Le jeu dont vous êtes le bourreau

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Arrêtez ! Laissez-moi partir. Laissez-moi partir !" L'homme hurle dans la boule métallisée, attaché sur son siège, les poignets menottés par des fils électriques. Il vient de recevoir une décharge de 240 volts. 200 volts, chacun connaît, c'est le choc des doigts dans une prise. Sur le plateau du jeu télé "La Zone Xtrème", le candidat qui vient de lui envoyer la secousse répond : "Désolé, la bonne réponse était “Voiture de sport”."

Devant lui, trois manettes numérotées. 260 volts. 280 volts. 300 volts. On lit "choc intense" en lettres capitales. Le participant pose une nouvelle série de questions à l'homme enfermé, une liste de mots couplés qu'il est censé avoir mémorisés au début de l'émission. L'homme, invisible dans sa boule, répond en appuyant sur un bouton. Aussitôt, une lumière rouge s'allume. "Vous avez faux, la bonne réponse était “Satellite”!", s'exclame le candidat. Le public, encouragé par un chauffeur de salle, crie "Châtiment ! Châtiment !".

Le candidat abaisse la manette des 260 volts. Dans la boîte argentée, l'homme hurle. "Aaaaah ! Laissez-moi partir ! Ça fait trop ma l!" Inquiet, le joueur se tourne vers Tania Young, la présentatrice du jeu, debout à ses côtés. "Vous entendez, il veut arrêter…" Elle répond, impassible: "Continuez, questionneur, c'est à vous." Vaincu, il prend une nouvelle fiche et lit les questions. La lumière rouge jaillit. Encore faux. Le joueur abaisse la manette des 280 volts. On entend l'homme hurler, se débattre comme s'il voulait s'arracher à ses sangles.

Ce "jeu de la mort" a bien eu lieu. J'ai assisté aux projections, vu les rushes, discuté avec les producteurs et la présentatrice. Il a été tourné en dix jours et réalisé par France2 et les productions Yami2 en avril 2009. Les candidats ont été sélectionnés par un organisme de recrutement de volontaires pour des sondages qualitatifs sur la consommation, la politique ou les médias ; les 2000 personnes qui ont formé le public, 100 par demi-journée de tournage, par deux sociétés spécialisées dans les jeux télévisés. Ils ont bien crié "Châtiment ! Châtiment!" avant chaque choc électrique.

Soixante-neuf "questionneurs" ont participé au jeu. 53 d'entre eux, soit près de 80%, ont obéi aux règles du jeu. Ecouté la présentatrice. Et infligé à l'homme enfermé la secousse maximale (460 volts) alors que "choc dangereux" était écrit sur les manettes. 16 seulement ont refusé d'aller jusqu'au bout.

En vérité, personne n'a été torturé… L'homme enfermé dans la bulle était un acteur qui simulait la souffrance. Sans le savoir, les candidats n'ont pas participé à un jeu télévisé mais à l'exacte transposition sur un plateau de télévision de la fameuse expérience du psychologue Stanley Milgram testant la soumission à l'autorité. Ils ont participé à un documentaire consacré à cette expérience, qui a été reconstituée dans un studio de France 2 puis analysée par une équipe de psychologues et de spécialistes de médias.

LE CAS EICHMANN

Comment en arrive-t-on à obéir à un ordre odieux ? A faire souffrir un homme, alors qu'il hurle qu'il veut arrêter? Que se passe-t-il dans l'esprit de celui qui accepte ? Quand le jeune psychologue Stanley Milgram mène ses expériences, entre 1961 et 1963, un cas d'obéissance aveugle effraie le monde entier. Celui d'Adolph Eichmann, un des organisateurs de la "solution finale". Son procès vient de se dérouler en Israël. Comment ce haut fonctionnaire a-t-il pu obéir ? Que pensait-il quand il signait les décrets de déportation, faisait livrer les gaz mortels ?

En 1960, la philosophe Hannah Arendt a assisté à ses auditions. Elle voulait comprendre les rouages de sa pensée. Ecoutant jour après jour ses explications, ses justifications, elle découvre qu'Adolph Eichmann n'est pas une personnalité sanguinaire, perverse, ou un idéologue fanatique. C'est un fonctionnaire discipliné. Il a obéi à ses supérieurs sans discuter, imprégné d'une culture du respect des chefs et du travail bien fait. Il a réagi passivement aux ordres, déclinant sa propre responsabilité. C'est, dit Arendt, un homme "effroyablement normal".

"SANS PENSÉE PROPRE"

Bon père de famille, travailleur, il n'a pas le sentiment de faire le mal, puisqu'il obéit à la loi, à l'Etat. Il ne se sent pas coupable. C'est un exécuteur… de directives. Son crime, analyse la philosophe, vient de ce qu'il ne pense plus par lui-même. Il est "sans pensée propre" (thoughtless). Il remet à d'autres la question de savoir qu'il est ignoble de massacrer les juifs, les Tziganes et les homosexuels. Il ne se pose pas de problème moral dans son travail, fût-il meurtrier. Il pourrait sans doute faire déporter ses collègues, si sa hiérarchie le lui demandait.

Tous les régimes totalitaires s'appuient sur ces fonctionnaires qui se croient dédouanés de choisir entre l'humain et l'inhumain, constate Hannah Arendt dans le sombre essai qu'elle publie en 1966 : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (Gallimard).

En 1961, Stanley Milgram, tourmenté par ses réflexions, s'interroge : sommes-nous à l'abri, dans nos démocraties, de telles dérives ? Comment s'en préserver à l'avenir ? N'a-t-on pas vu des fonctionnaires empressés dénoncer et accuser de communisme des démocrates américains dans les années 1950, à l'époque du maccarthysme ? Le psychologue voudrait parvenir à tester jusqu'où va l'obéissance aux ordres, dans un cadre banal, avec des Américains moyens.

TRAHIR L'ÉVIDENCE

Une expérience de psychologie sociale l'a beaucoup frappé, menée par son mentor et collègue Solomon Asch. Ce professeur a distribué à neuf "compères" et à un "naïf" – le sujet de l'expérience – des dessins de lignes longues et courtes. Chacun doit dire comment il les voit. Tous les compères répondent faussement, niant l'évidence : une ligne est beaucoup plus courte que les autres. Quand, à la fin, le sujet répond, une fois sur trois il répète ce que dit la majorité. Il préfère trahir l'évidence et sa propre certitude. Il se conforme.

Frédéric Joignot
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 La "Une" du Monde Magazine, daté 13 mars 2010.
DR
La "Une" du Monde Magazine, daté 13 mars 2010.
Image tirée du documentaire de Christophe Nick "Le Jeu de la mort, jusqu'où va la télé ?" diffusé mercredi soir sur France 2.
AFP/FRANCE 2
Image tirée du documentaire de Christophe Nick "Le Jeu de la mort, jusqu'où va la télé ?" diffusé mercredi soir sur France 2.
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  Dans la variante où Tania Young quitte rapidement le plateau, 2 participants sur 7 ont imposé des tortures (soit 28,5% contre 22% des participants, dans cette variante de l’expérience princep de Milgram). Or, le documentaire ne conduit pas d’analyse sur ces cas particulièrement effrayants.  
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