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Marcel Chalet a
dirigé le contre-espionnage français de 1975 à 1982. Il est aujourd'hui à
la retraite après avoir passé près de quarante ans à la DST à traquer les
espions étrangers. Spécialiste incontesté de la pénétration soviétique en
France, il a notamment démasqué, en 1963, l'agent Georges Pâques (un
normalien proche de Georges Pompidou en poste à l'Otan qui travaillait
pour le KGB) et, au début des années 80, géré l'opération «Farewell» (un
responsable du KGB à Moscou qui a fourni de très nombreux secrets à la
France). Il décrypte le cas Hernu pour L'Express, qui lui a
soumis l'intégralité du dossier roumain.
Les documents
publiés par L'Express correspondent-ils à ce que vous connaissiez
des services de l'Est? Ce sont des documents classiques du
bloc soviétique par leur formalisme, leurs cachets, leurs bordereaux. Dans
tous ces dossiers, on retrouve les mêmes éléments: une fiche de
personnalité du sujet, un rapport très détaillé sur ses contacts avec son
agent traitant et la liste des objectifs fixés à court et à long terme. La
note de radiation d'Hernu après sa mort est tout à fait conforme aux
coutumes: quand on cesse de manipuler une source, il reste toujours une
trace qui explique pourquoi, quand et comment. J'ai parfaitement retrouvé
tout cela dans ce dossier. D'ailleurs, parmi les objectifs assignés à
Charles Hernu figure une personnalité très importante: Jacques Patault,
qui coordonnait à cette époque, auprès de Georges Pompidou, tous les
services de renseignement français. Il s'agissait d'un personnage clef
pour l'espionnage soviétique. Par ailleurs, il apparaît que les Roumains
n'ont pas donné à la France quelques pièces essentielles, notamment celles
concernant les informations militaires. Le dossier fait allusion à
«différents matériels élaborés dans le cadre de l'Otan, ainsi que des
données se référant au potentiel militaire français et des techniques de
lutte de l'armée», qui auraient été livrées par Hernu. C'est précisément
parce que ce dossier n'est pas complet et un peu hétéroclite qu'il est
authentique: si les Roumains avaient voulu faire une provocation ou un
montage, ils auraient réalisé un produit complet. J'ai vu beaucoup de
montages: ils se veulent toujours aussi parfaits et irréfutables que
possible. Et puis, pourquoi fabriquer un dossier sur Charles Hernu après
sa mort? Si les Roumains avaient voulu se venger de l'affaire Tanase
[Ceausescu avait échoué à faire assassiner l'écrivain Virgil Tanase en
exil à Paris et mis à l'abri par la DST], ce n'est pas Charles Hernu
qu'ils auraient visé, mais le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gaston
Defferre, seul responsable de la conduite de cette affaire par la
DST.
Qu'est-ce qui vous paraît le plus grave dans ces
documents? Première faute grave: avoir montré des télégrammes
chiffrés du Quai d'Orsay à un officier de renseignement. Même si le
contenu est parfaitement innocent, les premières lignes peuvent aider à un
travail de défrichement des codes. Mais surtout, pour moi, on devient un
agent lorsque l'on reçoit de l'argent: si, comme tout semble le démontrer,
ces documents sont authentiques, cet homme a accepté de l'argent.
Evidemment, aucun agent ne reconnaît être rétribué: il veut bien accepter
de petites sommes, des aides, des cadeaux; pourtant, l'argent accompagne
toujours ces opérations pour «ferrer» la cible.
Cependant,
Charles Hernu, qui a défendu la force de frappe, a toujours été ferme face
à l'Union soviétique. N'est-ce pas contradictoire avec son rôle
d'agent? On peut être un agent de l'Est et avoir des positions
publiques qui le démentent. Ainsi, Georges Pâques défendait l'Algérie
française alors qu'il travaillait pour le KGB. Un autre agent soviétique
de haut niveau, André Labarthe, se faisait l'apôtre de la bombe atomique
française dans son journal Constellation. L'attitude de ces recrues est
toujours ambiguë: on défend une chose et son contraire, on reçoit de
l'argent en pensant que cela n'a pas d'importance, on sert un pays
étranger en pensant servir la France.
Les Soviétiques
ont-ils pu renoncer à leurs relations avec Hernu après
1963? En quarante ans d'activités, je n'ai jamais vu les
Russes abandonner quelqu'un sur lequel ils avaient investi. Ce n'est
évidemment pas une preuve mathématique. |