Je voudrais lancer trois mises en garde.
La première : le
fossé s’élargit. Ces caricatures révèlent à quel point le terrain est miné, à
quel point le fossé entre nos deux cultures, nos deux civilisations, nos deux
mondes, est en train de s’élargir. Il faut, ici, pour nos amis occidentaux,
comprendre la façon dont les Arabes et les musulmans réfléchissent. Quelques
idées clés : non seulement « ils » occupent nos terrains à la façon du XIXe
siècle, c’est-à-dire de façon militaire, physique « ils », avec tout ce que
cela implique de simplification, d’amalgame , non seulement « ils » appuient
nos dictatures qui nous oppriment depuis la pseudo-indépendance, non seulement
« ils » pillent nos richesses, non seulement « ils » nous imposent leur démocratie
à l’irakienne, mais quand le peuple de Palestine s’exprime de façon libre et
autonome « ils » disent : « Halte-là ! Nous ne voulons pas de cette démocratie. » Et
voilà qu’« ils » s’attaquent à ce que nous avons de plus
sacré.
En tant qu’Arabe vivant en Occident, j’imagine aussi très bien comment
ça se passe dans l’esprit des Occidentaux. Non seulement « ils » nous attaquent à New
York, à Madrid, à Londres, non seulement « ils » nous envahissent le « ils »,
toujours aussi gros d’amalgame et de simplification , voilà qu’« ils »
s’attaquent maintenant à nos valeurs les plus sacrées, à celle pour laquelle nous
nous sommes battus pendant des siècles : la liberté d’expression.
Ma deuxième mise en garde : cela n’a aucune raison de s’arrêter. Et nous allons de plus en plus
vers quelque chose qui ressemble, malheureusement, à une confrontation des
civilisations. Cette affaire de caricatures est largement exploitée par nos
dictatures. Je suis absolument effaré de voir par exemple les ministres de
l’Intérieur des pays arabes (c’est la seule institution interarabe qui fonctionne),
je suis absolument fasciné de voir ces gens monter à l’attaque pour défendre
Mahomet. Mais combien de Mahomet ont-ils
assassinés, combien de Mahomet sont morts sous la torture dans leurs prisons ?
Combien de Mahomet vivent sous la menace de chantage ? Mais, de l’autre côté aussi,
il y a la manipulation de tous les racistes, de tous les provocateurs, comme ceux
qu’on a vus dernièrement en Occident se servant de cette affaire pour faire monter
les enchères, et il peut y avoir aussi de la manipulation des gouvernements
occidentaux eux-mêmes, comme l’administration Bush qui est en train d’utiliser
cette histoire pour marquer un avantage sur l’Iran et sur la Syrie.
Troisième
mise en garde, enfin : ce qui nous attend nous, militants des droits de l’homme
occidentaux et arabes, est une tâche extrêmement difficile. Je me demande parfois
si nous sommes capables d’arrêter ce tsunami ou si nous allons être obligés de
reconstruire sur les ruines, mais, de toute façon, nous avons une obligation
d’action, nous avons une obligation d’intervention, du fait que nous n’appartenons
pas à deux cultures
différentes, à deux types de système de valeur différents, mais à un seul et unique
système de valeurs : nous croyons tous aux droits de l’homme, nous croyons tous à
l’universalité. Et nous ne pouvons jeter un pont qu’en refusant cette
désacralisation, en refusant l’amalgame entre les peuples occidentaux et un journal
totalement irresponsable, en refusant l’amalgame entre des gens qui se font sauter
et l’islam et les musulmans, nous pouvons un peu guérir cette blessure. Mais
ne nous faisons pas d’illusions, le terrain restera miné tant que les problèmes de
fond ne seront pas résolus, problèmes politiques à très longue échéance.
Premièrement, la fin du calvaire du peuple palestinien, deuxièmement, la fin de
l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan, troisièmement, la fin de l’appui des
démocraties occidentales à ces dictatures qui nous oppriment, qui nous humilient et
qui nous jettent dans cet état de frustration, de fausse solution, de cercle
vicieux dans l’échec et qui est un
peu responsable de la flambée du terrorisme.
Moncef Marzouki écrivain et universitaire tunisien, ancien candidat à l’élection
présidentielle en Tunisie.