plus qu'un, je suis peintre » s'écrie Klee en arrivant en 1914 à Tunis, convaincu ici de sa vocation de peintre. Dès le golfe de Carthage, il est saisi à son tour par la fulgurance de la lumière et des couleurs qu'il traduit par la transparence de l'aquarelle comme dans Coupoles rouges et blanches 1914. Avant l'épisode tunisien, Klee usait avec parcimonie de la couleur, s'intéressant plus à la valeur théorique d'un ton qu'à sa résonance émotionnelle. Il s'immerge alors corps et âme dans ces nouveaux paysages, traduit en tonalités pures leur structure colorée. C'est le monde des Mille et Une Nuits qu'il peint à Kairouan : la Grande mosquée, le minaret impressionnant, le souk odorant, le brouhaha de la foule. Ici, le motif naturaliste se fait poétique, la réalité est dépassée.

De l'ornementation à la stylisation : un idéal d'harmonie
Les deux peintres sont captivés par la force du signe et de l'arabesque. C'est son propre alphabet pictural que trouve Klee dans la calligraphie arabe et les motifs de l'art musulman lui fournissent une source inépuisable de formes pures géométriques comme pour l'aquarelle Cœur de St Germain, Tunis 1914. De l'architecture musulmane il fait sa propre structure picturale, véritable damier aux couleurs vibrantes. Matisse, de son côté, peint de magnifiques femmes, des cavaliers majestueux, des décors luxuriants en introduisant dans sa peinture le vocabulaire de l'art arabo-musulman : ses ornements, ses arabesques qu'il démultiplie – sur les tapis, les coussins, les tentures – il joue avec les couleurs qui se répondent, telles des sons. De son séjour à Tanger il rapportera entre autres : La porte de la casbah, La mulâtresse Fatmah et Sur la terrasse qui forment le triptyque marocain.

Beauté et harmonie : c'est ici, en Afrique du Nord, que Matisse prend conscience de la capacité de l'art islamique à exprimer cet idéal, pourtant essentiellement décoratif. Division en espaces verticaux et horizontaux, combinaisons linéaires, tendance à l'abstraction comme dans Les Marocains, tels sont ses emprunts à l'art musulman. Mais aussi semis de fleurettes, rosaces et composition ornementale. Klee va encore plus loin que Matisse, il dépasse lui aussi l'anecdote au profit d'une perception synthétique, plus abstraite encore. Reproduire la nature telle qu'elle apparaît, Klee ne s'en satisfait pas, il la lui faut transposer en une composition harmonieuse de formes géométriques imbriquées les unes dans les autres comme le montre l'aquarelle Saint Germain, 1915, véritable kaléidoscope de sensations colorées qui préfigurent son œuvre future : absence de perspective, paysages stylisés et plats, aux antipodes du naturalisme.

La magie de l'Orient
Voyez dans quel piège enchanteur tombe le regard de l'observateur qui s'attarde sur les tableaux mauresques de Klee et Matisse ! C'est l'intensité colorée des aquarelles de Klee, la luminosité qui naît de la juxtaposition de couleurs vives. Disparu le clair-obscur traditionnel! Ici, ce ne sont que couleurs variées que l'artiste juxtapose pour faire surgir l'émotion et la lumière à laquelle les théories du peintre Robert Delaunay l'ont sensibilisé. Matisse, au contraire, s'imprègne des contrastes pour provoquer la sensation de lumière sur la toile par des chocs colorés (vert et bleu) et des angles inédits. Ses toiles jouent avec tous les éléments plastiques, les objets, les arabesques. Le tableau Le paravent mauresque est une véritable énigme pour l'observateur. Où commence le papier de la tenture ? Où finit le tapis ? Le miroir, la plante, le décor s'interpénètrent, conciliant l'illusion de la profondeur et la surface plane de la toile. Tout entre en circulation, l'arabesque coordonne l'ensemble de la toile et lui donne sa cohésion.

C'est la magie de l'Orient qui opère ici, chez Klee et Matisse : ils réussissent la synthèse ambitieuse entre fond et forme par le jeu subtil de la couleur, de l'ornementation et de la stylisation, il s'agit là d'une ré-appropriation de l'art oriental par des artistes occidentaux. Les deux peintres parvenus au terme de leur expédition ont su trouver en Afrique du Nord une nouvelle source d'inspiration et un traitement novateur de l'art islamique qui imprimera à leur œuvre une marque définitive.

Matisse et Klee, deux grands peintres coloristes, fascinés par la magie de l'art oriental et la richesse de son vocabulaire ornemental. Chacun a su se libérer de toute représentation pittoresque du sujet exotique et réaliser la fusion entre l'art occidental et l'art oriental. Leurs œuvres sont des créations novatrices, poétiques et sensibles, des interprétations personnelles de l'univers oriental qui révèlent le monde situé au-delà du réel. Klee écrit fort justement : « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible.»

Pour en savoir plus
Christophe Domino : Matisse et le Maroc, 1999
Jean-Louis Ferrier Terrail : Paul Klee, 1998
Gilles Néret : Matisse, 1997
Ernst-Gerhard Guse : Die Tunisreise, 1982

Photos
1. Photo : © flickr – Julia Manzerova (creative commons)

2. Photo : © flickr – imago (creative commons)


Paul Klee
Né près de Berne en 1879, il fut très tôt initié par ses parents à la musique et à l'art. Ce n'est toutefois pas vers la musique qu'il se tourne mais vers la peinture. A sa sortie de l'Académie des Beaux-arts de Munich, il réalise quelques œuvres, qu'il présente plus tard à l'exposition du Cavalier bleu. C'est à cette période qu'il côtoie Kandinsky et August Macke. Il part pour l'Italie en 1905 puis à Paris où il découvre les œuvres de Rembrandt, Goya, Cézanne, Van Gogh et les Cubistes. Lors d'un séjour en Tunisie en 1914, il reçoit la formidable révélation de la couleur. Klee enseigne au Bauhaus de 1921 à 1931. S'inspirant toujours de l'avant-gardisme, il réalise des toiles d'une originalité frappante (Villa R., 1919 ; Eros, 1923 ; Variation, motif progressif, 1927). Il écrit également quelques ouvrages théoriques (l'Art moderne, 1924; Carnets d'esquisses pédagogiques, 1925). Destitué par les nazis de son poste d'enseignant à Düsseldorf, il se rend à Berne et peint des idéogrammes (Signes noirs, 1938). Atteint d'une maladie musculaire, l'artiste s'éteint en 1940.

Henri Matisse
Né en 1869 au Cateau-Cambrésis, Henri Matisse se consacre à la peinture après des études de droit. S'intéressant d'abord à l'impressionnisme, à Gauguin, Cézanne et Toulouse-Lautrec, il peint des tableaux où s'affirme une grande liberté de facture. Il apparaît bientôt comme le chef de file du Fauvisme, mouvement caractérisé par de larges taches plates de couleurs violentes aux formes hardies (La gitane de 1905). Il évolue vers une simplification croissante des lignes et des formes (Les baigneuses à la tortue de 1908) et voyage au Maroc en 1912, peignant une série d'ateliers et de fenêtres où il tend à une composition synthétique et où les couleurs acquièrent une luminosité nouvelle (Les Marocains de 1916). Il utilisera la technique du découpage jusqu'à la fin de sa vie. De 1946 à 1948, on lui demande de décorer la chapelle Sainte-Marie du Rosaire de Vence, qu'il achève en 1951. Henri Matisse meurt à Nice le 3 Novembre 1954. Deux musées accueillent ses œuvres: le musée Matisse de Nice (Colline Cimiez), entièrement rénové, et celui de Cateau-Cambrésis.



SurréELLES : les femmes artistes du surréalisme

Sarah Nekola, traduction Yasmina Ikkene, publié le 15.02.2010

Paris 1924 : un nouveau groupe d'artistes appelle à la révolution. Dans la première édition de sa revue La révolution surréaliste, il présente un portrait de groupe symbolique: le portrait agrandi d'une femme est entouré par les photographies des différents membres. Celle-ci n'est pourtant pas une artiste du mouvement, mais l'anarchiste Germaine Berton, qui abattit en 1923 un nationaliste de droite. Cette femme mystérieuse, source d'inspiration aux surréalistes, joue le rôle de muse. Parmi les membres du groupe surréaliste représentés ne figure cependant aucune femme. La contribution des femmes à l'expérience surréaliste se limiterait-elle au rôle de muse et de figure symbolique de l'Eros et de l'inconscient ? En aucun cas, ainsi que le démontrent les impressionnants travaux de Meret Oppenheim, Dora Maar et Claude Cahun.

Dans le Paris de l'entre-deux-guerres, c'est dans le surréalisme que les trois femmes trouvent leur voie. La métropole française, pole magnétique de l'avant-garde artistique, attire les artistes étrangers, hommes et femmes, et notamment Max Ernst, pionnier allemand du surréalisme. En 1924, l'écrivain André Breton pose, dans un manifeste, les principes du mouvement surréaliste qui se regroupe dès lors officiellement autour de son théoricien. Les représentants masculins et féminins du surréalisme se réfèrent aux études de Freud sur l'interprétation des rêves et l'inconscient. L'état de rêve et l'ivresse leur inspirent la représentation d'une réalité sublimée. S'inspirant de la logique du rêve, une image en apparence naturaliste est déconstruite par la combinaison d'éléments disparates. Plus qu'un style, le surréalisme signifie aussi une philosophie qui reprend la posture antibourgeoise du dadaïsme.

En 1932, à 18 ans, Meret Oppenheim, ne peut résister elle non plus au pouvoir d'attraction de Paris. Elle a grandi en Allemagne et en Suisse et choisit la capitale française pour faire des études d'art. Elle ne se satisfait bientôt plus des cours de l'Académie de la Grande Chaumière. Elle installe par contre son propre atelier dans le quartier de Montparnasse qui héberge à l'époque une grande partie de l'avant-garde artistique. Elle entre en contact avec le cercle des Surréalistes par le biais d'Alberto Giacometti et d'Hans Arp qu'elle a rencontrés dans un café.

Le groupe des Surréalistes propose justement aussi aux femmes un espace d'expression artistique. Oppenheim espère que ce mouvement, qui s'érige contre les conventions bourgeoises, lui permettra de se rebeller elle aussi contre le rôle traditionnellement assigné aux femmes et d'accéder à la reconnaissance en tant qu'artiste. Et pourtant, malgré une ouverture vers les femmes impliquées dans l'art, la considération des collègues masculins est limitée. Les femmes artistes s'attirent plus vite le reproche de donner dans l'imitation, faute d'inspiration personnelle.

Un peu plus jeune que la plupart des membres du mouvement, Oppenheim pose à plusieurs reprises, en début de carrière, pour le photographe Man Ray. Cette expérience lui vaut la réputation de muse du surréalisme. Elle ne se laisse cependant pas réduire à ce rôle. Jusqu'en 1937, elle participe à des rencontres et des expositions du cercle surréaliste où elle présente l'art de l'objet, genre qui sera au cœur de son œuvre surréaliste. Comme par jeu, elle assemble divers matériaux et détourne de leur destination première des ustensiles du quotidien, les transformant avec une bonne dose d'humour subtil en objets chargés d'allusions érotiques. Le Déjeuner en fourrure, tasse à café recouverte de fourrure, est sans doute la plus célèbre de ses œuvres.

La peintre et photographe française Dora Maar parvient aussi à s'imposer face aux hommes déjà connus dans le milieu de l'art. Elle vit une courte aventure avec André Breton, figure de proue du surréalisme. Aujourd'hui, elle est surtout célèbre pour avoir été l'amante et la muse de Pablo Picasso, avec qui elle se lie à partir de 1936. Elle ne troque cependant pas sa vocation d'artiste pour son rôle de modèle. D'un grand raffinement technique, les photos prises par Maar dans les années 30 contribuent largement à faire de la photographie une forme d'art surréaliste. Avec son appareil, cette excellente technicienne parcourt les rues de Londres, de Barcelone et bien sûr de Paris, l'appareil à la main. Portraits, nus, photos de publicité et de mode composent son large répertoire. Elle se passionne particulièrement pour le photomontage, technique de représentation d'une autre réalité, fort appréciée des surréalistes, hommes ou femmes.

Avec la photo intitulée Simulateur, Maar montre au spectateur comment s'instaure un état de rêve : un jeune homme se tient dans une pièce sombre qui rappelle une oubliette. Sa position penchée en arrière suggère un numéro d'équilibre pour ne pas tomber sur le sol en pierre. En y regardant de plus près, on voit que le bâtiment sombre ressemble à une voûte retournée. Le jeune homme se trouve encore entre rêve et réalité, il résiste pour ne pas glisser dans la sphère de l'inconscient. Maar a extrait le jeune homme d'une scène de rue parisienne et l'a intégré dans une photographie de l'Orangerie de Versailles.

Une autre artiste, du cercle des Surréalistes de l'entre-deux-guerres, utilise la photographie comme mode d'expression: Claude Cahun, plus âgée qu'Oppenheim et que Maar, s'est déjà essayée à plusieurs domaines artistiques avant d'adhérer au groupe surréaliste. Avec sa compagne, l'illustratrice Suzanne Malherbe, elle dirige son propre salon artistique. Parallèlement à son travail de photographe, Cahun exprime sa créativité de femme de lettres et de comédienne dans des pièces surréalistes dont elle dessine aussi les costumes. Son œuvre éclectique traite des questions d'identité ; l'artiste remet sans cesse en cause la représentation d'un Soi unifié et elle se concentre dans ses écrits sur sa propre biographie, tandis que son apparence physique passe au premier plan dans ses autoportraits photographiques.

Dans la conception surréaliste, l'autoportrait compte comme un genre qui révèle à merveille la vie intérieure. Les surréalistes femmes comme Cahun l'utilisent pour réfléchir à leur position de femme. De nombreux travaux produits par leurs collègues du mouvement constituent une véritable mine de renseignements sur les conceptions de la féminité et la distribution traditionnelle des rôles. Cahun s'y oppose en incarnant elle-même son propre modèle. Dans un jeu de métamorphoses changeantes, elle interprète des rôles traditionnels pour mieux les révéler en tant que constructions culturelles. Tantôt elle incarne une reine orientale, tantôt elle pose en dandy blasé. Au cours de ses métamorphoses, elle change de sexe ou laisse planer l’ambiguïté… Elle travestit à la façon des Surréalistes son image corporelle en la déformant à l'aide d'un miroir. Ses mascarades préfigurent l'art du transformisme contemporain, à l'instar des travaux de Cindy Sherman.

Les artistes Meret Oppenheim, Dora Maar et Claude Cahun représentent des femmes qui s'impliquent en tant qu'artistes dans le mouvement surréaliste, au lieu de se laisser réduire au rôle de muse. Elles rencontrent parmi les Surréalistes des artistes déjà établis sur la scène culturelle qui leur dénient toute capacité créatrice autonome. Ces esprits critiques n'ont pas vu que ce furent justement les femmes qui s'acquittèrent de la promesse du surréalisme : rompre avec les stéréotypes conventionnels et les structures bourgeoises. Par leurs œuvres volontaires, les femmes surréalistes se refusent à n'apparaître que dans le rôle secondaire de la compagne et à vivre une existence de muse. Leurs expérimentations plastiques ont une signature personnelle. Que leurs œuvres ne soient pas davantage reconnues n'en est que plus regrettable.

 

Pour en savoir plus :

Chadwick, Whitney (Hg.) : Mirror images: Women, Surrealism and Self-Representation, Cambridge 1998.

Chadwick, Whitney : Women Artists and the Surrealist Movement, London 1985.

Hörner, Unda : Madame Man Ray. Fotografinnen der Avantgarde in Paris, Berlin 2002.

Jürgs, Britta (Hg.) : Oh große Ränder an meiner Zukunft Hut! Porträts surrealistischer Künstlerinnen und Schriftstellerinnen, Grambin/Berlin 1999.

Photos :

1. Photo : © flickr – 324PS (creative commons)

2. Photo : © flickr – dovima is devine (creative commons)


Courts portraits

Meret Oppenheim
Née en 1913 à Berlin-Charlottenburg, elle grandit en Allemagne et en Suisse. Arrivée à Paris en 1932, elle intègre le cercle des Surréalistes l'année suivante et participe à une première exposition collective. Elle est membre assidu du mouvement surréaliste jusqu'en 1937 et se consacre à l'art des objets. Elle revient en Suisse en 1937 – commence alors une longue crise d'inspiration. Après la Seconde Guerre mondiale, Oppenheim prend ses distances avec le surréalisme. Au milieu des années 1950 débute pour elle une phase intense au cours de laquelle elle réalise des travaux personnels. Elle meurt en 1985.

Dora Maar
Née Henriette Theodora Markovitch à Tours en 1909. Elle étudie la peinture et la photographie à Paris. D'abord assistante du photographe Man Ray, elle fonde son propre studio en 1935. Maar travaille comme photographe de mode tout en réalisant des séries de photos socialement engagées. Elle adhère au groupe des Surréalistes de 1934 à 1937. Ses photographies sont exposées et paraissent dans les publications du cercle. Sa liaison avec Pablo Picasso (de 1936 à 1946) modifie sa production artistique. Maar abandonne la photographie pour la peinture. Elle peint des natures mortes et des paysages jusqu'à sa mort en 1997.

Claude Cahun
Née en 1894 à Nantes sous le nom de Lucy Schwob. Elle travaille à partir de 1922 dans un atelier parisien et écrit en même temps. Son œuvre surréaliste est des plus variées, regroupant photographies d'inspiration surréaliste, écrits, costumes et collages. Son récit autobiographique Aveux non avenus, illustré avec ses propres photomontages, paraît en 1930. Elle s'engage politiquement dans plusieurs groupes intellectuels de gauche. Pendant l'occupation nazie, elle soutient la Résistance depuis l'île de Jersey. Cahun est arrêtée par la Gestapo dix mois avant la libération de la France par les alliés. Elle meurt en 1954 sur l'île de Jersey.



« Dessiner avec des fleurs. Peindre avec des nuages. Écrire avec de l'eau » : Nils-Udo, plasticien de la nature.

Elisa Erkelenz, traduction Maud Asselin, publié le 15.11.2009

Nature et culture. Deux notions qui ne pourraient être plus différentes et semblables à la fois. Depuis des siècles, les avis des philosophes semblent diverger sur ce sujet. Si on s'en tient à la définition, la nature désigne tout ce qui n'a pas été créé par l'homme ; la culture, tout ce que l'homme a façonné et marqué. Nature et culture constituent-elles cependant véritablement une contradiction ? N'est-ce pas plutôt un état quasi symbiotique dans lequel elles s'associent et s'interpénétrent ? Quel rôle médiateur l'art peut-il jouer, la nature étant depuis toujours son thème de prédilection ? Nils-Udo, plasticien de la nature, traite la question dans son œuvre remarquable sur l'esthétique de la nature.

Nils Udo, né en 1937 à Lauf en Franconie,travaille d'abord comme peintre, notamment à Paris. Prenant conscience en 1972 du caractère artificiel de la peinture, il décide de n'emprunter dorénavant ses matériaux qu'à la nature pour avoir, dans son art, une proximité plus immédiate avec elle. Au lieu d'utiliser pinceaux et couleurs, il se consacre alors aux modelages en terre et aux implantations dans la nature.

Nils Udo appartient à la première génération d'artistes qui découvrirent la nature comme base de leur création. Comparable aux révoltes étudiantes de 1968, leur travail est une évasion de l'espace artistique du musée. Aucun nouveau produit de consommation ne doit être livré à la société capitaliste qui rétrograde l'art au rang de bien et de marchandise.

Mais, contrairement à Michael Heizer, pionner du Land Art, Nils-Udo s'oppose aux atteintes violentes à la nature et offre au Art et Nature (ndla : ou encore « l'art dans la nature ») une perspective écologique, poétique et sensible. Objets et matériaux artificiels, fil de pêche ou fil de fer, sont tabous, c'est l'esthétique pure de la nature même que l'artiste met en évidence à travers son art.

Lors d'une discussion entre artistes pendant la session du Land Art, Nils-Udo explique : « L'idée fondamentale, c'est de tendre à la pureté absolue. La nature se met en quelque sorte elle-même en scène. Chaque élément étranger à la nature est banni car impur. » Tandis que Michael Heizer proclame : « It's about art, not about landscape » pour se distancer d'une interprétation écologique du Land Art, il ne faut pas dissocier l'œuvre de Nils-Udo de la nature. C'est la beauté éphémère et unique de la nature qui le fascine.

Il oppose sa conception de la nature empreinte d'empathie, de confiance et de tendresse à la destruction de l'environnement par la civilisation et les atteintes brutales à la nature dans le cadre du Land Art américain des années 60. « Mon rôle consiste à travailler dans la nature, avec la nature, en parallèle avec elle et surtout : à travailler à partir d'elle et pour elle. C'est-à-dire que mon travail ne consiste pas à meubler la nature avec des artefacts, cela ne marche pas », explique l'artiste dans une interview à la radio bavaroise.

Cette conception fait de Nils-Udo le précurseur du concept Art et Nature. De nombreux artistes éminents suivront son exemple, comme Andy Goldsworthy, lui-même devenu une icône dans ce domaine. L'œuvre de Nils-Udo est un hommage à la beauté de la nature. Il lui emprunte ses matériaux – fleurs, feuilles, rameaux, pierres, branches - les redispose et les élève au rang d'œuvre à l'esthétique grisante.

Nils-Udo a parcouru le monde pour son art. Sa carrière débute à Paris où il travaille et vit pendant neuf ans. Ses installations et sculptures prennent naissance dans des champs et des forêts du pays tout entier. Il a même créé une sculpture sur l'île d'Ouessant, à l'extrême pointe nord-ouest de la France, notamment connue pour ses marées noires dans les années 60. Un lieu symbolique pour un plaidoyer en faveur de la nature.

Même si Nils-Udo a atteint le sommet de sa créativité en France, il n'a eu de cesse de voyager et de découvrir de nouveaux pays et de nouveaux paysages. Toujours en quête des derniers sanctuaires encore intacts de la nature, il travailla dans plus de 35 pays, notamment au Canada, en Inde, au Mexique et aux USA. À la Réunion, l'île aux fleurs française de l'Océan Indien, ses instantanés paradisiaques d'une nature colorée en font l'initiateur d'un nouvel exotisme, plus captivant et intense que jamais.

Chaque œuvre d'art est, à ses yeux, habitée par une vie: elle naît, s'épanouit, se développe et meurt. En contemplant les photos de délicats pétales emportés par le courant, on voit apparaître la vie et la nature, plus éphémères que jamais. Il arrive qu'une œuvre d'art ne dure qu'une fraction de seconde avant de retourner vers le cycle de la nature.

Grâce à la photographie, l'artiste capture l'instant de grâce absolue et fugace de ces délicates installations. Même s'il ne se prétend pas lui-même photographe professionnel, il a toujours utilisé l'appareil photo avec sensibilité pour s'emparer de ses images et pérenniser l'éphémère. Cependant, la photographie n'est pas seulement un moyen documentaire, elle appartient aussi à la sphère artistique. Elle rend plus facilement accessibles les grandes installations que l'artiste conçoit souvent au cœur de la nature.

Les randonneurs amoureux de la nature et de l'art peuvent découvrir quelques-unes des œuvres originales du plasticien sur des « sentiers artistiques » qui hébergent ses installations ça et là de par le monde. On peut par exemple admirer son œuvre Towards Nature dans les Royal Botanical Gardens de Toronto au Canada : des plans inclinés engazonnés qui se perdent en lignes symétriques dans un grand saule pleureur. Le titre évoque le thème central de ce que l'œuvre semble symboliser : l'unique chemin de l'art et de la culture revient vers la nature.

Ses installations surdimensionnées en forme de nids, créées à partir des matériaux naturels les plus variés, sont également devenues la signature de l'artiste. Son œuvre Sella Nest est un nid en troncs d'épicéas. Comme un entonnoir, il se dresse dans une beauté originelle sublimée par l'esthétique de l'installation. Au centre, d'énormes œufs blancs en marbre reposent sur un lit de galets. Les nids évoquent symboliquement la nécessité de protéger la nature ; l'artiste s'efface discrètement derrière la nature pour nous mettre en garde et lui donne la parole dans ses installations.

Nils-Udo compose avec ses œuvres une ode à la perfection esthétique de la nature mais il met en scène le péril qui la menace. L'avenir de la nature sera en effet tout aussi éphémère que les installations de Nils-Udo si l'homme n'a pas une conscience plus aigüe de la nécessité de la protéger de la destruction galopante.

Lectures supplémentaires :

Nils-Udo, Art in Nature, Wolfang Becker, Wienand Verlag, Cologne, 1999.

Nils-Udo. NaturKunstNatur, Nils-Udo, Hubert Besacier, Flammarion, Paris, 2005.

Photos: avec l'aimable permission de Nils Udo



Des créatifs entre Paris et Florida

Kyra Claydon, traduction Sylvie Lagnous , publié le 15.05.2009

Qu'est-il advenu du mythe de la pensée transversale du Bohémien parisien des années 20? Les adeptes de l'épanouissement personnel, rebelles et antibourgeois, qui refusaient la soumission complète au marché, se sont mués en acteurs planétaires sympathiques, avec un piercing sur la langue. Il en est plus d'un qui rêve de la Floride et gagne de l’or en barre.

Comment vivent et travaillent les artistes d'aujourd'hui ?
Partout où vivent des artistes, les prix de l'immobilier grimpent. C'est ce qu'a découvert l'économiste américain Richard Florida en cherchant à savoir comment vivent et travaillent les artistes d'aujourd'hui. On peut citer en exemples les quartiers du Prenzlauer Berg à Berlin et les Abbesses à Paris. Ces quartiers, autrefois populaires, sont aujourd'hui aussi chers que chics. Florida considère la scène des artistes multiculturels du 21ème siècle comme une nouvelle classe sociale montante , celle des créatifs.

Jusqu'à la fin des années 1920, les génies de la Bohème, telle la célèbre romancière intellectuelle Sidonie Gabrielle Colette, faisaient partie des créatifs. Elle s’échappa de la vie conjugale pour se lancer dans l'écriture. Elle devint ensuite Présidente de l'Académie Goncourt à Paris, mena une vie indépendante; on lui attribua une relation avec une femme. Anaïs Nin, née en 1903 à Neuilly, est un autre exemple des Bohémiens de la Belle Epoque. Elle rédigea ses journaux à l'intimité sulfureuse, eut un époux à la maison et entretint aussi un amant, de dix sept ans plus jeune, comme muse de ses zones humides.

D'après Florida, la Bohême se plait là où l'épanouissement personnel peut se déployer tout à loisir. Les artistes doivent se démener pour trouver un lieu approprié et investissent aussi des quartiers, à vrai dire peu attractifs, mais où règne une ambiance particulière. Les longues distances et d'autres sacrifices, tels des travaux de réfection coûteux, ne les rebutent pas pour se réaliser dans le quartier de leurs utopies.

C'est donc le désir d'un lieu qui correspond à leurs besoins de créatifs, qui incite les Bohémiens à développer de très nombreuses initiatives personnelles et bénévoles. Grâce à l'installation des artistes, le lieu devient bientôt attractif pour de jeunes entrepreneurs et des galeries qui le rentabilisent de plus en plus. Les artistes ne peuvent souvent plus se payer les loyers exorbitants et sont contraints de déménager. Quelques-uns restent et d'autres les rejoignent. Ces retardataires sont souvent appelés bobos :bourgeois bohêmes.

Le mythe de la pensée transversale
Contrairement à la description de Florida, les artistes ne se perçoivent pas en tant que groupe. Un Bohémien se caractérise, en effet - du moins d'après le cliché - par les vertus du solitaire: ce sont des originaux et des adversaires de l'establishment. Des polyglottes, des intellectuels opposés à l'académisme. Des philosophes qui s'écartent de la norme, parce qu'ils sont conscients des entraves imposées par la socialisation, et élaborent leur propre conception de la vie. De véritables existentialistes précisément, qui ont leur patrie intellectuelle auprès du philosophe Jean-Paul Sartre en France, aux antipodes de Florida.

L'anarchiste juif allemand et écrivain Erich Mühsam fait la description suivante de la Bohème dans son essai de 1906 intitulé: «Des délinquants, des vagabonds, des putains et des artistes - telle est la Bohème qui montre la voie d'une nouvelle culture». Le professeur de littérature Helmuth Kreuzer avait une vision identique du Bohémien. Dans son ouvrage paru en 1968, «Die Boheme – Beiträge zu ihrer Beschreibung» (La Bohème - contributions à sa description), le Bohémien est présenté comme un phénomène historique récurrent, militant marginal sub-culturel aux prises de position et aux comportements antibourgeois.

Richard Florida a inventé un système de mesures pour montrer le rapport entre la suprématie économique d'une ville et sa proportion de Bohémiens et de créatifs. Un nombre élevé de Bohémiens, gays et autres est censé signaler le succès commercial potentiel d'une métropole. Les quartiers du Prenzlauer Berg et des Abbesses confirment cette théorie.

Un artiste sommeille en chacun de nous
Tout comme les chefs d'entreprise traditionnels, les artistes assurent seuls leur existence. Mais, contrairement à l'image idéale du chef d'entreprise, de nombreux artistes s'intéressent davantage au défi créatif de leur mission qu'au succès financier.

Florida souhaite que le potentiel créatif puisse profiter à l'économie – tout comme autrefois Joseph Beuys avec sa devise Jeder ist ein Künstler (Un artiste sommeille en chacun de nous). Pour produire mieux, il faut que le simple travailleur soit, lui aussi, motivé par plus de liberté pour créer sur son lieu de travail. Cette créativité représentera néanmoins; pour le travailleur dans sa profession; un gain de liberté différent de celui prophétisé par Florida dans son livre «The rise of the Creative Class» pour l'élite de la société bohémienne. Il constate que les règles de conduite usuelles ou les codes vestimentaires à des postes élevés ne doivent plus avoir d'importance.

Le nanti peut donc désormais porter des piercings et des tatouages sur tout le corps, avoir les cheveux multicolores et longs, des maillots usés et des jeans déchirés. Peut-être est-il barbu aussi. Un véritable headbanger. Ces caractéristiques peuvent nous faire un peu penser à l'artiste actionniste hambourgeois, Jonathan Meese. Puisque que des collectionneurs réputés ont dépensé une fortune pour ses œuvres, Meese peut sans peine se compter parmi les gros salaires.

« … Le secret douloureux des dieux et des rois, c'est que les hommes sont libres" …» (Jean Paul Sartre Les mouches).

Il y a des endroits qui restent inaccessibles aux fonds immobiliers: le projet artistique «Académie sans Toit» à Paris est représentatif de la pensée autonome et de la collaboration artistique réussie. Le projet eut lieu pour la première fois en 2004 avec des artistes de France et d'Allemagne. L'objectif était de développer une académie flexible. On se retrouvait dans des endroits publics à Paris. Des lieux de consommation ont été transformés en lieux de manifestation. La manifestation consistait à philosopher sur ses propres connaissances et à apprendre mutuellement. Une sculpture mobile, sociale.

Il s'agit, dans le principe, d'une sorte d'appropriation de l'espace, si typique des artistes. Mais, ici, sous une forme virtuelle, subversive. Elle se soustrait à la reproduction d'anciens concepts revisités. Ce n'est pas un vin vieux dans des flacons neufs. Même s'il se vendait bien, le prototype artistique de Florida prospère, si tel est le cas, plutôt dans ces niches d'où peut émerger et se développer une nouvelle classe créative, éclairée.

Ouvrages complémentaires
Kunst und Brot, Pierre-Michel Menger, Edition Discours, 14,90 euros
Portrait de l´artiste en travailleur, Pierre-Michel Menger, Seuil, 9,98 euros
The Rise of the Creative Class, Richard Florida, Amazon, 12,70 euros

Photo 1: © flickr – BAMCAT (creative commons)

Photo 2: © flickr – tyfn (creative commons)


Richard Florida

Né en 1957 à Newark, New Jersey (USA). Son père est directeur d'une fabrique de verres de lunettes, sa mère travaille pour la rubrique des annonces dans un journal local. Ils vivent à North Arlington (New Jersey), une ville marquée par la classe ouvrière et de nombreux immigrés venus d'Italie, d'Irlande et d'Europe de l'Est.

Après l'école, Florida étudie d'abord les sciences politiques au Ruttgers College et part plus tard pour la Columbia University autour de 1986 pour y terminer ses études d'urbaniste et obtenir le titre de docteur.

Florida qui tient des conférences dans différentes institutions comme professeur invité, est auteur de différents ouvrages et propriétaire de l'entreprise Creative Class Group Services. Son épouse Rana est gérante de l'entreprise,qui emploie huit salariés, et manage les apparitions publiques de Florida.

Florida est en outre directeur du Martin Prosperity Institute et enseigne comme professeur en Business and Creativity à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto.



Guérillart et autres miss-tères – Miss Tic à Paris

Juliane Keusch, traduction Alba Chouillou, publié le 01.02.2009

Franchement, est-ce que quelqu’un les remarque encore, ces gribouillages incontournables qui s’étalent grassement sur toutes les façades, de préférence fraîchement repeintes ? Aucun pont, aucune friche industrielle n’échappe aujourd’hui aux sigles griffonnés d’amateurs aspirant à la célébrité, aux dérivés pop’art aux couleurs acidulées de Picassos de banlieue méconnus, ni aux sempiternelles semi-vérités rebattues par des redresseurs de torts avides de destruction. Les temps sont révolus où ces démonstrations balourdes d’une existence antibourgeoise étaient encore considérées comme révolutionnaires. Et l’art, dans tout ça ? Cela ne peut arracher qu’un haussement d’épaules blasé au post-soixante-huitard qui sommeille en nous, lassé depuis longtemps par le mode de vie antibourgeois. Mais n’allons pas trop vite : parfois, cela vaut le coup de s’attarder un peu sur le sujet. Car, parmi tous les gribouillages et les dessins à la bombe, on trouve parfois une vraie pépite.

Les œuvres de Miss Tic, légende du graffiti en France, se révèlent des morceaux de choix. Depuis déjà plus de vingt ans, l’insolente Parisienne au goût prononcé pour les jeux de mots, dont le nom à la ville est l’un des secrets les mieux gardés de la France médiatique, hante les ruelles de Paris et contribue – à sa manière – à l’embellissement architectural des rues de la capitale.

Lorsqu’elle voit le jour en 1956 à Paris, le « street art » moderne en est encore à ses balbutiements. Son sens de la mise en scène mène d’abord cette fille d’une Française et d’un Tunisien au théâtre de rue. La rue est d’ailleurs un motif qui sert de fil-directeur à sa vie mouvementée. Après la mort précoce de ses parents, elle se retrouve livrée à elle-même. Ne recevant aucun soutien de sa belle-mère, elle s’enfuit de la maison, encore mineure et sans papiers, trace alors sa route toute seule et réussit même à terminer sa scolarité.

Après le bac, la vie l’entraîne en Amérique où elle découvre le street art, déjà bien établi là-bas, et les graffitis. De retour en France, elle commence en 1985 sa campagne à travers les rues de Paris. Agissant d’abord de nuit et clandestinement, puis – à la suite de plusieurs plaintes pour détérioration, d’arrestations et d’une forte amende – avec l’autorisation des propriétaires, elle marque la ville de son cachet, déverse sur Paris sa sagesse, sa colère et sa fragilité

C’est la biographie d’une « artiste de la vie » couplée à la volonté d’une survivante. Des expériences qui se combinent chez l’artiste Miss Tic comme dans les silhouettes féminines mystérieuses qu’elle peint sans relâche dans toutes les poses imaginables, souvent dotées d’une attitude facétieuse, sur les façades parisiennes, et qui ont une ressemblance incontestable avec la brune et gracieuse artiste. Tantôt d’un féminisme provocant, une mitraillette en joue, tantôt lascives et perverses, s’étirant sur le mur d’un mouvement félin, tantôt mélancoliques et pensives, elles sont presque toujours accompagnées de l’un de ses jeux de mots en forme d’aphorisme.

Elle est chacune d’elles, et chacune participe de ce qui fait pour Miss Tic l’archétype de la femme : la féminité combinée au féminisme, un concentré de force et de fragilité, en un mot : « Armées jusqu’aux dentelles ». Magnifiquement modestes , les silhouettes se détachent des murs, des façades et des clôtures de chantiers qui leur servent de décors. Mais le geste subversif du tagueur, qui projette sa protestation sur les incarnations architecturales de la société, n’est qu’une facette de la représentation. L’art même semble ici plutôt intégré à son environnement urbain. Miss Tic ne se contente pas de faire de l’art à Paris, elle fait de la ville un art. En faisant de Paris une grande toile, elle abolit la séparation entre lieu d’exposition et œuvre d’art. Les deux sont liés de manière organique, se transforment l’un en l’autre, voire conditionnent réciproquement leur existence. L’art de Miss Tic nait de la vie et s’ y inscrit.

C’est aussi exactement comme cela qu’il se présente à son observateur. Des mots, des images qui s’allument à notre passage, comme les notes de bas de page poétiques d’un quotidien souvent si prosaïque. Le minimalisme s’érige ici en programme. Outre le caractère éphémère de l’instant qui se reflète dans cet « art de ce qui nous dépasse », cet art représente avant tout l’isolement de l’homme dans les métropoles. La multiplication des individus éternellement identiques et anonymes qui se détachent comme des ombres sur l’arrière-plan d’une ville entière et, en dehors de la masse bien qu’inclus en elle, dévoilent leur intériorité aux yeux de tous.

Un jeu d’anonymat et d’intimité, de mystère et d’exhibitionnisme. Les graffitis de Miss Tic sont comme les séquences figées de la pantomime d’un One-Woman-Show, dont la tendance flagrante au nombrilisme s’accompagne toujours d’une ironie en forme de clin d’œil. « De l’égo au logo », telle est sa devise.

Mais son art ne se réduit pas aux graffitis. On doit considérer la totalité du geste artistique, qui correspond au bout du compte au souhait d’une esthétisation de l’espace vital, ou, comme elle l’exprimerait elle-même : « Dans le parfum indécent d’un rythme, nos fantasmes urbains submergent les façades figées du quotidien. »

Il n’y a plus qu’à espérer que, malgré son statut d’artiste reconnue, ses nombreuses expositions et les contrats publicitaires qui l’accompagnent, elle reste encore longtemps en dehors de l’establishment et continue à veiller sur la petite portion d’anarchie d’un Paris par ailleurs si petit-bourgeois et passif. Mais aussi seulement : parce qu’elle fait « jolie sur les trottoirs… de l’histoire de l’art ».

Plus d’infos : http://www.missticinparis.com
Photos: avec l'aimable permission de Christine Gabin 


Miss Tic

Avant de trouver sa vocation dans le street art, Miss Tic a exercé plusieurs métiers artistiques. Elle a créé des décors pour le théâtre, a travaillé comme critique dans les journaux et comme graphiste. Ses nombreuses expositions dans les galeries et les ateliers parisiens, ainsi que ses collaborations avec des célébrités telles que Louis Vuitton, ont rendu ses œuvres si célèbres qu’aujourd’hui, même le musée Victoria-and-Albert de Londres en possède deux. Le nombre toujours croissant de publications écrites sur elle ou par elle n’est qu’une preuve supplémentaire de sa popularité.

Le livre Parisienne est particulièrement indiqué pour visiter virtuellement le Paris de Miss Tic ou pour préparer sa propre promenade à la recherche des traces de l’artiste dans la capitale ; il est enrichi de nombreuses photos de ses graffitis et de commentaires personnels de l’artiste. (Editions Alternatives (2006), ISBN: 978-2862274966)



Le grand Derdiedas : Hans alias Jean Arp

Elisa Erkelenz, traduction Alba Chouillou, publié le 15.04.2008

« Je suis le grand Derdiedas. Le régiment impitoyable. La tige d’ozone prima Qua. Le 1% anonyme » : c’est ainsi que commence l’un des poèmes dada les plus connus de Hans alias Jean Arp. L’ouverture du musée Arp de Rolandseck à Remagen en septembre 2007 a rendu hommage à ce peintre, sculpteur et poète franco-allemand. Arp demeure à ce jour un artiste dont l’œuvre est difficile à cerner. Cofondateur du mouvement dadaïste à Zurich, il joue un rôle particulier dans l’histoire de l’art. Même si Arp, sarcastique et ironique, est toujours resté dadaïste, l’ensemble de son œuvre va bien au-delà de cette esthétique à la fois désinvolte et provocatrice. Son œuvre se confronte avec intensité à de nombreux courants avant-gardistes de son époque.

Hans Arp naît en 1886 à Strasbourg (l’Alsace est alors allemande) d’un père allemand fabricant de cigares marié à une Française. Dans sa jeunesse, il s’enthousiasme pour les poètes romantiques allemands ainsi que pour Arthur Rimbaud et Lautréamont. Son talent de peintre et de poète est reconnu assez tôt. En 1904, il entame des études d’art à l’Académie des Beaux-Arts de Weimar avant de les poursuivre à l’Académie Julian de Paris. Mais il se refuse à appliquer les idéaux artistiques traditionnels qu’on lui enseigne au cours de sa formation. L’imitation pure ne lui suffit pas pour exprimer sa conception de la réalité. Déçu, il quitte l’Académie Julian après quatre ans et se lance à la recherche de nouvelles possibilités d’expression.

En 1909, Arp s’installe en Suisse, où il devient cofondateur du regroupement d’artistes Moderner Bund. Il fait la connaissance de Wassily Kandinsky et noue ainsi des contacts avec le groupe expressionniste du Cavalier bleu (Blauer Reiter).
En 1915, Arp fait une rencontre qui sera certainement la plus importante de sa vie, non seulement sur le plan personnel, mais aussi au niveau artistique : à Zurich, il rencontre Sophie Taeuber, artiste également, qu’il épousera en 1922. Arp apprend beaucoup d’elle, elle-même s’effaçant finalement souvent devant la célébrité de son mari. Le calme évident de ses peintures et sculptures abstraites enthousiasme l’artiste, et l’œuvre de Arp s’enrichit, grâce à cette collaboration, d’éléments constructifs et géométriques. Ensemble, ils créent sculptures, textiles et collages. Tous deux s’enrichissent mutuellement et se complètent – on ne peut d’ailleurs pas toujours distinguer qui est l’auteur de quelle œuvre.

Avec d’autres amis artistes, Hugo Ball, Tristan Tzara et Marcel Janco, ils se retrouvent au Cabaret Voltaire de Zurich. C’est ici que nait le mouvement dada, mouvement de protestation contre la guerre, une conception empoussiérée de l’art et la société bourgeoise. Le dadaïsme fait la synthèse entre les influences du cubisme, du futurisme, de la sculpture africaine et de la mystique médiévale. Arp commence à représenter dans son art le monde marqué par l’ombre de la Première Guerre mondiale : « Le non-sens en action contre la folie de la guerre ! ». C’est la guerre qui le pousse à pratiquer cette forme d’art. Dada gagne en célébrité et pénètre jusqu’au Japon et en Russie. Après la Première Guerre mondiale, Arp va à Cologne, où il fonde le Dadaïsme de Cologne avec Max Ernst et Johannes Baargeld. Ce dernier se distingue particulièrement par ses travaux politiquement provocateurs.

Avec le dadaïsme comme point de départ, Arp s’intéresse dans les années qui suivent de plus en plus au surréalisme. Avec Kurt Schwitters, rencontré en 1923, il noue une amitié très productive sur le plan artistique. La même année, Arp déménage à Paris avec sa femme. Il s’y engage pour l’auto-affirmation de l’art abstrait et adhère, en 1929, au groupe Cercle et Carré, qui rassemble des artistes de la tendance constructiviste, et qui devient ensuite le groupe Abstraction Création. L’art abstrait acquiert ses lettres de noblesse.

Au début des années 30, Arp développe une nouvelle forme de collage selon le principe du hasard. Une fois les dessins terminés, ils sont déchirés et reconstitués suivant un nouvel ordre. Dans le même temps, Arp réalise des sculptures comme la Concrétion humaine (1934). Le modelage créateur ne s’y fonde plus sur la forme naturelle mais est la « concrétisation » de représentations formelles intérieures, indépendantes de l’objet lui-même. Dans le marbre blanc sont modelées des formes fluides et lisses dont le caractère autorise les associations les plus diverses. Le processus de création, du pétrissage ludique à la sculpture, est garant d’une ambivalence qui est souvent la caractéristique des œuvres de Arp. Ainsi, la sculpture rappelle très clairement des formes féminines.

Arp devient le pionnier de la sculpture sans objet ainsi que d’un langage des formes analogue à la croissance naturelle. L’encyclopédie  de l’Art attribue à Arp la citation suivante : « La concrétion est quelque chose de naturel. Je voudrais que mon œuvre trouve sa place, modeste et anonyme, dans les forêts, les montagnes, dans la nature. » Arp aime replacer ses sculptures dans la nature, son jardin est rempli de ses œuvres. Se soulevant contre la technisation et les futurs « cultivateurs de champignons atomiques », il se met en quête de l’harmonisation entre l’homme et la nature. Ses personnages se détournent consciemment du monde de la guerre et de la destruction. Le calme méditatif des formes rondes est doublé d’un soupçon d’ironie qui trouve encore ses racines dans le dadaïsme. La liaison d’un certain mysticisme spirituel et de sa position pacifiste bien ancrée s’y fait particulièrement sentir.

Persécuté par les nazis comme artiste dégénéré, Hans Arp, accompagné de sa femme, se réfugie dans un premier temps en 1940, dans le sud de la France, en zone libre. Arp y obtient la nationalité française et se fait appeler Jean, et non plus Hans, en signe de protestation contre le régime en place en Allemagne. Un an plus tard, le couple s’installe en Suisse, pays neutre. Lorsque Sophie décède en 1943 dans des circonstances restées inexpliquées, Arp traverse une profonde crise sur les plans personnel et artistique. Son œuvre tardive est marquée par le deuil, la résignation et le renfermement sur lui-même – il dédie de nombreuses œuvres à sa femme. En 1954, Arp est récompensé à Berlin par le grand Prix de la sculpture. Mais le « grand Derdiedas » se préoccupe peu de célébrité et de culte du génie. Il lui arrive souvent de ne pas même signer ses œuvres, car elles font partie de la nature et lui, l’artiste, n’est que le « 1% anonyme ».

Encore aujourd’hui, plus de 20 ans après sa mort, un vent d’ironie dadaïste souffle sur toute son œuvre. Les controverses autour de l’authenticité de ses œuvres et le nouveau bâtiment pompeux, d’architecture néoclassique, du musée Arp de Rolandseck donnent l’impression d’un retournement prétentieux du message politique de l’artiste. Ainsi, le musée Arp n’a exposé qu’une seule œuvre à l’extérieur du bâtiment.

Pour en savoir plus :

Hans Arp, Astrid von Asten, Isabel Ewig (u.a.): Die Natur der Dinge. Katalog zur Ausstellung im Arp Museum Bahnhof Rolandseck. Remagen, Richter Verlag, 2007.

Hans Arp, Peter Dering: Metamorphosen 1915-1965. Werke aus der Sammlung der Fondazione Marguerite Arp. Locarno, Niggli Verlag, 2000.

Hans Arp: ich bin in der natur geboren. Ausgewählte Gedichte, herausgegeben von Hans Bolliger, Guido Magnaguagno, Hariett Watts, Hamburg, Arche Verlag, 2002.

Eric Robertson: Arp. New Haven, Yale University Press, 2006.

Jörgen Schäfer: Dada Köln. Wiesbaden, Deutscher Universitätsverlag, 1993.

Photos: VG Bild-Kunst, Bonn 2008

 


Eléments biographiques

1886 : Naissance à Strasbourg d’un père allemand, fabricant de cigares, et d’une mère française

1904-1908 : Études à l’Académie des Beaux-Arts de Weimar et à l’Académie Julian de Paris
Publication de ses premiers poèmes

1909 : Arp s’installe à Weggis, en Suisse

1911 : Cofondateur du Moderner Bund, rencontre de Kandinsky

1912 : Exposition avec le groupe d’artistes Cavalier bleu à Munich

1915 : Rencontre Sophie Taeuber

1916 : Création du mouvement dada à Zurich avec Hugo Ball, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck

1919 : Arp s’installe à Cologne, se lie d’amitié avec Max Ernst et Johannes Baargeld, création du dadaïsme de Cologne

1922 : Mariage avec Sophie Taeuber

1923 : Rencontre Kurt Schwitters, s’installe à Paris, participe à une exposition surréaliste

1926 : S’installe à Clarmant (France), obtient la nationalité française

1929 : Membre du groupe Cercle et carré, qui devient plus tard le groupe Abstraction Création, travaille dans l’abstraction pure

1939 : Change son prénom en Jean, en signe de protestation contre les nazis

1940 : Fuit les nazis, qui qualifient ses œuvres d’« art dégénéré », s’installe à Nice

1941 : S’installe en Suisse, pays neutre

1943 : Décès de Sophie Taeuber

1950-59 : Grandes sculptures pour les universités de Harvard et de Caracas, ainsi que pour le bâtiment de l’Unesco à Paris

1954 : Obtient le grand Prix de la sculpture à la Biennale de Venise

1959 : Mariage avec Marguerite Hagenbach, une amie de longue date

1963 : Grand Prix des Arts à Paris

1966 :
Décès à Bâle


Le musée Arp de Rolandseck

La gare de Rolandseck a toujours été le point de rencontre des personnalités de la vie culturelle, politique et intellectuelle. En septembre de l’année dernière, cette gare a été rénovée par la Fondation Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, et constitue, avec le nouveau bâtiment très moderne de l’architecte américain Richard Meier, la base du Musée Arp. L’exposition actuelle des œuvres de Arp : les sculptures, reliefs et travaux sur papier donnent un aperçu du travail intensif de l’artiste sur la nature ainsi que sur les processus en liaison avec la nature, tels que le caractère éphémère, la croissance et la destruction. On peut y voir aussi certaines œuvres de Sophie Taeuber, ainsi qu’une collection d’art contemporain dans la lignée de Hans Arp.

Horaires : mardi à dimanche et jours fériés : 11h à 18h
fermé le lundi. Tarifs : 8 euros, tarif réduit 5 euros

Contact :
Hans-Arp-Allee 1
D- 53424 Remagen
Tel +49 (0)22 28/94 25 0
Fax +49 (0)22 28/94 25 21
www.arpmuseum.org



Un expressionniste rhénan à Paris

Elisa Erkelenz, traduction Céline Maurice , publié le 01.01.2008

C'est à l'âge de 27 ans que l'artiste August Macke (1887-1914) tombe en soldat pendant la Première Guerre mondiale. Malgré sa courte phase artistique créative, il a marqué l'art moderne par son agencement unique des images et des couleurs et est un des principaux représentants de l'expressionnisme rhénan. La variété de ses quelques 5 000 œuvres est le résultat de l'assemblage de sa personnalité pleine d'enthousiasme, de son amitié étroite avec des artistes français marquants et de sa capacité à exprimer la diversité de ses influences dans sa langue artistique individuelle.

Une jeunesse sous le signe de l'art
L'enthousiasme de Macke pour l'art est déjà éveillé dès ses jeunes années dans la maison de ses parents. Son père peint des paysages et collectionne de vieilles estampes. Macke fait les portraits de ses camarades de classe et est en permanence à la recherche de nouvelles sources d'inspiration. Émerveillé par la peinture d'Arnold Böcklin, il commence à 17 ans ses études à l'Académie des arts de Düsseldorf. Au bout de deux ans, il quitte l'école avec la conviction de pouvoir mieux travailler comme artiste indépendant. Macke cherche consciemment à s'éloigner des anciennes valeurs de la peinture. Il découvre à cette époque un style qui sera déterminant pour son évolution : l'impressionnisme.

Rencontre avec l'impressionnisme français
Les développements de l'impressionnisme français sont dans la seconde moitié du xixe siècle tout d'abord passés inaperçus en Allemagne. Lorsque August Macke découvre les impressionnistes, des années après l'apogée du mouvement, il est envoûté par la légèreté de leur peinture. C'est plein d'enthousiasme qu'il se rend à Paris pour la première fois, en 1907. Il croit avoir trouvé la plus belle ville du monde. Les œuvres d'Edouard Manet, Claude Monet, Edgar Degas, Camille Pissarro, Auguste Renoir et Henri de Toulouse-Lautrec fascinent Macke. L'intensité du regard s'empare du sensible artiste et éclaire d'une lumière critique sa perception de lui-même. Inspiré par les peintres français, Macke peint désormais à l'extérieur, dans des conditions de lumière naturelle, et se distancie de ses anciens modèles allemands Arnold Böcklin et Max Klinger.
Des expériences avec de la couleur pure, qui seront d'une grande importance pour sa peinture, s'ajoutent au voyage. Un an plus tard, Macke retourne à Paris. Ses œuvres futures montreront à quel point les rencontres avec les artistes parisiens furent importantes pour le développement de son horizon artistique. La confrontation intensive aux impressionnistes conduira finalement Macke à son style unique. L'allégresse et l'éclat des couleurs de ses œuvres restent jusqu'à ce jour exceptionnelles. L'événement le plus important de son voyage parisien sera la rencontre avec Paul Gauguin, Paul Cézanne et Georges Seurat. Avec l'œuvre Sonniger Garten (Jardin ensoleillé, 1908), le jeune homme âgé de 21 ans livre un des résultats les plus aboutis de sa confrontation avec l'impressionnisme français. Dans un coin de jardin inondé de soleil, les contours d'une femme disparaissent dans une lumière scintillante. Le vert argenté apparemment dénué de contraste rayonne en une clarté homogène et le trait de pinceau pointillé et moucheté laisse à de nombreux endroits la surface blanche de la toile libre.

Rencontre avec les premières œuvres du cubisme
Lors de son premier voyage parisien, déjà, les cubistes ont effrayé le grand public avec un monde de formes d'une nouveauté radicale. Les espaces représentés se composent de peu de surfaces qui se détachent fortement les unes des autres et semblent s'entrechoquer violemment. En même temps, le contenu symbolique de ces œuvres est d'une valeur particulière. Le tableau Großes helles Schaufenster (Grande vitrine claire, 1912) reflète cette vision. Macke y utilise la réflectivité du verre pour représenter le monde en dehors de l'image.
Le tempérament enthousiaste de Macke, son don d'observation sensible et son talent plastique lui permettent de transformer aussitôt en un élément de son propre langage pictural l'inspiration de l'École de Paris, dont font partie Picasso et Braque. Le cubisme le rend capable de créer un monde propre : Macke reconnaît que la peinture est la mise en forme d'expériences optiques – la forme cubiste est pour lui une forme d'expérience de la réalité. Il ne copie cependant pas le style cubiste mais se contente d'en prélever quelques éléments. En plus du violent mouvement des surfaces, c'est avant tout l'espace comme problème de représentation qui est au premier plan.

Toutefois, au lieu d'abandonner complètement son ancien style, il reste fermement attaché aux couleurs pures, saturées, et à leur ordonnancement plein de contrastes. Son tableau Zoologischer Garten (Jardin zoologique, 1912) est caractéristique de cette période. La composition triple tout comme la coloration harmonieuse donnent à l'œuvre un caractère festif. Le motif des promeneurs dans le parc est typique de ses images pleines de couleurs, qui restent toujours en contact étroit avec le monde extérieur.

Rencontre avec Robert Delaunay
Lors de son quatrième voyage parisien, en 1912, Macke fait la connaissance du peintre cubiste Robert Delaunay, dont les œuvres l'émerveillent. Une amitié étroite se noue entre les deux artistes.
En compagnie de l'auteur Guillaume Apollinaire, Delaunay se rend en 1903 à Cologne pour une exposition qui est pour Macke une révélation. Il est bouleversé par l'art de Delaunay, dans lequel la couleur est décomposée dans tous ses éléments et apposée en continu, pure, en petites gouttes se jouxtant, de sorte que le mélange des couleurs se termine dans l'œil de l'observateur. Apollinaire donne au style de Delaunay le nom de cubisme orphique. Celui-ci est un développement logique du divisionnisme, initié avant tout par Paul Signac et Georges Seurat, sauf que l'important pour Delaunay n'est pas le mélange des couleurs mais l'expérience de leur contraste simultané, de l'harmonie de couleurs qui se séparent et dans le même mouvement s'unissent de nouveau en un tout. La structure n'est plus déterminée par le monde concret mais par la disposition des niveaux colorés. La sensibilité à la vitalité de la couleur en tant que valeur autonome est le point de rencontre de Delaunay et Macke. C'est dans les dernières œuvres de Macke que l'influence de Delaunay se ressent particulièrement : Macke ne représente plus la lumière et l'ombre avec des parties colorées claires et sombres, mais laisse le contraste naître complètement de la force lumineuse des couleurs. Cela est particulièrement visible dans son tableau Dame in grüner Jacke (Femme à la veste verte, 1913).
Les œuvres de Macke dénotent la capacité de transformer ses inspirations en éléments propres et de toujours mieux former sa propre personnalité artistique. Les impulsions et les impressions produites par les artistes français marquèrent son style unique et firent mûrir son travail. Malheureusement, son œuvre artistique demeura inachevée, du fait de sa mort prématurée. Mais aujourd'hui encore, la vie, pure, directe, vraie, émane clairement de ses tableaux.

Pour en savoir plus :
Vriesen, Gustav: August Macke, Stuttgart, 1953.
Bänfer, Carl: August Macke, Gedenkausstellung zum 70. Geburtstag, Münster, 1957.

A voir :
Maison August Macke, Bonn:
August Macke, humoristische Zeichnungen und Karikaturen
20 septembre 2007 – 13 janvier 2008
Bornheimer Straße 96, 53119 Bonn
Tél. : 0049 (0) 228 / 65 55 31, Fax : 0049 (0) 228 / 69 15 50. Ouverture : mardi-vendredi 14h30-18 heures, samedi, dimanche et jours fériés 11 heures-17 heures, fermé lundi. Le dimanche, visite guidée gratuite à 11h30.
www.august-macke-haus.de

Kunstmuseum Bonn:
collection significative d'œuvres de Macke et des expressionnistes rhénans. Museumsmeile, Friedrich-Ebert-Allee 2, 53113 Bonn.
Tél. : 0049 (0) 228/ 776260. Ouverture : mardi-dimanche 10 heures-18 heures, le mercredi jusqu'à 21 heures.
http://kunstmuseum.bonn.de

Photo: © flickr – Artshooter (creative commons)


La maison August Macke de Bonn

Jouxtant le pont Viktoria, que Macke peignit si souvent, se trouve la maison August Macke dans laquelle il passa les années les plus productives de sa vie. C'est ici qu'il retrouvait ses amis, parmi eux Max Ernst, Robert Delaunay, Guillaume Apollinaire, Gabriele Münter et Franz Marc. En plus de son atelier décoré d'huiles originales, on peut voir le mobilier de Macke ainsi que des expositions continues sur l'expressionnisme rhénan. L'exposition actuelle consacrée aux caricatures humoristiques et satyriques, qui invitent à une amusante comparaison avec des dessins et photographies des personnes représentées, est dédiée au 120e anniversaire de l'artiste.

Bornheimer Straße 96, 53119 Bonn
Tél. : 0049 (0) 228 / 65 55 31, Fax : 0049 (0) 228 / 69 15 50. Ouverture : mardi-
www.august-macke-haus


Eléments biographiques

1887 : le 3 janvier naît dans le Sauerland August Macke, fils de l'ingénieur du même nom et de sa femme Florentine. 

1904-1906 : études à l'Académie des Arts de Düsseldorf. Macke dessine des décors pour le théâtre local. 

1907 : premier voyage à Paris. 

1909 : mariage avec Elisabeth Gerhardt, déménagement vers Tegernsee, nouveau voyage à Paris. 

1911 : première exposition du groupe artistique des Cavaliers bleus à Munich.

1912 : Voyage à Paris avec Franz Marc. La rencontre avec Robert Delaunay mène à l'incorporation d'éléments futuristes et cubistes à son œuvre. Participation à la quatrième et plus importante exposition de l'union d'artistes Sonderbund à Cologne. 

1913 : participation au Premier Salon d'automne allemand de Herwarth Walden à Berlin. À Bonn, Macke organise l'exposition Expressionnistes rhénans. Déménagement en Suisse. Les tableaux de groupes de personnages dans des paysages qui datent de cette période comptent parmi les œuvres principales de Macke et unissent les influences de nombreux artistes.

1914 : Voyage en Tunisie avec Paul Klee et Louis-René Moilliet. Engagement dans la Première Guerre mondiale. Mort en Champagne le 26 septembre.



Deux Européens à la découverte du Japon

Philip Franz von Siebold et Emile Guimet

Anne-Solène Rolland, publié le 15.10.2007

Fermé aux Européens jusqu'en 1854, le Japon resta longtemps une terre de mystère. Un médecin allemand, Philip Franz von Siebold (1796–1866) joua un rôle considérable dans la découverte de sa culture en Europe, en ouvrant le premier musée japonais d'Europe et en publiant une somme d'informations jamais égalées auparavant. Il ouvrit ainsi la voie à bien d'autres voyageurs et collectionneurs, parmi lesquels se distingua en France l'industriel lyonnais Emile Guimet (1836–1918), fondateur du musée parisien qui porte aujourd'hui son nom. Siebold et Guimet, des deux côtés du Rhin, participèrent à la fondation des études japonaises, et posèrent les fondements d'échanges fructueux entre l'Europe et le Japon qui marquèrent la fin du XIXe siècle et le début du XXe.

Philip Franz von Siebold (1796–1866), un Bavarois au Japon
Rien ne prédisposait Siebold à découvrir la culture japonaise. Mais une suite de hasards fit de ce médecin allemand l'un des premiers véritables connaisseurs de l'Empire du soleil levant. 

Né le 17 février 1796 à Würzburg en Bavière, Philip Franz von Siebold y étudie la médecine, la botanique et la chimie. En quête d'aventure, il s'engage en 1822 comme chirurgien de l'armée des Indes Orientales du royaume des Pays-Bas. Travailler pour l'une des grandes puissances coloniales de l'Europe du début du XIXe siècle est pour un Allemand le seul moyen de partir vers de lointaines contrées. Après quelques mois à Batavia (actuelle Djakarta), l'administration coloniale propose au jeune médecin de partir pour l'île japonaise de Deshima, dans la baie de Nagazaki, à l'ouest du Japon : les Hollandais, depuis le XVIIe siècle (et jusqu'à l'ouverture du Japon à l'Occident en 1854) seuls Européens autorisés à faire commerce avec le Japon, y étaient cantonnés par les autorités japonaises. Siebold fut jusqu'en 1829 le médecin de la petite colonie. Désireux de découvrir et comprendre cette nouvelle contrée, Siebold, aidé de ses patients et de ses étudiants japonais, collecte de très nombreux spécimens naturels et objets du quotidien. Banni en 1829 par les autorités japonaises, qui voient dans son activité de collectionneur un espionnage au profit des puissances européennes, Siebold rentre aux Pays-Bas, riche de plus de 5 000 objets ethnographiques, près de 7 000 spécimens d’animaux, 2 000 plantes et un herbier de 12 000 types.

Jamais aucun Européen avant lui n'avait recueilli autant d'informations sur le Japon. La diffusion de ces informations devient le but de la vie de Siebold. Il s'installe à Leiden, où est arrivée avant lui, au Muséum National d'Histoire Naturelle, une grande partie de sa collection de botanique. Dès 1831 en outre, le roi Guillaume Ier promet de lui acheter sa collection ethnographique, ce qu'avait refusé de faire le roi Louis Ier de Bavière à qui il l'avait proposée. Siebold s'attelle à l'écriture des ouvrages qui feront la synthèse des informations recueillies durant son séjour à Deshima : Fauna Japonica (1833-1850), Flora Japonica (1835-1841), et surtout Nippon - Archiv zur Beschreibung von Japan und dessen Neben- und Schutzländern (Nippon - archives pour la description du Japon, de ses protectorats et des pays voisins) sont ses écrits les plus importants. Paru de 1832 à 1858, Nippon est encore aujourd'hui une source essentielle à la connaissance du Japon du début du XIXe siècle. En parallèle, Siebold ouvre sa collection ethnographique au public dès 1832. En 1838, acheté par l'Etat hollandais, son musée prend le nom de Musée National Japonais-Von Siebold ; il constitue le coeur du Musée National d'Ethnologie fondé à Leiden en 1864. Le musée Siebold est très vite célèbre dans toute l'Europe : il reçoit de prestigieux visiteurs ( le roi Guillaume II, le futur Tsar Alexandre II, les frères Edmond et Jules de Goncourt) et a une forte influence sur les musées d'ethnologie fondés en Europe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. 

En 1859, apprenant que son interdiction de séjour est levée, Siebold s'embarque une deuxième fois pour le Japon. De retour en Europe en 1863, il rejoint sa ville natale de Würzburg. Il y meurt en 1866, avant d'avoir pu transférer à la Bavière les objets rapportés de ce deuxième séjour. L'achat a lieu en 1874, et cette collection est aujourd'hui visible au Musée d'ethnologie de Munich.

L'influence des travaux de Siebold fut considérable, et son oeuvre fait encore aujourd'hui l'objet de recherches aussi bien en Europe qu'au Japon. Il eut une part importante dans le développement des études japonaises, en collaboration notamment avec son collègue français Léon de Rosny, spécialiste de la langue japonaise et fondateur de la Société d'ethnographie française en 1858, dont Siebold est l'un des premiers membres. De Rosny fonde par la suite, en 1873, la Société des Etudes japonaises, dont est membre Emile Guimet, un autre grand découvreur du Japon.

Emile Guimet (1836–1918) et les arts asiatiques
Ce fut finalement un concours de circonstance qui amena Siebold au Japon, alors qu'il pensait partir pour l'Indonésie. Au contraire, lorsque l'industriel lyonnais Emile Guimet s'embarque pour le Japon en 1876, c'est précisément là qu'il veut aller. Depuis 1854, le Japon s'est ouvert au monde, et suscite de plus en plus l'intérêt des Européens. La collection de Siebold puis la présence du Japon à l'Exposition Universelle de Paris en 1867 donnent envie à de nombreux amateurs de faire le voyage. Emile Guimet, industriel lyonnais, est plus attiré par l'étude des arts et les voyages que par l'industrie.

Un voyage en Egypte en 1865 lui fait découvrir l'archéologie, l'histoire des civilisations et des religions, et lui donne le goût de la collecte d'objets. Dès lors, il participe à toutes les réunions scientifiques importantes en France. Il devient ainsi membre de la Société des Etudes japonaises de Léon de Rosny dès sa fondation. Il place l'étude des religions au cœur de sa réflexion. Pour étudier celles d'Extrême-Orient, il obtient une mission du ministère de l'Instruction Publique, et s'embarque pour le Japon. Guimet visite tous les sites religieux importants du Japon, et acquiert de nombreux témoignages de la culture bouddhique japonaise. 

Les conditions de ce voyage officiel sont beaucoup plus favorables que celles du séjour de Siebold, et les oeuvres que rapporte Guimet en France en 1877 sont plus représentatives de la grande qualité de l'art et de la culture japonaise que les objets du quotidien rapportés par Siebold. Comme ce dernier, Guimet n'a de cesse, de retour en France, de faire connaître le Japon : en 1878, il présente une partie de ses collections à l'Exposition Universelle de Paris, et il publie Promenades Japonaises, première d'une longue série de publications. Comme Siebold, il souhaite donner un lieu d'exposition permanent pour ses collections. Il pense d'abord à Lyon, sa ville d'origine, où il fait construire un musée des Religions, inauguré en 1879. Mais le musée ne rencontre pas le succès espéré. En 1885, Guimet fait don de ses collections à l'Etat, et transfère son musée à Paris. 

Le musée Guimet est inauguré en 1889, non loin du Trocadéro, où il se trouve encore aujourd'hui. Conçu comme un musée des religions du monde, il présente toutes les collections rassemblées par Guimet depuis son voyage en Egypte de 1865, et met un accent particulier sur le bouddhisme japonais. Il est accompagné d'une très riche bibliothèque, outil de recherche sur l'histoire des religions, et devient vite un centre d'étude très dynamique, grâce aux conférences et cérémonies que Guimet y fait organiser. Le musée s'enrichit peu à peu et se spécialise dans les arts de toute l'Asie. 

En 1900, Guimet est élu vice-président de la Société franco-japonaise de Paris. Jusqu'à sa mort en 1918, il est l'un des animateurs essentiels des études japonaises et asiatiques, et continue de publier ouvrages et articles sur les religions du monde. Après sa mort, le musée devient un musée des arts asiatiques, aujourd'hui Musée national des arts asiatiques-Guimet, de réputation, tout comme son fondateur, internationale.  

Siebold et Guimet furent deux précurseurs. Par leur volonté de transmettre à leurs compatriotes leur passion pour le Japon, ils ouvrirent la voie à une autre découverte bien connue : celle du Japon par les artistes européens, le Japonisme, qui donna un nouveau visage à la création artistique européenne du début du XXe siècle.

Pour en savoir plus :

Arlette Kouwenhoven et Matthi Forrer, Siebold and Japan His life and Work, Leiden, 2000 ISBN 90-74822-19-3 

Collectif, Philip Franz von Siebold, Ein Bayer als Mittler zwischen Japan und Europa, München 1993 

Keiko Omoto et Francis Macouin, Emile Guimet et les arts d'Asie, Paris, 2001 (collections Découvertes Gallimard) ISBN 2-07-076084-7

Le Japonisme, catalogue d'exposition du musée d'Orsay, Paris, 1988

A voir :

A Paris
Les collections du Musée national des arts asiatiques-Guimet.
6 place d'Iéna dans le 16e arrondissement,
ouvert de 10h à 18h, fermé le mardi.
www.museeguimet.fr

A Leiden
Rijksmuseum voor Volkenkunde (musée national d'ethnologie), Steenstraat 2, Leiden, ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h. Présente des collections d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie. Conserve aujourd'hui les collections ethnographiques de Siebold.
www.volkenkunde.nl

Het Sieboldhuis, (Maison de Siebold) Rapenburg 19, Postbus 11007, 2301 EA Leiden, ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h.
www.sieboldhuis.org 


La maison de Siebold à Leiden 

En plein centre de Leiden, il est encore possible aujourd'hui de visiter la maison que loua Siebold dès 1832 pour y montrer sa collection. Elle y restera jusqu'en 1847, avant de rejoindre une autre maison du centre de Leiden. Restaurée en 2004 et inaugurée par le couple impérial du Japon, cette belle maison bourgeoise de style hollandais traditionnel est aujour'dhui le centre culturel du Japon aux Pays-Bas. Elle présente une partie des collections botaniques, zoologiques, ethnographiques et bibliographiques rapportées par Siebold, et les expose selon la classification établie par Siebold. Une visite à la maison de Siebold permet donc d'avoir un aperçu de la diversité des collections de Siebold et de son travail de transmission de son savoir sur le Japon. Des expositions temporaires d'art japonais complètent la présentation permanente. 

Het Sieboldhuis, Rapenburg 19, Leiden
ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h.

www.sieboldhuis.org


Le Panthéon Bouddhique du musée Guimet 

A l'occasion du centenaire de la création du musée, en 1989, le musée Guimet décide de rendre hommage à son fondateur en remettant à l'honneur les collections qu'il avait rapportées d'Extrême-Orient. En 1989, une exposition de sculptures bouddhiques japonaises est organisée à Tokyo. Et en 1991 est inauguré, dans une annexe du bâtiment principal, le Panthéon Bouddhique : y sont regroupées toutes les sculptures du Japon rapportées par Emile Guimet, classées comme il l'aurait souhaité selon les types de personnages (démons, gardiens de temples, bouddhas) qu'elles représentent. Le visiteur y découvre ainsi toutes les facettes de l'iconographie religieuse bouddhique japonaise. 

Panthéon Bouddhique du musée Guimet, 19 avenue d'Iéna dans le 16e arrondissement.
Entrée libre, ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 18h.

www.museeguimet.fr



Le fabuleux destin de Niki de Saint Phalle

Felicitas Schwarz, traduction Pauline Guigou, publié le 01.08.2007

Qu’ont en commun l’astronome Karolin Herschel, Sophie d’Hanovre et Charlotte Kestner-Buff, qui inspira l’œuvre de Goethe Les souffrances du jeune Werther ? Les trois femmes sont indissociablement liées à la ville d’Hanovre et trônent depuis le milieu des années 70 sous forme de Nanas bigarrées et dodues sur les berges de la Leine. La bien-aimée du poète allemand y fait le poirier aux côtés de la ronde et bariolée chasseuse d’étoiles et de la princesse électrice en train de danser. Joie et force jaillissent de ces trois grosses femmes en polyester, qui sont depuis longtemps devenues l’emblème de la capitale de Basse-Saxe et la signature de Niki de Saint Phalle.

Les figures féminines affirmées et joyeuses, qui représentent au sens propre du terme un concentré de féminité, sont présentes tout autour du globe, sous les formes les plus variées.Les œuvres de l’artiste franco-américaine n'ont pas toujours dégagé une telle énergie positive. Ce sont de lourds problèmes psychiques qui firent de Niki de Saint Phalle une artiste dans les années 50. Plus tard, elle dira qu’elle aurait certainement fini à l’asile si elle n’avait pas trouvé dans l’art sa délivrance.

Les raisons de sa dépression remontent à l’enfance. Niki de Saint Phalle naît le 29 novembre 1930 sous le nom de Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle à Neuilly-sur Seine en France, deuxième d’une famille de cinq enfants. Son père, le comte français André Marie de Saint Phalle a perdu sa fortune lors du crash boursier du jeudi noir de 1929. Ainsi, sa mère, l’Américaine Jeanne Jacqueline de Saint Phalle née Harper, doit épauler son époux pour ses affaires aux Etats-Unis. La petite Niki demeure chez ses grands-parents en France et ne sera emmenée en Amérique qu’à l’âge de trois ans. En 1937, la famille, qui s'est remise financièrement, déménage de Greenwich vers New York, où Niki grandit dans un milieu grand bourgeois.

Tandis que ses frères sont encouragés à faire carrière, on attend d’elle tout au plus de devenir une épouse bien élevée et une bonne mère de famille. Très tôt déjà, Niki se rebelle contre le rôle qui lui est imposé. Elle ne supporte pas la morale double qui régit cette haute société, dont elle doit connaître l’enfer à l’âge de onze ans, quand son père abuse d’elle sans qu’elle puisse trouver personne à qui se confier. La blessure que lui a infligée son père et qui a menacé plusieurs fois de la détruire deviendra plus tard le moteur de son œuvre. Ce n'est qu’à l’âge de 62 ans qu’elle trouvera la force de parler de ce qui lui a été fait et qu’elle a dû traîner avec elle un demi-siècle. Lorsqu’elle réalise le film Daddy en 1972, personne ne devine encore qu’elle dépeint le thème de l’inceste d’après son propre vécu.

A l’âge de 18 ans, Niki de Saint Phalle s’enfuit de la maison familiale. Elle épouse secrètement le futur écrivain Harry Mathews et gagne sa vie en travaillant comme mannequin. En 1952, tous deux décident de partir pour l’Europe avec leur fille Laura, âgée d’un an. Là-bas naîtra leur fils Philip. La famille Mathews s’installe à Paris et Niki, qui a grandi dans un environnement bilingue, ambitionne une carrière de comédienne. C'est alors qu’elle découvre la peinture comme exutoire à ses problèmes. L’art, qui tout d’abord la maintient en vie, devient très vite sa vie même. En 1960, elle quitte son mari et ses deux jeunes enfants pour se consacrer entièrement à l’art. Ce qui avait été conçu comme une séparation temporaire conduit à la rupture définitive avec son mari. En revanche, Laura et Philip, tout comme plus tard la petite-fille Bloum, aideront souvent Niki à peindre ses sculptures.

Mais, avant tout, la mère doit faire son propre chemin. Ce chemin croise celui de l’artiste suisse Jean Tinguely, que Niki de Saint Phalle épousera en 1971 et qui restera à ses côtés jusqu’à sa mort comme partenaire artistique et conjoint. Même si les relations privées ne sont pas toujours faciles et que Tinguely s’intéresse à de plus jeunes femmes, ils continueront à travailler ensemble en tant qu’artistes. C'est aussi Jean qui conforte Niki dans ses idées et l’encourage à leur donner forme. Lorsque Niki lui présente en 1961 son œuvre Portrait de mon amant, Jean est enthousiasmé. Des objets déjà existants ont été réassemblés par Niki de Saint Phalle : une cible que le spectateur doit percer de flèches représente la tête de l’être aimé, une chemise avec cravate symbolise son corps.

Pour Jean Tinguely, c'est de l’art moderne. Il propose à Niki de participer à une exposition groupée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Niki de Saint Phalle a du mal à réaliser que ses œuvres vont être accrochées justement là où les peintures de Jackson Pollock venaient d’être exposées. Mais le tir sur cible n’est qu’un début. Niki de Saint Phalle se met à fabriquer à partir de toutes sortes d’objets des reliefs blancs, à l’intérieur desquels elle niche des sachets de couleur. Elle organise des actions publiques de tir sur cible dans l’impasse Ronsin, célèbre rue d’artistes parisienne, où elle s’est entre-temps installée avec Jean dans son atelier et où elle travaille. Lors des happenings, les spectateurs sont invités à tirer sur les reliefs blancs, et au moment où les poches de couleurs sont touchées et explosent, une nouvelle œuvre d’art apparaît sous leurs yeux.

Niki de Saint Phalle dit à propos de ses Tirs : « En 1961, je tirais sur Papa, sur tous les hommes, les hommes importants, sur la société et ses injustices, sur l’Eglise, sur l’école, sur ma mère(…). Ça a été une véritable thérapie pour moi ». (Schröder, page 83) Niki de Saint Phalle est acceptée dans le groupe des Nouveaux Réalistes, qui compte aux côtés de Jean Tinguely des artistes tels qu’Yves Klein, Daniel Spoerri, Gérard Deschamps, César et Christo. Ce groupe est né autour du critique d’art Pierre Restany, qui avec le terme de « Nouveau Réalisme » décrit un courant artistique où la peinture sur surface plane est abandonnée au profit de constructions spatiales.

Niki de Saint Phalle, dont l’ensemble de l’œuvre ne peut être rangé dans aucun courant de l’histoire de l’art, continue un bout de son chemin avec ce groupe. Mais, par la suite, elle décide de faire quelque chose de totalement différent. En tirant, elle a fini par se sentir semblable à une toxicomane, or elle déteste tout sentiment de dépendance. Alors, elle commence à travailler à des sculptures représentant les différents rôles de la femme dans la société. En résultent les Nanas qu’elle confectionne tout d’abord en tissu puis en polyester. L’effet destructeur et cruel des peintures au tir fait place à la production de formes féminines d’où semble émaner une gaieté infinie. Selon la devise « Les Nanas au pouvoir », les femmes rondes conquièrent le monde.

L’œuvre la plus vaste et significative de Niki de Saint Phalle est le Jardin des Tarots en Toscane. 24 ans après avoir découvert à Barcelone, en compagnie de son premier mari, le parc Güell de l’artiste espagnol Antoni Gaudí, qui l’a littéralement fascinée, elle réalise le rêve de sa vie en créant son propre parc de sculptures. Après presque vingt années de travail, le jardin est ouvert au public en 1996. Mais il n'y a pas qu’en Italie qu'on puisse plonger dans le monde fabuleux de Niki de Saint Phalle : à Hanovre, dans les jardins royaux de Herrenhausen la Grotte qu’elle a aménagée invite à pénétrer dans son fascinant univers. « La Vie de l'Homme » est thématisée par les figures bariolées qui ornent les trois salles recouvertes de mosaïques de miroir et de verre coloré. Il s’agit de la dernière œuvre de l’artiste, qui est décédée en mai 2002, un an avant la fin du projet. Depuis lors, la promenade Niki de Saint Phalle, dans le centre-ville d’Hanovre, rend hommage à l’artiste.

Pour en savoir plus :

Cardenas, Bloum/Krempel, Ulrich/Pardey, Andres (éditeur) : Niki & Jean. L'art et l'amour. München, Prestel Verlag, 2006. ISBN: 3-7913-3534-0.

De Saint Phalle, Niki/Pietromarchi, Giulio : Der Tarot-Garten. Bern, Benteli Verlag, 2000. ISBN 3-7165-1087-4.

Krempel, Ulrich: Die Schenkung. Niki de Saint Phalle. Werke aus den Jahren 1952-2001. Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz Verlag, 2001. ISBN : 3-7757-1045-0.

Kunst- und Ausstellungshalle der BRD : Niki de Saint Phalle. Hatje Cantz Verlag, 1992. ISBN : 3-7757-0576-7.

Landeshauptstadt Hannover und Sprengel Museum Hannover : Niki de Saint Phalle – La Grotte. Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz Verlag, 2003. ISBN: 3-7757-1308-5.

Schröder, Stefanie: Ein starkes, verwundetes Herz – Niki de Saint Phalle. Ein Künstlerleben. Freiburg, Herder Verlag, 2000. ISBN: 3-451-27446-9.

Schulz-Hoffmann, Carla: Niki de Saint Phalle. Bilder-Figuren-Phantastische Gärten. München, Prestel Verlag, 1987. ISBN: 3-7913-0803-3.

Stiftung Schloss Neuhardenberg und Sprengel Museum Hannover : Nana Power. Die Frauen der Niki de Saint Phalle. Berlin, Nicolaische Verlagsbuchhandlung, 2005. ISBN : 3-89479-245-0.

Photos: Felicitas Schwarz



Edvard Munch, un précurseur entre Oslo, Paris et Berlin

Anne-Solène Rolland, publié le 01.05.2007

Edvard Munch (1863–1944) peut être considéré comme l'un des tout premiers peintres modernes. Comme Van Gogh à la même époque, Edvard Munch s'est jeté à corps perdu dans la peinture, qui s'est très vite confondue avec sa vie. La toile, pour la première fois, devenait le lieu de l'émotion par excellence, exprimée chez Munch par l'interpénétration de couleurs vives, parfois criardes. Peintre norvégien né en 1863 à Löten, grand précurseur des avant-gardes du vingtième siècle, Munch partagea toute sa vie entre sa patrie et ses deux pays d'adoption, la France et l'Allemagne. Entre ses deux patries, il forma ainsi la transition entre l'impressionnisme français, qui l'influença dans sa jeunesse, et l'expressionnisme allemand, dont il est le père incontesté.

1880–1892: de Christiania à Paris, les années de formation
En 1880, Munch interrompt ses études d'ingénieur et décide de devenir peintre. Il entre en 1883 à l'Académie de peinture en plein air de Frits Thaulow, à Modum, une référence en Norvège. Il est ainsi introduit dans le cercle de la bohème de Christiania (ancien nom d'Oslo), rassemblée autour du grand peintre norvégien de l'époque, le naturaliste Christian Krohg. Les premières toiles de Munch sont encore empreintes de cette influence. Mais Munch rêve d'aller à Paris pour y découvrir les oeuvres des grands noms des avant-gardes de l'époque. Son premier séjour parisien a lieu en 1885 : il visite les musées, se familiarise avec les impressionnistes, et est particulièrement marqué par l'œuvre d'Edouard Manet.

À son retour en Norvège, sous l'influence de ces contacts avec l'art français, il commence ses premières toiles importantes, parmi lesquelles Puberté et L'Enfant Malade : cette toile, où l'émotion prend le pas sur la représentation naturaliste, marque une première rupture dans l' œuvre de Munch. En 1886, lorsque l'œuvre est présentée au public, elle suscite l'indignation. Cette toile, en effet, au-delà de sa facture d'influence impressionniste nouvelle en Norvège, exprimait une histoire personnelle, presque indécente : Munch y mettait en image les émotions que lui avaient inspirées la mort de sa jeune sœur, terrassée par la tuberculose. Pour la première fois, son histoire personnelle et sa vie quotidienne entraient dans sa peinture. Cela devait devenir la définition même de  l'œuvre de Munch, tour à tour hantée par la mort, la vieillesse, la cruauté de l'amour et la misère de Christiania.

En 1889, Munch retourne à Paris et suit les cours de Léon Bonnat, qui formera plus tard, entre autres, Raoul Dufy. Ce deuxième séjour marque sa rupture ferme avec le naturalisme, qu'il exprime dans son Manifeste de Saint-Cloud. Jusqu'en 1892, il passe l'essentiel de son temps en France, où il peint beaucoup. De cette époque datent la Nuit à Saint-Cloud (1890), où l'on ressent l'influence du peintre et graveur américain James McNeill Whistler, et la Rue Lafayette (1891), très proche des toiles du peintre français Gustave Caillebotte. Il décrit lui-même ce dernier tableau comme « une flambée éphémère de [sa] période impressionniste » (Ulrich Bischoff, Munch, p. 25). Mais Munch, durant ces séjours fructueux en France, entre Paris et Nice, travaille déjà à ses œuvres majeures qui feront de lui l'un des artistes les plus importants du tournant du 20e siècle, et seront parmi les œuvres qui permettront à l'art européen de se détacher de cet impressionnisme français devenu trop imposant.

1892 : Berlin, du scandale à la notoriété
En 1892, le Verein der Berliner Künstler (Union des artistes berlinois) invite Munch à présenter ses œuvres à Berlin. Il s'agit de sa première exposition individuelle. Il y présente 55 toiles, parmi lesquelles on trouve L'Enfant malade, Rue Lafayette et plusieurs de ses toiles déjà plus expressionnistes qu'impressionnistes. L'exposition déclenche un scandale retentissant. Elle ne dure qu'une semaine. Mais elle fait de Munch un peintre en vue : il est invité à présenter l'exposition à Düsseldorf puis à Cologne. L'exposition revient à Berlin, où le succès est cette fois au rendez-vous.

L'Allemagne, et Berlin en particulier, deviennent ainsi la seconde patrie de Munch. À Paris, la fréquentation des toiles françaises l'a aidé à trouver son style ; à Berlin, il devient célèbre. Il y fréquente le cercle littéraire Schwarzes Ferkel (le pourceau noir) formé autour du dramaturge suédois August Strindberg et du critique d'art allemand Julius Meier-Graefe. Les expositions se multiplient en Allemagne, et l'influence de l'œuvre de Munch sur les jeunes artistes allemands, futurs expressionnistes, grandit. Munch est désormais attelé à son grand œuvre, la Fresque de la vie, qui rassemble toutes ses grandes œuvres, autour des thèmes qui l'obsèdent : l'amour, l'angoisse et la mort. C'est ainsi qu'en 1893, il commence à travailler à son œuvre la plus célèbre, Le Cri.

1892–1908 : entre Berlin et Paris, vers la consécration
La dernière décennie du 19e siècle est la période la plus créative de Munch, qui peint un à un les maillons de sa Fresque de la vie : Le Cri (1893), La Madone (1894), Cendre (1894), Clair de Lune (1895), Le Baiser (1897). À partir de ces années, il ne cesse plus d'exposer dans toute l'Europe du Nord et en France. Munch partage sa vie entre la Norvège, la France et l'Allemagne. À Paris, il produit surtout des lithographies et des gravures sur bois. C'est alors Toulouse-Lautrec qui exerce la plus grande influence sur lui. Leur intérêt commun pour les lithographies en couleur et les esquisses à l'huile les rapproche. Les oeuvres Nu parisien (1896) et Nu vu de dos (1896) expriment très clairement cette parenté entre les deux artistes. Munch fait également les décors pour le Peer Gynt de son compatriote Henrik Ibsen au théâtre de l'Oeuvre en 1896, illustre les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire (œuvre inachevée), fréquente le poète et écrivain français Stéphane Mallarmé. En 1896, l'Allemand Siegfried Bing ouvre sa galerie l'Art Nouveau et Munch est l'un des premiers artistes qu'il expose. C'est en Allemagne que Munch connaît ses plus grands succès. Ainsi, en 1902, dans le cadre de la Sécession berlinoise, qui rassemble l'avant-garde berlinoise à la galerie P.F. Beyer et fils, est exposée pour la première fois sa Fresque de la vie.

Toutes les œuvres majeures de Munch sont rassemblées autour de quatre thèmes : l'éveil de l'amour, l'épanouissement et le déclin de l'amour, l'angoisse de vivre et la mort. Ses œuvres telles que Le Baiser, La Madone, La Danse de la vie (1899), Le Cri forment une fresque continue, à vocation universelle. Cette présentation tout à fait nouvelle fait une nouvelle fois l'événement. Si les thèmes sont hérités des symbolistes français et allemands, la forme est nouvelle, car elle est aussi le sujet : les couleurs sombres ou agressives, les formes qui se fondent, les ombres, les visages hagards matérialisent les angoisses du peintre. Les toiles ne sont plus de simples représentations, elles sont les émotions, terribles, d'un peintre fragile. Des toiles impressionnistes, elles gardent le sens de la lumière et de la couleur, poussés à l'extrême. Mais elles y introduisent une subjectivité débordante qui obligera les critiques à changer de terme pour désigner les oeuvres de Munch et de ses émules des pays germaniques.

Pour favoriser la diffusion de son œuvre, l'artiste se lie avec deux galeries allemandes : Cassirer de Berlin pour ses oeuvres graphiques, Commeter de Hambourg pour ses toiles. Ces galeries lui assurent une représentation permanente en Allemagne. Plusieurs collectionneurs privés vont ainsi lui passer des commandes. En 1906, par exemple, Max Reinhardt, célèbre directeur du Deutsche Theater de Berlin, lui commande une fresque pour la salle des fêtes du nouveau Kammertheater. Ces commandes, souvent importantes, permettent à Munch de poursuivre sa Fresque de la vie dans de petits ensembles cohérents. Les œuvres qui forment la fresque Reinhardt, en partie acquises en 1966 par la Nationalgalerie de Berlin, se distinguent cependant des précédents éléments de la Fresque de la vie par leur luminosité et la simplicité de leurs motifs. La fresque Reinhardt est aussi le dernier grand projet achevé de Munch.

En 1908, une dépression nerveuse marque en effet un arrêt dans sa créativité. Mais Munch a encore devant lui presque 30 ans de création. S'il peint moins, il n'en réalise pas moins portraits et paysages de grande qualité. Il est alors un peintre célèbre, à qui sont rendus de nombreux honneurs. En 1909, la Nasjonalgalleriet d'Oslo acquiert un nombre important de ses œuvres. Les expositions qui lui sont consacrées deviennent monnaie courante, et Munch continue ses voyages entre la Norvège, la France et l'Allemagne. En 1927, ultime consécration, est organisée une rétrospective de son oeuvre, dans sa patrie et dans sa terre d'adoption, à Oslo et à Berlin. Munch meurt en 1944, artiste consacré, dont l'influence sur l'art de la première moitié du siècle est considérable : dès 1930, le directeur de la Nationalgalerie de Berlin, Ludwig Justi, disait que « parmi les grands peintres étrangers, Edvard Munch a peut-être été le plus important pour l'art allemand le plus récent » (Ulrich Bischoff, Munch). La renommée de Munch, et l'atmosphère particulière que dégagent ses toiles, sont telles qu'elles ont donné lieu à l'un des cambriolages les plus spectaculaires de l'histoire : en août 2004, le Cri et la Madone du musée Munch d'Oslo ont été dérobés en plein jour, au vu et au su des visiteurs, et sans que les gardiens ne puissent rien y faire. Six personnes ont depuis été inculpées par la police norvégienne, et trois d'entre elles ont été condamnées à plusieurs années de prison ferme. Les deux chefs d'œuvre sont, fort heureusement, de nouveau visibles au musée Munch depuis l'automne 2006. Peu de tableaux, en dehors de la Joconde, ont bénéficié d'un destin à la fois si rocambolesque et heureux !

Pour en savoir plus

Ulrich Bischoff, Munch, 1863-1944, des images de vie et de mort, 2005, éditions Taschen, ISBN 3-8228-4705-4

Eward Lucie-Smith, le Symbolisme, 1999, éditions Thames and Hudson, collection L'Univers de l'art. ISBN 2-87811-159-1. Le chapitre 13 est consacré à Munch.

Edvard Munch: the Modern Life of the Soul, New York, 2006 (catalogue d'une exposition du MoMA), ISBN 08-7070-455-9

Munch et la France, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1991 (catalogue d'une exposition du musée d'Orsay, épuisé)

Sur Internet

Une biographie

Une chronologie du symbolisme et de l'art nouveau

Le site du musée Munch d'Oslo

Le site de la Nasjonalgalleriet

À voir

A l'occasion du centenaire de la fresque Reinhardt, les toiles de Munch des collections de la Neue Nationalgalerie à Berlin sont de nouveau visibles : Die klassische Sammlung. Von Edvard Munch bis Barnett Newman, Neue Nationalgalerie, jusqu'au 06 mai 2007.

Les collections du musée Munch et de la Nasjonalgalleriet d'Oslo, qui comptent une très grande partie des toiles de Munch.

Photo: © flickr – kamikazecactus (creative commons)



Entre les mondes

Un entretien avec le photographe et graphiste Alex Jordan

de Klaus Speidel, traduction Anne Solène Rolland, publié le 01.08.2006

C'est à la « chasse de Baader-Meinhof et à un durcissement général de la situation » que voulait échapper Alex Jordan lorsqu'il quitta l'Allemagne pour la France à l'âge de vingt-neuf ans. « De l'autre côté du Rhin, à l'inverse, il y avait des idées brillantes. À cette époque-là, on espérait une union de tous les partis de gauche ». Jordan est né en 1947 à Sarrebruck. En France, il rejoint le collectif de graphistes Grapus. Tout en restant graphiste au sein de Grapus, il fonde en 1985, avec les photographes Noak Carrau et André Lejarre, le collectif Le bar Floréal. À l'occasion de son vingtième anniversaire, le collectif organisa sa première exposition à la Maison européenne de la photographie en décembre 2005.

Après la dissolution de Grapus, Alex Jordan fonda en 1989 le groupe de graphistes Nous travaillons ensemble (NTE). NTE ne fait pas de campagnes de publicité pour de grosses entreprises, mais travaille pour des communes, des musées ou bien des institutions publiques. NTE a récemment réalisé une campagne nationale de sensibilisation au port obligatoire du casque, s'adressant aux collégiens et lycéens. D'autres affiches attirent l'attention des propriétaires de chiens sur leurs devoirs, et celle des femmes sur leurs droits : « Tout ce que nous faisons a au fond une aspiration politique ». Aujourd'hui, les cinq membres de NTE occupent un atelier dans le XXe arrondissement de Paris. Dans la vitrine, devant une grande cage à oiseaux, on peut voir un papier où l'on lit: « Et le travail ? ». Les murs sont recouverts de posters et les bureaux de petits papiers. Notre rencontre a lieu au bar qui sépare la cuisine du reste de l'« atelier ». En guise de bienvenue, une tasse de thé et des cris d’oiseaux. Malgré notre différence d'âge, nous en arrivons vite au tutoiement. Alors que nous sommes tous les deux allemands, nous commençons, involontairement, en français, et y restons pour la suite de la conversation.

Comment vois-tu ton travail de graphiste par rapport à ton travail de photographe ?

Pour le graphiste, le dessin est une façon de se faire comprendre. C'est souvent plus facile de faire un dessin que de parler longtemps de quelque chose. En outre, dessiner est moins coûteux : pour faire de la photo, on a besoin d'un appareil photo, d'aller au laboratoire, etc. Pour un dessin, on a juste besoin d'un papier et d'un crayon, et en cas d'urgence, une table ou un mur peuvent aussi suffire. Et puis, en tant que photographe, on est toujours tout seul. On se cache derrière son objectif et on est seul. Dans le graphisme, le travail était différent avant : les dessins étaient posés sur des tables ; aujourd’hui, tout se fait par ordinateur. Dès qu'il est éteint, on ne voit plus rien. C'est très marqué en Allemagne : l'atelier de graphisme est devenu un simple bureau. Parfois, deux ou trois affiches sont accrochées aux murs. Mais on pourrait y manger par terre. Lorsque les dessins ne sont pas sur la table, il n'y a pas de base de discussion. Nous, nous essayons de travailler autrement.

Lorsqu'on pense à la photographie politique, on pense aux photos de banlieues. Quelle est l'importance de la documentation des situations de crise ?

On peut le faire, on peut aller dans les banlieues et photographier les voitures qui brûlent. Mais des voitures ont déjà brûlé avant, et d'autres brûleront encore. J'habite moi-même en banlieue nord. Je n'aurais eu qu'à descendre en bas de chez moi. Mais j'ai déjà photographié suffisamment de voitures brûlées, à Berlin aussi. Lorsqu’on fait de telles photos, on ne devrait pas être motivé par la recherche d’effets spectaculaires. Mais comme tout, c'est une occasion, si on a un peu de chance, de faire une image métaphorique. Par exemple d’une situation où l'on voit que ni les jeunes ni la police ne comprennent de quoi il s'agit véritablement.

Pour toi, il est important de faire un travail politique. Crois-tu qu'une image peut plus toucher qu'un texte?

Ce n'est pas le problème. Le problème, c'est qu'aujourd'hui plus personne n'arrive à faire passer des images ou des textes là où ils devraient être.

Dans Bild? ( journal à sensation extrêmement populaire en Allemagne, dont le sérieux est parfois mis en question, ndlr.)

Non, pas dans Bild. Le problème, c'est qu'aujourd'hui il n'y a plus du tout de presse d'opinion comme au temps de Jean Jaurès (Jaurès était homme politique et cofondateur du journal de gauche L’Humanité, ndlr.) Les grands journalistes poursuivent de moins en moins des idéaux politiques. Ils pensent surtout à leur carrière. Dans tous les médias, on est unanimement en faveur d’une information pondérée. Mais de temps en temps, il faut aussi crier.

Mon regard tombe sur une affiche au mur : on y voit George W. Bush. En noir, par-dessus : « terror is me (la terreur, c’est moi) ». Y a-t-il d'un côté le travail politique, au premier plan, et d'un autre le travail pour les institutions publiques, pour gagner de l’argent ?

Non, on ne peut pas dire que je ne travaille que pour l'argent et que mon activité artistique ait lieu en parallèle. Ça ne marche pas. C'est pour cela que nous travaillons avec des institutions qui veulent vraiment faire passer un message aux gens. C’est cela qui nous importe.

Avec une telle éthique, NTE pourrait-il s'installer en Allemagne ?

Les villes françaises ont beaucoup recours aux affiches pour communiquer avec les citoyens. En Allemagne, cela n'existe quasiment pas. Seules les entreprises municipales, les transports ou encore les services d'entretien le font. Il est donc plus difficile d'y travailler comme nous le faisons en France.

Te sens-tu aussi bien à Paris qu'à Berlin ?

Oui, mais c'est différent. Ici, je me sens bien parce que je suis chez moi. À Berlin, c'est parce que tout est possible. Cela attire d'ailleurs beaucoup d'aventuriers. À Berlin, il y a du théâtre expérimental, du cinéma alternatif, du graphisme de choc. Tout cela, la plupart du temps, n'est bien sûr pas rentable ; mais ça existe en ce moment.

D'après toi, qu'est-ce qui est essentiel dans la photo et dans le graphisme ?

D'abord, il faut distinguer différents photographes. Beaucoup de photographes n'ont jamais étudié dans une école de photographie. La photo de reportage qui domine dans Le bar Floréal vient souvent du souhait de documenter, de toutes les façons possibles. L'intérêt pour la photo en tant qu'œuvre vient ensuite. La photo de studio, elle, peut être juste une œuvre. La photo de reportage, au contraire, a quelque chose de suicidaire : le photographe est avant tout un aventurier ! Le graphiste est très différent : c'est quelqu'un qui pense qu'il a un talent de dessinateur – aujourd'hui, plutôt quelqu'un qui pense qu'il sait bien utiliser un ordinateur – et qui veut gagner de l’argent avec ce talent. Bien sûr, il peut avoir un esprit d'aventurier, mais il n'est pas obligé de dormir par terre, de marcher sous la pluie ou d'attendre pendant des heures.

Une dernière question : penses-tu que l'on a plus de chances de faire changer les choses en utilisant le graphisme ou la photographie ?

C'est pareil. Mais c'est un travail de longue haleine.

Pour en savoir plus

Nous travaillons ensemble, Pyramid ntcv, Paris, 2003, ISBN 2-910565-56-4
Le bar Floréal. Photographie. éditions Créaphis, Grâne, 2005, ISBN 2-913610-68-4

www.noustravaillonsensemble.org
www.bar-floreal.com

Photos © Alex Jordan


Collectifs d'artistes

Photographes et graphistes se regroupent en collectifs pour favoriser les échanges artistiques et améliorer leur organisation et leur visibilité.

Grapus
Collectif légendaire de graphistes, fondé en 1970 par Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe. Grapus était un groupe marqué à gauche, qui eut beaucoup de succès avec ses idées alternatives. Il reçut le Prix national français du graphisme en 1991; mais des tensions internes menèrent à sa dissolution. Alex Jordan remarque : « De fait, le groupe était déjà divisé à cette époque. Certains travaillaient pour le Louvre, d’autres encore pour de très petites institutions. Nous n'étions plus d'accord sur nos objectifs : s'engager politiquement ou gagner beaucoup d'argent ».

Nous travaillons ensemble, NTE
Collectif de graphistes créé en 1989 au sein de Grapus. Alex Jordan en est l'un des fondateurs. Aujourd'hui, NTE compte quatre membres permanents et quelques membres de passage. NTE travaille surtout pour des musées, des écoles, des institutions publiques. Ce n'est pas la publicité mais de la communication qui est au cœur du travail du collectif. NTE ne travaille pas que sur contrats : les graphistes élaborent aussi, à leur compte, des illustrations et des affiches politiques.

Le bar Floréal
Important collectif de photographes documentaires, dont le siège est à Paris, dans le quartier de Belleville. Fondé en 1985 par Alex Jordan, Noak Carrau et André Lejarre. Alex Jordan explique : « La photo nous semblait, à tous, un bon moyen de rester en contact avec les gens et avec la réalité. Nous avons toujours pensé que la photo devait être bonne à quelque chose : pour l'échange avec les gens, mettre au jour des problèmes. » Le collectif prit le nom de l’ancienne affectation de l'atelier actuel. Le nombre de photographes est depuis monté à douze, que relie leur sensibilité aux problèmes de société.



La bourgeoisie placardée sur les murs

André Glasmacher, traduction Mélanie Julien, publiéle 01.07.2006

SP 38 a un point commun avec Lucky Luke : il est plus rapide que son ombre, du moins avec son pinceau. Ce nom d'artiste, qui se réfère à un revolver de police, fait allusion à la particularité du cow-boy, dit-il en plaisantant à moitié, au milieu du carphanaüm de son atelier, situé dans un immeuble ancien, où sur le sol est déposée une grande bande de papier de deux mètres sur deux, prête à recevoir ses prochains slogans. On trouve ses affiches un peu partout dans le centre de Berlin, au-delà de l'Alexanderplatz avec ses façades d'immeubles rénovés et par endroit encore ébréchés: le passant pressé peut y voir les slogans inscrits en bleu sur fond blanc de ce Français de 46 ans. Parfois le tout est aussi orné d’une sorte de tête de robot rouge, jaune et bleue avec un revolver pointé sur la tempe. A côté, une bulle disant : « Smile ».

SP 38 a tout d'abord étudié le graphisme à l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Cherbourg en Normandie, avant de partir à Paris dans les années 80. La grande ville le fascine avec son effervescence, ses couleurs vives dépareillées, et la nouvelle scène d'art de rue née sous le modèle de la culture des graffitis venue des Etats-Unis. Il devient membre du groupe avat-art, rejoignant ainsi la scène des artistes squatteurs : c'est un groupe d'artistes parisiens qui occupent des complexes industriels désaffectés pour les transformer en centres artistiques. Ces centres sont également des lieux de résidence d’artistes, où la vie en commun se concentre autour de l'idée artistique.

Il y a onze ans, SP 38 se rend à Berlin, mais pas par hasard : « Berlin était le modèle pour toute l’Europe. Pour ce qui était possible dans l'art de la rue: un lieu mythique pour les possibilités de l'art de la rue » La première affiche qu'il colla sur les murs coupe-feu encore nombreux à l'époque, représente Jésus sur la croix: deux clous dans les paumes de la main, et un autre à travers la tête, ce qui était nouveau. Avec la phrase: « Just do it ». Plus tard, il placarde « Fuck Chirac » pour protester contre les essais nucléaires français.

Depuis presque un an, SP 38 affiche la bourgeoisie sur les murs de Berlin. L'événement déclencheur fut la rénovation du commissariat dans la Brunnenstrasse dans le centre de la ville. « Quand ils ont commencé à tout rénover, j'ai su que la bourgeoisie arrivait. » Coller des affiches, en plus d'exprimer son opinion, est pour lui un sport. En général, l'artiste se déplace dans le centre sur son vélo noir, un pot de colle dans la main, et sur le porte-bagages des affiches qu'il a auparavant réalisées sur du papier journal non imprimé dans son atelier.

« Vive la bourgeoisie » recueille toujours des réactions amusées de la part des Allemands, mais aussi des touristes français, dit il. Mais certains se sentent eux agressés par ce slogan : « Ils se rendent compte que cela les vise avec ironie ». Puisque SP 38 travaille essentiellement dans les lieux publics, la police l'observe. « Mais ils voient bien que je ne fais que coller des affiches. Et maintenant, on me connaît : je suis l'étranger qui placarde des affiches bizarres sur les clôtures de chantiers et sur les murs. » Jusqu'à maintenant, il n'a été arrêté que pour ivresse ou par ce qu'il était présent lorsque des amis réalisaient des graffitis. Il est tout de même fiché en tant que « taggeur » dans les dossiers de la police : « Ils ne font pas de sentiment avec les sprayers », dit-il quelque peu résigné.

SP 38 ne se limite pas à coller des affiches à slogans, il peint également des murs et des bandes de papier avec des scènes intenses. « Mon style est direct. Il relie le sentiment du moment et l'endroit où je me trouve. » Des couleurs simples comme le rouge, le bleu et le jaune permettent un accès plus direct. Le message transmis par les images « repose dans la liberté de l’observateur ». L'artiste berlinois français, qui ne tient pas à dévoiler son identité civile, puise son inspiration pour certains éléments de ses peintures badines au style BD chez des artistes comme Warhol, Dubuffet, Bosch ou encore Keith Haring.

SP 38 arrive tant bien que mal à vivre de son art. Il vend en France et parfois aussi à Berlin. Son art est bien plus menacé par tout autre chose : les nombreux assainissements et les reconstructions de Berlin-Est. Là où, il y a peu de temps encore, les murs s’effritaient et les terrains vagues n'étaient délimités que par des clôtures en bois, on repeint à présent, et des bureaux poussent les uns après les autres. « La magie de Mitte, c'était tous ces vieux murs vierges ; à présent, tout cela disparaît. »

Mais ceci ne l'empêchera pas de continuer à coller des affiches. Il y aura toujours un espace de libre, dit-il. Si un jour SP 38 devait s'arrêter de peindre, alors ce serait pour une toute autre raison: « L'art est comme une thérapie pour moi. Quand je serai guéri, alors j'arrêterai.»



Anselm Kiefer : un peintre allemand dans les Cévennes

Anne Solène Rolland, publié le 15.06.2006

Anselm Kiefer est l'un des peintres allemands vivants les plus connus. Son œuvre est désormais reconnue comme l'une des plus importantes de notre époque, et plusieurs de ses toiles et œuvres en trois dimensions se trouvent dans des collections prestigieuses ; à Paris, le Musée national d'Art Moderne possède deux œuvres de Kiefer : To the Supreme Being (A l'Etre Suprême, 1983) et la Vie secrète des plantes (2001-2002), elle-même composée de dix toiles qui forment un ensemble imposant et impressionnant. A Berlin, la Hamburger Bahnhof possède plusieurs œuvres, dont l'une, Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire, 1989, d'après un titre du poète de langue allemande Paul Celan (1920-1970), avec qui Kiefer a plus d'un point commun, en premier lieu le choix de la France comme terre d'accueil) consiste en un avion recouvert de matières organiques et de tiges de pavot. Les toiles de Kiefer, aux tons souvent gris ou marron de la terre, sont toujours de grands formats, et semblent happer le spectateur. Mais ce qui fait leur réelle originalité, c'est l'utilisation des matériaux : à la peinture se mêlent bois, tiges végétales, tissu, plomb et d'autres choses encore, la toile étant parfois, pour finir, carbonisée ou attaquée à la hache pour donner à l'œuvre un aspect plus dévasté encore. Pourtant l'œuvre reste toujours figurative : les toiles sont le plus souvent des paysages qui évoquent une nature elle aussi dévastée, sans oublier les œuvres en trois dimensions, comme l'avion de Mohn und Gedächtnis ou les livres de plomb, dont il garde certains dans son atelier pour méditer.

Kiefer a donné naissance à une œuvre foisonnante à la technique très particulière et qui ne laisse personne indifférent : c'est là le secret de sa renommée aujourd'hui mondiale. Mais les thèmes qu'il aborde depuis trente ans, font également, et sans doute plus encore, de ses créations des œuvres universelles et très actuelles. Depuis ses débuts dans les années 70, Kiefer a ancré son art dans une réalité allemande que beaucoup d'autres refusaient de voir : il est le premier artiste plasticien à aborder de front, et de manière parfois provocante (par exemple en se faisant photographier faisant le salut nazi, dans la série Besetzungen, en 1969), l'histoire récente de l'Allemagne. Il veut ainsi lutter contre l'oubli – et c'est l'un des points qui le rapproche de Paul Celan, qui était juif et dont l'œuvre tout entière est fondée sur la mémoire de la Shoah, qui décima sa famille : la mémoire, évoquée dans le titre de Mohn und Gedächtnis, est au cœur de l'œuvre de Kiefer dans les années 80.

Comme Celan, et comme Joseph Beuys, dont il suivit les cours à Düsseldorf, Kiefer semble se poser la question essentielle de l'Allemagne daprès-guerre: comment créer, comment être artiste après cela ? La réponse qu'il y apporte est une œuvre presque vivante par ses textures, une œuvre qui cherche toujours et à tout prix à représenter même ce qu'on ne peut pas représenter, pour ne pas se laisser aller au désespoir ; une œuvre qui n'hésite pas non plus à se réapproprier la « germanité », au risque de choquer: Kiefer reprend chez Beuys l'importance des mythes, et notamment des mythes allemands, détournés à des fins guerrières par le nazisme. C'est, pour lui comme pour Beuys, une façon plus personnelle d'aborder l'histoire : « j'ai puisé dans les mythes pour exprimer mon émotion. C'était une réalité trop lourde pour être réelle, il fallait passer par le mythe pour la restituer.» Des œuvres comme la série des Parsifal, qui fit scandale (et le rendit célèbre par la même occasion) à la biennale de Venise en 1980, visent à laver ces mythes fondateurs des taches qu'y a laissé le Troisième Reich. Certains ont vu dans ces œuvres une réhabilitation de l'idéologie du nazisme ; il n'en est rien, mais la provocation est une part importante de l'œuvre de Kiefer: le discours de Kiefer est qu'on n'a pas le droit, malgré tout, de renier les grands mythes allemands, parce qu'ils font partie de l'identité ; qu'il ne faut pas non plus rejeter le passé comme une horreur absolue et incompréhensible, mais tenter de comprendre cette folie atroce mais peut-être humaine. Essayer de « réactiver un tout petit peu ce qu'ils ont fait, pour comprendre la folie », avait-il déclaré pour expliquer ses Besetzungen. L'œuvre de Kiefer, comme celle de Celan, produit et crée à partir de l'indicible ; et c'est ce que bien des spectateurs, allemands, mais pas seulement, ne supportent pas. D'autres, plus nombreux encore, ont compris qu'il est l'un des rares Allemands à avoir si tôt travaillé sur cette mémoire pour en faire de l'histoire, et à dépasser le simple cadre mémoriel et culpabilisateur.

Il se trouve pourtant que cet artiste, par bien des aspects si allemand, vit et travaille en très grande partie en France depuis 1992 : après avoir acheté en 1988 une tuilerie en Allemagne, il a acheté une ancienne usine du 19e siècle dans les Cévennes, à Barjac. « Je voulais interrompre ma pratique un temps […]. Ici j'ai trouvé des substances. […] Nostradamus est venu dans cette région. Les Cathares y étaient bien implantés. Je vis donc dans un endroit où des choses se sont passées, où il y a une certaine épaisseur historique. Depuis que je suis ici, mes œuvres ont une dimension spirituelle plus forte». En France, il se détache un peu de l'histoire allemande récente : « Cette histoire s'inscrit désormais dans un contexte plus large, plus long », qui inclut notamment la kabbale, l'alchimie, l'histoire de France et des grandes figures de l'Europe. Les textures restent les mêmes, riches et concrètes, mais les thèmes, plus universels, semblent s'être un peu apaisés, en chemin vers la réconciliation que cherchait le travail sur l'histoire. Paul Celan et d'autres, parce qu'ils avaient été touchés au plus profond d'eux-mêmes, n'ont pas pu survivre, même par leur art ; Kiefer, qui ne fut pas touché directement, propose au monde une œuvre profonde et sans concessions, énergique et vivante, pour dépasser le passé. Une œuvre toujours en évolution, comme son havre des Cévennes, qu'il aménage peu à peu en œuvre d'art total, tout à la fois cavernes aménagées, bibliothèque de livres de plomb et atelier où s'amassent ses paysages pas toujours plus sereins. Car l'histoire est et sera toujours là : « je ne pense pas que mon rapport avec l'histoire allemande soit définitivement réglé. C'est impossible ».

Pour en savoir plus

Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Editions du Regard, Paris, 1996.

Anselm Kiefer, Vingt ans de solitude, Editions du Regard

Anselm Kiefer, Works on Paper in the Metropolitan Museum of Art, New-York, 1999

Connaissance des Arts, n° 629, juillet-août 2005


Eléments biographiques

Anselm Kiefer

Peintre et sculpteur allemand

Né le 8 mars 1945 à Donaueschingen

1966–1969 : étudie la peinture à Freiburg puis à Karlsruhe.

1969 : Besetzungen, qui suscite un grand scandale en Allemagne.

1970–1972 : étudie auprès de Joseph Beuys à la Kunstakademie de Düsseldorf.

A partir de 1971 : premiers voyages aux Etats-Unis, en Europe et au Moyen-Orient

1978 : première exposition personnelle, à la Kunsthalle de Berne

1980 : avec Georg Baselitz représente l'Allemagne à la biennale de Venise ; ses œuvres sur les mythes déclenchent une nouvelle polémique.

1981 : première exposition personnelle aux Etats-Unis, à la galerie Marian Goodman.

1983 : le Musée national d'Art Moderne acquiert To the Supreme Being.

1984 : exposition itinérante (Düsseldorf, Paris, Jérusalem) ; premier voyage en Israël.

1987–1989 : expositions aux Etats-Unis, qui rencontrent un grand succès

1988 : achète une ancienne tuilerie à Odenwald, près d'Heidelberg.

1989 : Mohn und Gedächtnis

1991 : exposition à la Nationalgalerie de Berlin

1991–1993 : nouveaux voyages en Inde, au Mexique, en Chine.

1992 : s'installe à Barjac et commence à transformer l'ancienne usine.

1999 : exposition des œuvres sur papier au Metropolitan Museum de New York.

2000 : installation pour la chapelle de la Salpetrière à Paris

depuis 2000 : sur le marché de l'art, il est l'un des artistes allemands vivants les plus côtés

2002 : exposition à la Fondation Beyeler de Bâle

2003 : le Musée national d'Art Moderne acquiert la Vie secrète des plantes

2006 : exposition « Ciel et Terre » au Musée d'Art Contemporain de Montréal.



Rilke et Rodin : un sculpteur français source d'inspiration pour la poésie allemande

Silke Wessel, traduction Anne-Solène Rolland, publié le 15.03.2006

Auguste Rodin (1840–1917) est aujourd'hui considéré comme le sculpteur le plus important de la fin du 19e siècle. Honoré en tant que dernier grand maître classique de son art, il est en même temps, par ses innovations, le père de la sculpture moderne. Par des jeux d'ombres et de lumières, il atteignit une sorte de légèreté impressionniste, caractéristique à la fois de ses œuvres et de ce qui pour lui était la représentation juste des états d'âme humains. Mais Rodin ne fut pas important seulement pour l'évolution de la sculpture: l'homme était aussi un modèle et un ami paternel pour beaucoup de gens. C'est ainsi qu'il eut une influence déterminante sur le jeune poète austro-hongrois Rainer Maria Rilke (1875–1926), qui vint le trouver à Paris en 1902.

Le jeune Rilke, âgé de 27 ans, traversait à cette époque une période de difficultés matérielles et de conflits personnels; il devait non seulement lutter contre des problèmes financiers, mais aussi concilier vie sociale et création artistique. Il se sentait indubitablement appelé à être poète, ce qui nécessitait une certaine solitude pour se concentrer sur son travail créatif, et aspirait pourtant, sans cesse, à échanger avec ses semblables.

Lorsque Richard Muther, historien d'art de Breslau, lui confia la tâche d'écrire une monographie sur Rodin, ce fut pour le jeune Rilke non seulement une source de revenus supplémentaire, qui était la bienvenue, mais aussi la possibilité de rencontrer personnellement le sculpteur. Rilke voyait en Rodin, alors âgé de 62 ans, un artiste qui avait réussi à dépasser ce qui lui semblait personnellement insurmontable, « l'opposition entre la vie et l'œuvre d'art », comme il l'exprima dans une lettre à son amie Lou Andréas-Salomé, écrivain russo-allemande. Il espérait donc que Rodin pourrait lui apprendre non seulement les choses de l'art, mais surtout comment vivre en tant qu'artiste.

Le premier séjour de Rilke à Paris fut le point de départ d'une amitié avec le sculpteur qui fut, malgré l'admiration qu'il vouait à Rodin, très fluctuante. Elle fut surtout marquée par le respect sans borne et presque servile de Rilke envers Rodin, que celui-ci, jusqu'à la fin de leurs relations complexes, considéra toujours comme allant de soi. C'est ainsi que Rilke fit tous les efforts imaginables pour apprendre le français, et même pour écrire dans cette langue étrangère, afin de rendre son œuvre accessible à son idole. Car Rodin ne parlait pas allemand, et ne vit pas non plus la nécessité de l'apprendre, ce que Rilke lui reprochait par moments, y voyant un manque d'intérêt pour ses poèmes.

Rodin était un homme très ferme, conscient de la place qu'il occupait dans le monde comme dans l'art. Pendant ses longues années de création, il avait appris à s'imposer contre l'académisme de l'époque. D'ailleurs le grand sculpteur du 19e, au début de sa carrière, avait été à trois reprises refusé à l'Ecole des Beaux-Arts, à cause du style qui devait faire sa renommée. Il fut donc d'abord artiste indépendant, jusqu'à ce que sa popularité grandissante lui offrît aussi des commandes publiques, comme celles de l'Etat pour la Porte de l'Enfer ou des Bourgeois de Calais, une sculpture qui se trouve depuis 1924 devant le vieil hôtel de ville de Calais. Au cours de ses voyages à travers la France et en Italie, où il étudia surtout l'œuvre de Michel-Ange, Rodin s'était fait une idée infaillible de son propre style, dans lequel il pouvait se réaliser lui-même complètement. Fidèle à la conviction selon laquelle il faut travailler, comme la nature, lentement et patiemment, pour arriver à son but, il avait trouvé un calme intérieur dans son activité créatrice. Les émotions humaines et leur expression corporelle étaient au cœur de son art. Grâce à une manière particulière d'observer les choses et les hommes autour de lui, Rodin parvenait à se concentrer sur les aspects essentiels de son modèle et à le restituer ensuite, comme créé par la nature, dans son œuvre.

Fasciné par ce calme intérieur, Rilke espérait trouver dans les longues conversations avec le sculpteur ou pendant leurs heures de travail communes la solution au mystère d'une possible réconciliation entre la vie et la création artistique. Il écrivait ainsi, dans une lettre à sa femme, Clara Westhoff, datée du 5 septembre 1902, que « tout renvoie à la même chose : on doit se décider entre l'un ou l'autre, le bonheur ou l'art. On doit trouver le bonheur dans son art […] Les grands hommes ont tous laissé s'étirer leur vie comme un vieux chemin. Leur vie dépérit, comme un organe dont ils n'ont plus besoin. » Décidé à suivre l'exemple de Rodin et à mettre sa propre création, dont tout le reste découle, au centre de son existence, Rilke rentra en Allemagne au début de l'année 1903.

Deux ans plus tard, à l'occasion du deuxième séjour parisien de Rilke, les relations entre les deux artistes atteignirent leur apogée, puis leur terme. Après avoir passé dans un premier temps une période insouciante et heureuse dans la maison de Rodin, où il lui servit en quelque sorte de secrétaire privé, Rilke se sentit trop oppressé par le sculpteur qui se montrait de plus en plus despotique et semblait beaucoup souffrir de son âge. La créativité de Rilke, surtout, en souffrit beaucoup. Sur la base d'un malentendu malheureux, Rodin finit par congédier le poète profondément atteint dans sa sensibilité, qui partit psychologiquement et physiquement épuisé. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la mort de Rodin en 1917 empêchèrent, malgré des lettres et des rencontres occasionnelles, la réconciliation des deux artistes.

Mais Rilke reconnut, avec gratitude, le grand apport de Rodin à son œuvre. Il écrivait ainsi dans une lettre à Rodin, en 1907, à propos de ses Nouveaux poèmes parus quelque temps auparavant, qu' « il y a quelques pièces qui sont humblement travaillées d'après la nature. J'espère que l'on y verra combien votre œuvre et votre exemple m'ont poussé à des progrès décisifs, car si un jour on me cite parmi ceux qui ont dignement suivi la nature, ce sera parce que j'ai été de tout mon cœur votre élève obéissant et convaincu. » 

Pour en savoir plus:

Rainer Maria Rilke, Rodin, traduit de l'allemand par Marie Cornebize et Laurent Chevalier, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, 1999. ISBN 2-9513088-3-3

Rainer Maria Rilke, Cher Maître, lettres à Auguste Rodin 1902-1913, éditions Alternatives, Paris, 2002, ISBN 2862273546

Ursula Emde: Rilke und Rodin, Verlag des kunstgeschichtlichen Seminars, Marburg/ Lahn, 1949

www.rilke.de

www.musee-rodin.fr

Photo 1: © flickr – wallyg (creative commons)



L'Océanie des artistes européens, de Paul Gauguin à Max Ernst

Anne Solène Rolland, publié le 01.02.2006

En 1891, Paul Gauguin (1848–1903) s'embarque pour les îles Marquises, en Polynésie, à la recherche de civilisations qui n'aient pas encore été contaminées par la modernité. Il avait eu un premier aperçu de ces civilisations primitives à l'Exposition Universelle de Paris, deux ans auparavant, où la reconstitution d'un village des Kanak de Nouvelle-Calédonie avait remporté un franc succès. Mais l'arrivée en Polynésie est une grande déception : les Polynésiens, en contact avec des Européens déjà depuis le dix-huitième siècle, ne sont plus les « bons sauvages » dont il avait rêvé. Surmontant cette désillusion, Gauguin décide malgré tout de consacrer son oeuvre à la société utopique qu'il cherchait et envoie en Europe des images du paradis : sensualité des Tahitiennes, couleurs vives de l’Océanie, harmonie avec la nature, figures de divinités sauvages… Images d'une spiritualité plus pure, d'un nouveau monde dont il se veut le prophète.

L'influence des oeuvres de Gauguin sur les artistes du début du vingtième siècle est considérable. Son œuvre, européenne puis tahitienne, apporte de nouvelles couleurs, de nouvelles images, et revient aux sensations premières. Les jeunes artistes allemands de Dresde, notamment Emil Nolde, Max Pechstein et Ernst-Ludwig Kirchner, rassemblés un temps dans le mouvement Die Brücke, qui cherchent alors de nouvelles formes pour exprimer leur instinct profond et régénérer l'art européen, trouvent en Gauguin un précurseur. De son œuvre, ils retiennent aussi que l'art et la société européenne peuvent trouver un modèle dans les sociétés « primitives » ; « leur travail exprime le plaisir de faire. Ce que nous apprécions est sans doute l'expression intense et souvent grotesque d'énergie, de vie », écrit Emil Nolde.

Nolde (1867–1956) et Pechstein (1881–1955) suivent l'exemple de Gauguin et s'embarquent pour l'Océanie au début du siècle. Là-bas, ils retrouvent des objets qu'ils avaient déjà vus dans les musées allemands, à Dresde notamment, et découvrent les populations qui les créent. Pechstein a ainsi pu voir des éléments d'architecture de Palau, en Micronésie. Il s'inspire de ces objets et de ses souvenirs de voyage pour Triptyque Palau (1917), une scène de la vie quotidienne à Palau, où l'on reconnaît distinctement une maison traditionnelle de Palau; la composition du tableau s'inspire d'ailleurs des décors peints de ces maisons. Nolde, pour sa part, a rapporté de Nouvelle-Irlande (l'une des îles du nord de la Papouasie-Nouvelle Guinée) une statue uli, figure anthropomorphe utilisée lors de grandes cérémonies funéraires. Il la fait figurer dans l'une de ses œuvres, Nature Morte à la sculpture mélanésienne (1915), où elle apparaît très clairement au premier plan. Dans ces deux œuvres les peintres cherchent l'adéquation entre le sujet et la forme qu'ils veulent tous deux « primitifs ». D'une certaine manière, prendre pour sujet des peuples lointains et leurs objets est une justification des nouvelles formes qu'ils veulent développer dans toute leur oeuvre.

Mais c'est avec les surréalistes, en France, que l'influence de l'Océanie atteint son apogée. Les surréalistes sont sans doute les vrais découvreurs de l'art de l'Océanie : ils constituent des collections privées de qualité et sont sensibles aux connaissances ethnologiques de leur temps et à la valeur réelle des objets. Ils sont fascinés par la place de l'irrationnel, de l'inconscient, dans les rites et la création des objets rituels : ils y retrouvent leurs propres conceptions et prennent donc eux aussi le parti des « primitifs » contre les Européens, trop enfermés dans le conscient. Comme les expressionnistes allemands, ils veulent ainsi renouveler les mentalités européennes et les régénérer à partir des arts et des sociétés lointaines. Mais plusieurs artistes, surréalistes ou du cercle des surréalistes proprement dits, développent aussi un lien plus intime avec des objets qui interpellent leur imagination.

C'est le cas du suisse Alberto Giacometti (1901–1966). Visiteur du Musée de l'Homme à Paris, il se familiarise aussi avec les arts premiers grâce aux collections des ses proches, notamment celle de Max Ernst. C'est chez lui qu'il a pu voir une effigie malanggan de Nouvelle-Irlande, qui aurait inspiré sa Cage (1931). Les malanggan sont des œuvres très sophistiquées, fabriquées pour des cérémonies funéraires ; par leur invention artistique, la finesse du travail du bois et leur expressivité, elles ont très tôt fasciné les Européens. Elles sont souvent composées d'une partie principale en forme d'homme ou d'animal, sur laquelle sont greffés des éléments décorés de forme variée, ce qui peut parfois donner l'impression que la figure principale est encadrée, voire enfermée par les éléments secondaires. C'est cette impression qu'a gardée Giacometti et qu'il a stylisée et mêlée à d'autres influences dans sa propre sculpture. Une autre œuvre célèbre de Giacometti, le Nez (1947)est inspirée des masques-trompettes en écorce de la population Baining de Nouvelle-Bretagne, dotés d'un très long nez et d'une queue tubulaires. La parenté de structure avec l’œuvre de Giacometti, au très long nez, semble évidente. Dans ces deux exemples, Giacometti s’inspire, entre autres, de la structure d'objets océaniens ; qui ne connaît pas l’Océanie ne verra pas cette influence exotique. Plus que de mimétisme ou d'influence, c'est en effet d'une réelle assimilation qu'il s'agit chez lui : il a puisé dans des œuvres très expressives une inspiration artistique qu'il a su ensuite adapter à son propre style.

L'assimilation est d'un autre ordre chez Max Ernst (1871–1976), qui a un rapport très intime avec l'Océanie, et particulièrement avec l'île de Pâques. Il se découvre en effet de profondes affinités avec les croyances de l'île de Pâques : Ernst s'était construit un mythe personnel fondé sur l'oiseau, double et substitut de l'homme, qu'il retrouve dans le culte de l'homme-oiseau de l'île de Pâques. L'homme-oiseau était désigné tous les ans par une compétition. Doté de pouvoirs magiques, il était pour un an l'égal du roi. Ce mythe évoquait aussi le dieu principal des Pascuans, Make Make, le dieu-oiseau. Cette proximité idéologique étonnante a notamment inspiré à Ernst l'œuvre A l’intérieur de la vue : l'œuf (1929), clairement imitée des gravures dans la pierre de l'île de Pâques. Une comparaison avec une pierre gravée pascuane du British Museum est éloquente : on retrouve le même oiseau au grand bec recourbé et Ernst a conservé la forme ovale de la pierre, dans laquelle il inscrit sa composition. Ernst a ainsi intégré l'art de l'île de Pâques à son inconscient et à sa mythologie personnelle, et par conséquent à son œuvre parce qu'il y a trouvé un double. Il ne s'agit donc plus de simple exotisme ni d'utiliser le « primitif » pour changer l'art, mais d'une véritable assimilation à son propre univers psychologique et artistique.

L'exotisme paradisiaque de Gauguin n'est plus qu'un souvenir : Ernst et Giacometti ont ouvert une ère de dialogue artistique avec les objets d'Océanie. Giacometti y trouve des formes qui s'ajoutent à ses autres sources d'inspirations pour donner des œuvres inédites, tandis qu’Ernst y trouve une parenté conceptuelle essentielle. D'autres artistes après eux, comme Henry Moore, continueront ce dialogue riche et purement artistique qui a su progressivement laisser de côté des considérations sur l'exotisme, le pittoresque, pour en venir à un rapport d'artiste à artiste, d'égal à égal.

 

Pour en savoir plus

• A lire

William Rubin (éd.), Primitivism in 20th Century Art, MoMA, 1984, ISBN 0870705342
Colin Rhodes, Le Primitivisme et l’art moderne Thames and Hudson, 1997, ISBN 2878111168
Robert Goldwater, Primitivism in Modern Art, Belknap Press, 2002, ISBN 0674704908
Philippe Peltier, « Primitivisme » et art moderne, scéren, 2004, ISBN 2240015578
Nicholas Thomas, Oceanic Art, Thames and Hudson, 1995, ISBN 0500202818
Anne d'Alleva, Le Monde océanien, Flammarion, 1998, ISBN 2080122908
Magdalena Möller, Emil Nolde, Expedition in der Südsee, Hirmer Verlag, 2002, ISBN 377749450X

• A voir

En France
Les collections du musée du Quai Branly, qui ouvrira en 2006, sont en partie consultables sur le site internet www.quaibranly.fr, et on peut voir quelques objets au Louvre, au pavillon des Sessions (porte aux lions).
Le mur Breton, au Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou: une partie de la collections d'arts primitifs d'André Breton. www.cnac-gp.fr

En Allemagne
Les collections d'Océanie du musée ethnologique de Berlin www.smb.spk-berlin.de

Photo Uli; sculpture de Nouvelle-Irlande; XVIIIe, début XIX siècle; Nord de l’île centrale; Bois dur, ocre rouge, charbon de bois, poudre de calcaire, fibre de coco, résine, radicelles, opercules de turbo (Turbo petholatus); H. 150 cm; Anciennes collections Museum für Völkerkunde de Leipzig (1908), Alain Schoffel; Musée du Quai Branly, pavillon des Sessions au Musée du Louvre; © Musée du Quai Branly

Photo: © flickr – dalbera (creative commons)



Daniel-Henry Kahnweiler – Portrait d'un marchand d'art, éditeur et écrivain

Felicitas Schwarz, traduction de Fabienne Reynaud, publié le 01.11.2006

Ses mains ont manipulé les œuvres les plus importantes du fauvisme et du cubisme. Il a publié les grands poètes français de son temps et était par ailleurs critique d'art. Qui est cet homme, qui durant plus de 70 ans a évolué parmi l'avant garde des milieux artistiques parisiens?

Daniel-Henry Kahnweiler naît en 1884 à Mannheim dans une famille de banquiers juifs fortunés. Il passe son enfance et son adolescence à Stuttgart, et se considérait ainsi toute sa vie comme Stuttgartois. A l'âge de 17 ans, l'école terminée, il est envoyé par sa famille à Francfort pour y effectuer une formation commerciale. Des relations familiales lui permettent de réaliser sa seconde année d'apprentissage à Paris. Sa connaissance scolaire du français, par ailleurs perfectionnée à l'aide de sa gouvernante francophone, lui permet de s'installer dans le pays voisin sans difficultés . Toutefois, il met bien plus à profit sa maîtrise de la langue en partant à la découverte de l'offre culturelle foisonnante de la métropole que dans sa formation. Ainsi, il rejoint ses collègues à la bourse le matin et le soir seulement, et passe le reste de la journée au Louvre et dans d'autres musées de la capitale française. Il mène un train de vie similaire trois ans plus tard à Londres, où il poursuit sa formation auprès de ses oncles.

Alors qu'il doit se rendre à Johannesbourg deux années plus tard pour réaliser des affaires familiales, Kahnweiler prend une décision importante : il n'envisage pas de construire son avenir dans ce milieu mais plutôt dans celui du commerce d'œuvres d'art. Ses oncles sont quelque peu étonnés, mais ils lui donnent néanmoins une chance. Après que leur neveu a accompli une courte formation chez un marchand d'art londonien, ils lui fournissent un capital de départ et le laissent rentrer à Paris. Il a un an pour tenter sa chance.

A l'âge de 23 ans Kahnweiler ouvre sa première galerie à proximité de la Madeleine. Son entrée dans le milieu du commerce de l'art lui a finalement permis de trouver un métier qu'il exerça avec conviction. Il devait devenir l'un des grands marchands de l'avant-garde, grâce à son goût pour l'art exclusif et son ambition de soutenir les artistes dont il apprécie les œuvres. Après avoir travaillé dans un premier temps avec les fauvistes André Derain et Maurice de Vlaminck, il devient le pourfendeur d'un courant artistique qui venait tout juste de naître : le cubisme.

Lorsqu'il voit le tableau Les Demoiselles d'Avignon dans l'atelier de Picasso, peu après l'ouverture de sa galerie, il y succombe immédiatement. Ce tableau était le premier Picasso présentant les caractères du cubisme (dans la moitié droite de l'oeuvre). A contre-courant des critiques émises par presque tous ses contemporains, il soutient le jeune peintre espagnol, encore inconnu de tous, et l'encourage à poursuivre le développement de son nouveau style. A côté de Pablo Picasso et de Georges Braque, les « Pères du cubisme » qui ont constamment travaillé ensemble, il expose les tableaux de Fernand Léger et de Juan Gris. Durant ses longues années d'activité, Kahnweiler ne travaille qu'avec une poignée d'artistes, avec lesquels il entretient par ailleurs des relations amicales. Son cercle d'amis se compose également de nombreux écrivains qui éveillent son enthousiasme pour la poésie. Deux ans à peine après l'ouverture de sa galerie, il commence à se lancer dans l'édition. Il publie entre autres Max Jacob et Guillaume Apollinaire, dont les œuvres sont publiées en peu d'exemplaires et sont illustrées par les peintres que Kahnweiler expose dans sa galerie.

Si son flair pour le « bon art » ne l'a jamais quitté, les contingences de son époque ne lui rendent pas la vie facile et le forcent à prendre de nouveaux départs. Lors de la Première Guerre mondiale, Kahnweiler se réfugie en Suisse, en raison de ses origines allemandes. Contraint d'abandonner son activité de marchand d'art, il se consacre à la lecture de grands philosophes et à sa propre activité d'écrivain. Lorsque Kahnweiler revient à Paris en 1920, sa collection a été confisquée et vendue aux enchères. Il ne se laisse toutefois pas décourager et ouvre la même année la Galerie Simon.

Durant les années d'entre-deux-guerres, la situation financière devient difficile. Avec le déclenchement de la crise économique mondiale de 1929, les affaires vont de plus en plus mal. Les gens ne peuvent plus s'offrir le luxe d'acquérir des œuvres d'art et il devient difficile à Kahnweiler de gagner sa vie et de financer celle de ses artistes. La Seconde Guerre mondiale contraint le marchand d'art d'origine juive à tourner encore une fois le dos à Paris. Il se cache avec sa femme à la campagne mais ne veut pas quitter la France. Afin d'assurer la survie de sa galerie, il la confie à sa belle-sœur qui n'était pas juive. Lorsqu'il revient à Paris en 1944, la galerie reste en la possession et au nom de cette dernière (la Galerie Louise Leiris), et ce jusqu'à la mort de Kahnweiler en 1979.

Après les années fastes du cubisme, si de temps à autre, Kahnweiler accepte de vendre des œuvres de jeunes artistes, aucun autre courant artistique ne saura le toucher aussi profondément. Il n'est sans doute pas exagéré de dire que Picasso et le cubisme ont réussi à s'imposer grâce à Kahnweiler, et que c'est grâce au cubisme que Kahnweiler est devenu l'un des plus grands marchands d'art du siècle passé.

 

Pour aller plus loin:

ASSOULINE, Pierre : l'homme de l'art – Daniel-Henry Kahnweiler 1884-1979. Ballard, 1988.

BERNIER, Georges CABANNE, Pierre: Daniel-Henry Kahnweiler – marchand et critique. Séguier, Paris.

KAHNWEILER, Daniel-Henry, CRÈMIEUX, Francis: Mes galeries et mes peintres – Entretient. Gallimard, 1998.

MONOD-FONTAINE, Isabelle, LAUGIER, Claude : Daniel-Henry Kahnweiler, marchand éditeur, écrivain. Centre George Pompidou, 1984, Paris.

Photo: © flickr – jmussuto (creative commons)



Max Ernst – Un artiste, deux pays

Félicitas Schwarz, traduction Cécile Dardillac, pulié en juin 2005

Séparées par la politique, unies par la culture. Au début du siècle précédent, l'Allemagne et la France s'affrontèrent lors des deux guerres mondiales. Cela n'empêcha pourtant pas les artistes des deux nations d'échanger leurs idées par-delà la frontière. La vie du peintre, graphiste et sculpteur Max Ernst est caractéristique du destin des artistes dans l'Europe du vingtième siècle.

Max Ernst est né en 1891 à Brühl, une petite ville entre Cologne et Bonn. Grâce à son père, qui peignait avec passion pendant ses loisirs, Ernst découvrit très tôt le monde de l'art. Après son baccalauréat, il commença par des études de philosophie à l'université de Bonn. À cette époque, il fit la connaissance du peintre expressionniste August Macke, qui avait réuni autour de lui un cercle de jeunes artistes. En 1912, Ernst décida de se consacrer entièrement à la peinture, conforté dans cette idée par ses nouveaux amis. Il participa aux expositions des expressionnistes rhénans ainsi qu'au premier Salon d'Automne allemand, organisé par Macke et Vassili Kandinsky. Les artistes allemands entretenaient des liens étroits avec Paris. En 1913, Ernst entreprit son premier voyage vers la capitale française. Il fut profondément séduit par la métropole artistique européenne et décida de s'installer aussi vite que possible dans cette ville aux bords de la Seine. De retour en Allemagne, il rencontra le peintre, sculpteur et poète alsacien Hans Arp, à Cologne. Une grande amitié naquit entre ces deux artistes, tous deux en quête de nouvelles formes d'expression dans leur œuvre.

Cependant, les évènements politiques non seulement séparèrent les deux amis, mais contrecarrèrent aussi  les projets de Ernst : s'établir dans le pays voisin. À la veille de la Première Guerre Mondiale, il se résolut à rester en Allemagne, dans un premier temps, et laissa son ami prendre seul le dernier train pour Paris. Pendant la guerre, les artistes, qui quelque temps auparavant travaillaient encore côte à côte, s'affrontèrent malgré eux dans des camps ennemis. L'absurdité de la guerre voulut que Ernst, qui était dans l'artillerie allemande, se battît à quelques mètres seulement de la tranchée où se trouvait l'écrivain français Paul Eluard. Les deux hommes allaient devenir ensuite de bons amis.

A la fin de la guerre, Ernst fonda le groupe Dada de Cologne avec le peintre et poète Johannes Theodor Baargeld. À l'instar des dadaïstes zurichois, qui, en 1915, avait créé leur mouvement  en réaction à l'absurdité de la guerre, Ernst et Baargeld voulaient remettre en question le concept traditionnel de l'art. Leurs œuvres n'avaient rien de commun avec l'art conventionnel et choquèrent le public, qui les ressentit comme une provocation obscène. Tout comme en Allemagne et en Suisse, des mouvements Dada s'étaient également formés en France et aux Etats-Unis. Les groupes Dada de Cologne et de Paris étaient étroitement liés. Ainsi, la première exposition des œuvres de Ernst eut lieu en 1921 à l'initiative du dadaïste parisien André Breton. Ce ne fut qu'un an plus tard qu'Ernst concrétisa la décision prise avant la guerre et s'installa à Paris.

Malgré l'aide d'Eluard, dont il avait entre temps fait la connaissance à Cologne, son nouveau départ dans la métropole française s'avéra extrêmement difficile. Bien qu'il ne fût plus tout à fait inconnu à Paris, il ne put, au début, vivre de la vente de ses tableaux. Ses collages déclenchèrent néanmoins une vive discussion au sein de la scène artistique parisienne. Trois ans après son arrivée à Paris, Ernst établit finalement son propre atelier à Montmartre. Il fit partie des premiers membres du cercle surréaliste de Paris. Le surréalisme, directement issu du dadaïsme, avait pour objet l'étude de l'inconscient, de l'irrationnel et de l'érotomanie. Afin que son travail ne fût pas contrôlé par la conscience, Ernst développa la technique du frottage. Il posait une feuille de papier sur différentes surfaces, calquait leur structure et se laissait inspirer par les formes que le hasard faisait naître.

En 1938, il rompit finalement avec les surréalistes parisiens. Lorsque Breton appela au boycott des œuvres d'Eluard, Ernst quitta le groupe par solidarité avec son ami.

Bien que, dès 1937, Ernst ait été qualifié d'«artiste dégénéré » par le régime national-socialiste, les Français l'arrêtèrent en 1939 comme étranger ennemi. Grâce à l'aide d'Eluard, il fut libéré, mais de nouveau appréhendé, peu de temps après. Il dut reconnaître que, pour l'instant, il n'avait pas d'avenir dans cette Europe frappée une seconde fois par la guerre. En 1941, il s'enfuit aux Etats-Unis. Quatre ans après la fin de la guerre, il revint pour la première fois en Europe, où il revit ses amis Arp et Eluard, qui étaient sains et saufs. En plus de Paris, il visita Bruxelles et Anvers ; dans un premier temps, il ne se rendit pas en Allemagne. En 1953, il leva définitivement le camp aux Etats-Unis pour revenir à Paris.

Après la guerre, son travail fut largement reconnu. Son œuvre fut honorée par de nombreuses expositions en Europe et aux Etats-Unis, ainsi que par plusieurs distinctions. En 1954, il reçut le Grand Prix de peinture à la Biennale de Venise. En 1956, il fut admis à l'académie des arts de Berlin. Le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie décerna, en 1957, son prix de peinture à cet enfant du pays devenu célèbre et lui attribua le titre de docteur honoris causa en 1964. En 1966, Ernst fut nommé officier de la légion d'honneur en France.

Durant les dernières années de sa vie, Ernst connut beaucoup de succès aussi bien en Allemagne, son pays d'origine, qu'en France, sa patrie d'adoption. Il meurt à Paris en 1976, comme citoyen français.

Pour plus d'informations

Jürgen Pech, Max Ernst, Graphische Welten. Dumont, 2003.
ISBN: 3-8321-7322-6, EUR 80 €

Fischer, Lothar, Max Ernst in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten. Rowohlt, 1969. ISBN: 3-499-50151-1, 7,90€

Gaehtgens, Thomas W., L'Art sans frontières – Les relations artistiques entre Paris et Berlin. Librairie générale française, 1999. ISBN : 9 782253 905592.

Spies, Werner Max Ernst, Catalogue de la rétrospective Max Ernst au Musée national d'art moderne, Centre Georges Pompidou, du 28/11/1991 au 27/01/1992. Edition du Centre Pompidou, Paris 1991. ISBN : 2 85 850 634 5.

Photo: © flickr – jwyg (creative commons)

 



Interview

Musées français, musées allemands : entretien avec M. Jean-Hubert Martin, Directeur du museum kunst palast de Düsseldorf

Anne-Solène Rolland, publié en mars 2005

Jean-Hubert Martin, ancien directeur du Musée National d'Art Moderne (MNAM) et du Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie (MAAO) à Paris, est directeur du museum kunst palast de Düsseldorf depuis novembre 1999. Pour rencontres, Anne-Solène Rolland l'a interrogé sur sa carrière en France et en Allemagne et sur les différences ou les similitudes de son travail de chaque côté du Rhin.

 

rencontres : Vous êtes directeur du museum kunst palast de Düsseldorf depuis 1999. Comment êtes-vous arrivé à la tête de cet établissement ?

J.-H. Martin : On m'avait dit que ce musée était à la recherche d'un directeur. Lorsque cette opportunité s'est présentée, je me suis donc porté candidat, j'ai été auditionné par une commission chargée du recrutement du nouveau directeur, et j'ai été retenu.

Vous avez fait une longue carrière en France avant de prendre la direction du museum kunst palast ; au regard de votre expérience, pensez-vous qu'il y a des différences entre les musées allemands et les musées français ?

On sait qu'en Europe, il n'y a pas de grande différence, car le milieu des musées est très international, donc il n'y a pas de grande surprise. Ce qui était intéressant pour moi, c'était d'arriver ici, à Düsseldorf, au moment où on fusionnait deux musées d'art municipaux (Le Kunstpalast et le Kunstmuseum, n.d.l.r.) pour créer cette nouvelle Fondation (le museum kunst palast, qui a ouvert en septembre 2001,n.d.l.r.) ; c'était intéressant parce que c'est ce à quoi sont confrontés tous les musées aujourd'hui. Il s'agit ici de ce qu'on appelle en bon allemand (!) un « public-private partnership » : une partie des fonds nous est fournie par la ville, et une grosse partie par des financements d'entreprises.

C'était assez différent de ce que vous aviez connu au MAAO ou au MNAM, en France, qui sont des musées nationaux.

Oui et non, parce que j'ai commencé au Musée National d'Art Moderne au moment de l'élaboration du Centre Pompidou, le premier établissement public culturel en France (le Centre Pompidou a, depuis sa création, plus d'indépendance, notamment en matière de gestion de son budget, que les autres musées nationaux; aujourd'hui, le Musée du Louvre et le Musée du Quai Branly, futur musée des Arts Premiers d'Afrique, d'Océanie, d'Asie et des Amériques, qui rassemble les collections des anciens Musée de l'Homme et Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie, et qui ouvrira en 2006 à Paris, sont aussi des établissements publics, n.l.d.r.), qui a été novateur sur ce plan là, et qui a été pilote dans la situation des musées français ensuite pour au moins vingt ans. Et quand je suis arrivé au MAAO, c'était juste le moment où ces processus de modernisation de l'administration se mettaient en place ; nous avions déjà un système de financement plus indépendant, sans inspection tatillonne. Donc finalement ce n'était pas si différent, parce que les choses évoluent partout.

Ce qui est intéressant pour moi c'est d'être à la tête d'une institution qui est un peu un modèle en Allemagne. Mais il ne faut pas se leurrer, la structure elle-même est intéressante, mais ce n'est pas ça qui fait notre succès ; ce qui fait notre force, c'est qu'à l'intérieur de cette structure on a un gros sponsor qui apporte beaucoup d'argent, et par rapport à beaucoup de musées qui ont des problèmes de financement, nous avons l'avantage d'avoir les moyens pour faire ce que nous voulons.

Avez-vous le sentiment d'apporter une touche française à ce musée allemand ?

Je dirais oui, j'aurais sans doute du mal à le définir, mais je dirais oui. Les Allemands ont certainement une tendance à l'organisation plus forte que nous, alors que nous avons plus de capacité à improviser ; dans ce sens là, il y a certainement des échanges, qui sont, je l'espère, fructueux. Je ne sais pas si mes collaborateurs sont d'accord avec moi !

Dans l'entretien qu'on peut lire sur le site internet du musée, vous dites que « le public en a assez des expositions – ‹ blockbuster ›, il a envie de faire des découvertes, d'être stimulé intellectuellement ». Ce type d'exposition est de plus en plus courant à Paris depuis quelques années. Qu'en est-il en Allemagne ?

C'est pareil ; j'aurais même tendance à dire que cela a été un peu retardé en France, dans le cadre des musées nationaux et du ministère de la culture, qui dispose d'un budget important. Mais c'est pareil ; il faut attirer le public, aussi parce qu'il y moins d'argent disponible. Je crois qu'on peut trouver la voie médiane, faire des choses qui attirent du public tout en maintenant une exigence intellectuelle, et c'est ce que nous essayons de faire.

La muséographie des collections permanentes du museum kunst palast de Düsseldorf, en effet, propose une approche des œuvres originale et à l'opposé de celle de ce type d'expositions : des oeuvres d'époques très différentes, voire de cultures différentes, sont exposées côte à côte; quel est votre objectif avec cette approche ?

C'est de renouveler le regard ; à force de toujours présenter les œuvres dans leur contexte chronologique, avec toute une histoire, on enlève quelque chose à la poésie de L'œuvre elle-même. Partir du principe que les gens ne comprendront une œuvre que si on leur explique tout le contexte, toute l'histoire, c'est dommage, et ça demanderait des heures et des heures de conférences ! En confrontant des oeuvres très différentes, on les rend plus vivantes. Et bien sûr cela correspond à des réalités de l'histoire de l'art : on sait par exemple qu'Otto Dix se référait à Cranach; pourquoi ne pas les montrer côte à côte ?

Personnellement j'ai trouvé cette présentation beaucoup plus vivante, et plus abordable. Avez-vous des échos de la réaction du public ?

Cela corrobore ce que vous dites, cela a surtout marché avec un jeune public, alors qu'un public plus âgé a moins aimé ; il y a par exemple des gens qui aiment voir toujours les mêmes tableaux, à la même place, dans les mêmes salles, à qui cette présentation ne plaît pas beaucoup.

En tant que spécialiste des arts contemporains « non-occidentaux », vous avez présenté l'exposition Africa Remix, la première à offrir un si large panorama de l'art contemporain africain. Quelle est la place de l'art contemporain non européen dans les musées allemands ?

Elle est assez faible ; mais je ne suis pas sûr que ce soit mieux en France. C'est partout pareil, vous avez des modes, en ce moment par exemple les artistes chinois sont à la mode, il y a plusieurs expositions. Mais pour le reste, c'est assez faible, même s'il y a  quelques musées d'ethnographie ouverts d'esprit qui exposent des œuvres contemporaines.

J'ai remarqué aussi des phénomènes assez curieux : certains artistes africains ont fait une première exposition plus rapidement en Allemagne, dans des Kunstvereine (organismes locaux, nombreux en Allemagne, chargés de la promotion de la création artistique, qui proposent des financements, des possibilités d'expositions, etc. n.d.l.r.), qu'en France ; cela tient sans doute à la structure, parce que les Kunstvereine sont de petites institutions qui sont toujours à la recherche de créations pointues, et c'était assez intéressant de voir que des artistes d'Afrique francophone, dont on aurait pu penser que par les contacts, l'histoire, etc., ils exposeraient en France, perçaient ici. Donc il y a des événements de ce genre ; mais je constate toujours un grand déficit dans ce domaine.

Cette exposition a été une première en Allemagne, elle va être montrée au Centre Pompidou à Paris à partir du mois de mai ; je crois que ce sera aussi une première ?

Oui, tout à fait, une première en France, et à Paris surtout, où curieusement il y a un vrai déficit.

Depuis les expositions que vous avez faites lorsque vous travailliez à Paris, et notamment l'exposition Magiciens de la terre, en 1989, et à l'exception par exemple de l'exposition de la Fondation Cartier pour l'art contemporain consacrée au peintre congolais Chéri Samba l'an dernier. Le futur Musée du Quai Branly souhaite accorder une place plus importante à l'art contemporain; ce musée vous paraît-il être le lieu adéquat ?

C'est une grande question, qu'ils ont eux-mêmes soulevée pour pouvoir se défausser en disant « on n'est pas le bon endroit, il faut que les artistes contemporains d'autres cultures soient montrés au Centre Pompidou, par exemple ». Je pense qu'on peut y montrer de l'art actuel, à condition d'avoir un programme défini.

Ce qui ne veut pas dire, pour reprendre les mots de Chéri Samba, qu'il faut que tout artiste africain soit au Quai Branly; il doit y avoir une espèce de synergie, avec le Palais de Tokyo par exemple, où on a pu voir des expositions consacrées à de jeunes artistes africains. Il ne faut surtout pas que ça devienne un ghetto, mais inversement je trouve débile de dire « on ne veut pas toucher à l'art contemporain parce que justement ça devient trop proche de ce qu'on voit chez nous »; à mon avis il y a plein d'idées à développer.

Pensez-vous revenir travailler en France ?

Pas pour l'instant, non, je viens de resigner pour cinq ans au museum kunst palast de Düsseldorf ; il faudrait qu'il y ait une opportunité importante en France pour que je rentre.

Et quels sont vos projets ?

Nous allons bientôt faire une exposition sur Dubuffet et l'Art Brut, puis une exposition sur Antonin Artaud (écrivain français, 1896–1948, n.l.d.r.) acteur, avec ses dessins, ses écrits et surtout ses films, peu connus, puis en 2006 une exposition sur le mouvement Zéro, dans les années cinquante, qui est parti de Düsseldorf et qui s'est étendu un peu partout, (avec des artistes comme Yves Klein, Jean Tinguely parmi beaucoup d'autres, n.l.d.r.), et enfin une grande exposition Caravage , où nous allons aussi exposer les tableaux de son atelier, donc parfois plusieurs versions d'un même tableau, pour montrer un peu le rôle de l'histoire de l'art dans les questions d'authenticité.


Informations complémentaires

Visitez le museum kunst palast, Ehrenhof 4-5, 40479 Düsseldorf. Nouvelle présentation des collections permanentes à parti du 29 janvier 2005, dans le même esprit que la précédente. www.museum-kunst-palast.de

Africa Remix, zeitgenössische Kunst eines Kontinents, Hatje Kantz Verlag, 2004. ISBN 3-7757-1471-5. L'exposition sera à Paris, au Centre Pompidou, du 24 mai au 15 août.

Künstlermuseum, Jean-Hubert Martin (Hg.), Stiftung museum kunst palast, 2002. ISBN 3-9808208-5-8. (Sur l'ancienne présentation des collections)

Le Musée des Arts Derniers, 105 rue Mademoiselle, 75015 Paris, présente régulièrement des expositions. Informations actuelles sur le site www.paris-art.com

Prochainement (du 16 juillet 05 au 4 septembre 05), au Forum Grimaldi, à Monaco, l'exposition Arts of Africa présentear en parallèle des objets d'art africain traditionnel et des oeuvres d'artistes contemporains.

 

 

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