GARY Romain
Roman Kacew est né le 8 mai 1914 à Wilno, en Lituanie. La récente biographie de Myriam Anissimov précise "Romain Gary qui trouvait plus avantageux pour son roman familial et surtout pour le genre de personnage qu’il avait crée, de raconter qu’il était né à Moscou, la capitale de l’empire, a vu le jour dans la grande métropole spirituelle et intellectuelle que les juifs ashkénazes avaient surnommée Le Jérusalem de Lituanie". Ses parents semblent s’être séparés peu après sa naissance. Romain Gary ne connaîtra jamais son père ni la vérité sur son père. Ce dénommé Kacew paraît avoir été le deuxième mari de Nina, mais es-ce vraiment lui le père ? Nina Borisovskaïa, de son nom de scène, est une petite actrice, sans triomphe et sans éclat. Mais elle va être une mère, son rôle le plus beau. En août la Russie entre en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. En 1917 : chute du Tzar Nicola II. Mme Kacew et Roman se rendent à Varsovie. En 1927 ils arrivent en France et s’installent à Nice. Romain a treize ans. Romain Kacew est beau, d’une beauté de métèque. Une insulte qu’il entend quelquefois. Si son passé est un mystère, son visage doit tout à l’Orient : les traits forts, le cou large, les lèvres épaisses. Même ses yeux bleus pourraient être ceux d’un cosaque ou d’un Gengis Khan. Il arrive en France, à Nice, à l’âge de 13 ans. Très tôt, Romain perçoit autour de sa naissance un secret qu’on lui cache obstinément. Il remarque que de mystérieux cadeaux tombent du ciel - à Wilno une bicyclette d’enfant, à Nice les mandats puis une bicyclette orange. Romain veut croire qu’il est le fils d’Ivan Mosjoukine, la star russe du muet. La ressemblance physique de Gary avec Mosjoukine est extraordinaire : ils figurent ensemble un même exotisme, slavo-asiatique, un sang mêlé de l’Est où l’œil clair vient évoquer des unions interdites ou barbares, un viol de Viking ou une coucherie de Tzigane. Roman Kacew n’est peut-être le fils que d’une rencontre de hasard, d’une nuit de champagne ou de détresse. Roman préfère croire à la nébuleuse Mosjoukine — russe blanc, noble et glorieux. A Nice ils vivent quelques mois dans un appartement de deux pièces, avenue Shakespeare. Ensuite leur foyer est un hôtel, aussi cosmopolite que la ville : l’hôtel pension Mermonts, situé boulevard Carlonne, au n° 7 de l’actuel boulevard François-Grosso, au carrefour de la rue Dante.Romain vit avec sa mère, nommée gérante par le propriétaire du Mermonts. Enfin à l’abri des révolutions et de la pauvreté, elle a installé son fils comme un prince, tandis qu’elle s’est attribué la chambre la plus petite et la moins aérée, sous les combles. Les Kacew ne pratiquent aucune religion. Ils ne fréquentent pas non plus la synagogue de la rue Deloye. Juifs par l’état civil, ils ne cherchent pas à se mêler à d’autres familles de leur confession. Nina Kacew a éliminé le problème : elle ne parle pas de Dieu, et elle évite de rappeler ses origines. Russes à Nice, juifs dans la société russe, athées parmi les juifs, les Kacew n’appartiennent à aucun clan ni à aucun groupe : ils vivent l’un pour l’autre, seuls, en marge de toute fraternité de l’exil. Nina a élevé Romain dans le culte de la France. Elle a toujours associé la France à la réussite et au bonheur. Elle reporte sur son fils les ambitions dont elle a été frustrée - des ambitions si hautes, si folles apparemment qu’elles ressembleraient à des châteaux en Espagne. Elle est prête à tous les sacrifices pour que son fils, démesurément aimé, devienne académicien ou ambassadeur de France..... Nina a dû accepter, pour survivre, les métiers les plus humbles : elle a toiletté les chiens, pris en pension des chats et des oiseaux, et fait des ménages. 10 Comme elle est belle, et possède des manières de grande dame, elle a obtenu de tenir une petite vitrine à l’hôtel Negresco : elle y a vendu à la commission des cravates, des foulards, des parfums à la clientèle du palace. Diabétique, victime de plusieurs comas hypo-glycémiques, Nina commence et finit ses journées à l’insuline. Et cependant sa maladie ne l’empêche ni de travailler ni de sourire. On la voit monter et descendre vingt fois par jour l’escalier de la pension. Timide, sauvage même, Romain grandit dans l’ombre de cette mère courageuse et orgueilleuse à laquelle il obéit encore comme un petit enfant. C’est une mère juive, adorante et despotique, volontaire et dominatrice. Elle pousse Romain à réussir, à se surpasser. Il s’exécute par respect autant que par amour. On ne voit pas au nom de quoi il aurait refusé de devenir Romain Gary, d’égaler D’Annunzio, sauver la France, puis accepter de la représenter à l’étranger. A treize ans Romain est un adolescent tendu vers un futur qu’il discerne mal et ne sait comment aborder. Un adolescent sévère, concentré sur une angoisse et des projets qu’il ne livre à personne. Au lycée de Nice Romain est un bon élève, il possède un don d’écrire et une maturité rares. Cette adolescence niçoise, Romain Gary la racontera un jour, à grands traits imprécis, dans le roman qui passera pour le plus autobiographique de son œuvre, La promesse de l’Aube, où sous le masque de l’écrivain reconnu et fêté, perceront encore toutes les tendresses et les blessures du jeune homme d’autrefois. Pourtant on y chercherait en vain les détails rigoureux d’une biographie. C’est l’atmosphère de Nice, avec ses tentations et ses misères, qui est décrite. C’est surtout l’amour d’une mère et d’un fils, amour possessif et exigeant, qui est au centre de cette histoire, tracée par une plume très pudique. Au cœur de ce récit, la figure excessive de sa propre mère : mère chimérique, tyrannique, encombrante, fantasque, possessive jusqu’au sacrifice de soi, vouant son fils au succès les plus fous pour mettre au clou ses propres déboires, rêvant Romain comme lui-même l’inventera plus tard. Le récit est extravagant, comme ses personnages. Qui, sinon une mère à l’imagination slave, pourrait croire en la vérité d’un tel destin ? Que le fils émigré d’une théâtreuse russe jouant sa vie comme son dernier rôle, abandonnée par son époux, élevant seule son enfant, luttant contre la misère et les sarcasmes sans jamais désespérer de cette terre promise qu’était la France légendaire des droits de l’homme ; qu’un tel rejeton puisse devenir compagnon de la Libération, consul général de France, officier de la Légion d’honneur, il faut tout le génie de la plume de Gary, sa puissance créatrice, pour y croire. Sur son passé, Gary n’a pas menti. Il n’a rien inventé. Il a plutôt travesti une vérité trop sordide, trop laide et qui l’a fait souffrir. Il enjolive quand il raconte, il poudre, il farde, il paillette sa vie. Moins mythomane que magicien dans sa manière de tout enchanter, poétiquement. A propos de La promesse de l’aube Gary dira " Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné [...] Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages [...] Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine ". Tout est dit. Rien n’est épuisé. Après des études à la faculté de droit d’Aix-en-Provence et à la faculté de droit de Paris, Gary apprend le métier d’aviateur. Plus tard il rejoint la France Libre, en 1940, et est incorporé dans les forces aériennes françaises libres. Il s’évade de France par avion, atterrit à Alger, séjourne à Meknès et Casablanca le temps de trouver un cargo britannique qui l’emmène à Gibraltar ; deux semaines plus tard, il débarque à Glasgow. Dès son arrivée, il demande à servir dans une unité combattante. Affecté au Moyen-Orient, il sert en Libye, à Koufra notamment en février 1941, puis en Abyssinie et en Syrie. Il contracte le typhus et, presque mourant, il reste six mois à l’hôpital. Rétabli, il rejoint l’escadrille de surveillance côtière en Palestine et se distingue dans l’attaque d’un sous-marin italien au large des côtes palestiniennes. Rattaché au groupe de bombardement Lorraine, il est ramené en Grande-Bretagne en février 1943 pour servir sur le théâtre d’opérations de l’Ouest. Le groupe est rééquipé et réentraîné dans les centres d’entraînement de la RAF A partir d’octobre 1943, l’action de bombardement du Lorraine est principalement dirigée contre les sites de V1 ; les Bostons qui équipent désormais le Lorraine volent rassemblés par groupe de six, en rase-mottes, accompagnés par des Spitfire de protection et c’est dans ces conditions que le lieutenant Gary se distingue particulièrement le 25 janvier 1944 quand, leader d’une formation de six appareils, il est blessé par un éclat d’obus en même temps que son coéquipier pilote Arnaud Langer lui-même gravement touché aux yeux. Malgré sa blessure, il guide son coéquipier et l’ensemble de sa formation avec suffisamment de maîtrise pour réussir un bombardement très précis et pour ramener l’escadrille à la base. Il a effectué sur le front de l’Ouest plus de 25 missions offensives totalisant plus de 65 heures de vol de guerre. En 1944 il publie à Londres son premier roman qui deviendra en français " l’Education européenne " et qui . La même année il épouse Lesley Blanch. Petite, menue, blonde, elle évoque une poupée en biscuit, anglaise précisément, fragile et précieuse. Elle a trente-sept ans (soit sept années de plus que lui) et une carrière de journaliste d’excellente renommée. Rédactrice à Vogue, elle s’occupe en particulier du cinéma et du théâtre, milieu où elle est connue, appréciée, parfois redoutée. Entre eux, l’humour sera, avec la complicité littéraire, le meilleur ciment. Nommé Secrétaire d’ambassade à Sofia (Bulgarie), puis premier secrétaire d’ambassade à Berne (Suisse), Chargé d’Affaires à La Paz (Bolivie), Consul Général de France à Los Angeles, Gary poursuit une carrière fulgurante. En 1956, alors qu’il se trouve en Bolivie il apprend qu’on lui a décerné le prix Goncourt pour " Les racines du ciel ". Rentré à Paris, la diplomatie, la politique, la littérature, le tout-Paris honorent Romain Gary. Gary soigne sa publicité, cultive sa différence, sa moustache à la Clark Gable, son allure hautaine et sa voix charmeuse. Il joue les stars, posant pour Paris Match au zoo du bois de Vincennes, où il offre des quignons de pains à ses amis éléphants, ou s’affichant dans les rues de Paris avec un bonne de coton bolivien, orange et vert, qu’il a acheté au marché de La Paz. Sa légende s’étoffe. Théâtral, cabotin, résolument mystificateur, Gary sait d’expérience que le succès passe par la comédie. A sa parution " Les racines du ciel " " divise la critique, et pose la question du style : Gary est-il ou n’est-il pas " un bon écrivain " ? Les avis sont partagés. Gary connaît ses faiblesses mais ne laisse pas toujours à son éditeur le temps de " peigner " ses livres. Dès qu’il l’a achevé, il faut que son roman paraisse, de toute urgence, même un peu en désordre, et dans sa brutalité. Une deuxième édition des Racines, après le Goncourt, éliminera les plus grosses erreurs. En 1957 à Los Angeles il participe à la vie hollywoodienne. C’est là qu’il rencontre Jean Seberg. Elle a vingt et un an. Lui, quarante-cinq. Elle est blonde, pâle et claire, près de ce Consul de France qui ressemble à un mexicain. Elle est célèbre. Encore plus que lui. Elle a donné son visage à la " Jeanne d’Arc " d’Otto Preminger. Elle a joué Cécile, dans " Bonjour tristesse ", d’après Sagan, et elle vient d’achever le tournage d’ "A bout de souffle " au côté de Jean-Paul Belmondo, sous la direction de Godard. Sa coiffure taillée à la serpe, à ras, elle n’en paraît que plus féminine, plus fragile, sous ses quelques mèches très douces, qui accentuent en elle la pureté des traits, la perfection du contour. D’une beauté qui se moque des fards, cette très jeune femme attire Romain au premier coup d’œil. Elle correspond si bien à l’idéal féminin de ses romans, qu’il a l’impression de tomber amoureux de l’une de ses créations, et de voir son rêve prendre corps. Entre un mariage de raison et des amours de quelques nuits, il rencontre enfin une femme issue de son propre rêve, tombée de son propre ciel. Entre Gary et Seberg, il y a ce soir-là quelques images de légende : une héroïne de Preminger face à un Consul de France, une star rive gauche adorée par Godard, par Truffaut, face à un écrivain Goncourt, une Américaine du Middle-West parisianisée face à un Français un peu trop russe, un peu trop gaulliste, un peu trop juif. Il y a toute la magie d’une première rencontre et d’un coup de foudre amoureux. Au printemps ils s’installent 108, rue du Bac dans un vaste appartement de huit pièces. Lorsque Lesley apprendra que Jean est enceinte elle accordera à Gary le divorce, après 17 ans de vie commune. En 1961 il délaisse sa carrière diplomatique et déclarera " C’étaient mes dernières jeunes années, et je n’allais pas sacrifier ma nature, mon amour de la vie, à l’ambition, au souci d’arriver ". Il choisit l’amour et la voie du scandale, désespérant Lesley qui le supplie de garder la face. Il va préférer Jean et une nouvelle bohème. Sa rencontre avec elle coïncide avec un changement profond de sa personnalité, à une nouvelle étape de sa vie. Elle est luthérienne, marquée dans l’enfance par les principes d’une religion qui est l’une des plus austères du monde et qui, même transportée en Amérique, continue d’exalter toutes les valeurs du puritanisme. Tendre, d’une sensibilité exceptionnelle, que la vie n’a pas polie, Jean éprouve d’instinct pour tout ce qui souffre une pitié que rien ni personne ne sait apaiser. Devant l’injustice et la souffrance, bouleversée au plus profond de l’être, elle part en croisade. Elle recueille les chiens, les chats, ouvre sa maison aux hippies, aux clochards, aux vagabonds. En 1968 elle s’engage corps et âme dans la lutte anti-raciste. Gary reconnaît l’innocence, la pureté de Jean, mais taxe sévèrement d’idéalisme naïf son engagement qui la dépasse. Il refuse de partager la culpabilité des Blancs face aux Noirs. Il préfère se tenir à l’écart d’une guerre qui ne le concerne pas. Le portrait qu’en trace Gary est plein d’indulgence, de désespoir contenu. " Il est difficile d’aimer une femme que l’on ne peut ni aider, ni changer, ni quitter. " " Je n’en peux plus, dit-il. Dix-sept millions de Noirs américains à la maison, c’est trop, même pour un écrivain professionnel...... " habitué à capitaliser la souffrance des autres dans des best-sellers. " J’ai déjà fait de la littérature avec la guerre, avec l’occupation, avec ma mère, avec la liberté de l’Afrique, avec la bombe, je refuse absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains ". Il a l’intime conviction " que la plupart de ce que nous appelons des problèmes idéologiques sont essentiellement psychiatriques ". Il ne pressent que trop combien le militantisme blanc, particulièrement celui des protestants américains, s’enracine dans l’angoisse d’un inexorable sentiment de culpabilité, et tend en fait à l’autodestruction. Jean brûle d’une flamme qui vise à monter au bûcher. En septembre 1968 ils se séparent, puis divorcent, tout en demeurant unis, vivant dans le même appartement coupé en deux. Diego leur fils vit avec son père. Elle les rejoint pour Noël. En 1970, Jean, qui est toujours officiellement Mme Gary, se retrouve enceinte. Romain décide d’assumer la paternité de l’enfant. Ils se réconcilient. Un article du Newsweek affirme que le bébé n’est pas de Gary mais d’un activiste noir. Le 23 août Jean est transportée à l’hôpital de Genève et accouche prématurément d’une petite fille, Nina, qui meurt deux jours plus tard. En 1974 Gary a la soixantaine. Il a toujours belle allure. Une vie bien remplie. C’est le moment qu’il choisit pour ruiner - à ses propres yeux - sa respectabilité en publiant sous un pseudonyme, et cela à l’insu même de son éditeur, Gros-Câlin puis la Vie devant soi. Sans peut-être sans douter, Gary vient d’entrer dans la plus fantastique épreuve qu’il ait jamais connue de sa vie d’aventures. L’aventure Ajar est absolument sans précédent dans l’histoire de la littérature, même conçue à l’échelon de la planète. Aventure folle et tragique dans laquelle aux antipodes du canular, les années Ajar marquent à la fois l’apothéose du génie fabulateur de Gary et la cassure essentielle dans laquelle il faut chercher un des mobiles de son suicide. Dans sa vie, dans son œuvre, dans son apparence physique même, Gary n’a cessé de changer, de superposer les visages, les noms, les identités, finissant par écrire sa vie comme l’une des pièces de son œuvre. " L’habitude de n’être que soi-même finit par nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; " je ", c’est la fin des possibilités... ". Il dit aussi " J’éprouve parfois le besoin de changer d’identité, de me séparer un peu de moi-même, l’espace d’un livre ". Avec Ajar, Gary se donne un masque avec un faux nom, jeu littéraire qui est en l’occurrence moins un camouflage qu’une réincarnation. Car il y a dans cette signature d’Ajar aussi neuve que l’était Gary aux premiers temps d’Education européenne, la tentation d’un nouveau départ, comme une nouvelle jeunesse, d’un recommencement. L’œuvre lui ressemble. On y retrouve sans trop de difficulté, sa vision à la fois pessimiste et ironique du monde, son idéalisme et son cynisme. Ajar sera du côté de la farce, mais de la farce triste, à la manière des Ames mortes de Gogol. L’œuvre pourtant innove dans le style, quelque part entre Vian et Queneau : jeux de mots, entorses à la syntaxe, à la grammaire et au vocabulaire, mutilations et gags du langage. Gary est devenu un gêneur. D’abord par son allure honorable - Croix de la Libération, Légion d’honneur, gaulliste, consul de France, prix Goncourt - puis par ses gros tirages depuis trente ans ; on n’attend plus rien de neuf d’un mandarin des Lettres, même s’il s’habille tantôt comme un loubard, tantôt comme un clochard. Gary se met à chercher un pseudonyme pour incarner l’anarchiste qu’il est lui-même et que sont seuls à connaître ses vrais lecteurs. Triste à cause de la critique qui boude ses œuvres en ne leur accordant plus qu’un coup d’œil blasé et las, comme si chacun de ses nouveaux livres était un pensum, il décide alors de tenter le diable et de masquer sa plume. Il s’appellera Ajar pour voir. Voir si, en trompant son monde, il rencontrera un accueil ou plus désastreux ou plus enthousiaste, mais au moins un véritable accueil, au lieu de la marée tiède des habituels commentaires. Ce pseudonyme qui le réincarne dans une nouvelle peau lui redonne en même temps une virginité, la toute fraîcheur d’un débutant. Mais il lui faut aussi exhiber sa marionnette et la manipuler sur la scène d’une comédie fantastique. Emile Ajar ce sera quelqu’un de la famille : un petit cousin, Paul Pavlowitch, dont la véritable identité restera tout d’abord secrète. Celui-ci aime profondément Romain Gary. Il a lu tous ses livres, retenu toutes ses histoires et tous ses personnages, c’est un amateur de littérature. Le rôle de Ajar lui sied, c’est une deuxième peau. Au point que lui-même un jour ne saura plus s’y reconnaître. Gary s’amuse. La marionnette qu’il a choisie pour interpréter Ajar, révèle un talent authentique de comédien, il mime admirablement un écrivain génial, il a le sens de la phrase et de la repartie, il sait cultiver son propre mystère. Avec le prix Goncourt le canular Ajar s’officialise. Aucun écrivain ne pouvant en principe recevoir deux fois ce même prix, Gary fait écrire à Paul une lettre pour le refuser. Mais Hervé Bazin, président de l’Académie lui répondra " L’Académie vote pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne peut ni s’accepter ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort. M. Ajar reste couronné. ". Ce prix aurait pu donner à Gary l’occasion de révéler sa paternité de l’œuvre. Or il continue le jeu. Il laisse galoper son ombre, peut-être par refus d’un scandale qu’il n’a pas envie d’affronter, plus sûrement par esprit de curiosité, esprit diabolique, qui veut chercher à voir jusqu’où on peut aller trop loin.... La supercherie s’enracine dans le jeu du mensonge, ou plutôt des faux-semblants. Désormais aux yeux de la presse et de l’édition, Romain Gary se double d’un " neveu " plus génial, plus brillant que lui-même. Ajar c’est l’art, moderne et révolté, gueulant, casseur. Tandis que Gary glisse du côté des vieilles barbes....La vie devant soi est un triomphe. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable paru la même année est lu dans l’ensemble avec ce même dédain, cette même pitié moqueuse qu’on accorde dans les salons aux don Juan en déclin. Il semble conter la tristesse d’un vieil homme impuissant, tandis que la Vie devant soi apparaît avec éclat comme le chef-d’œuvre d’un écrivain effervescent, maître de ses dons, ou comme dit Gary, maître de sa Puissance. Lorsque Gary publie Clair de femme, l’année suivante, des mauvaises langues disent qu’il cherche à plagier Emile Ajar, à copier son neveu, et se plaisent à y relever des " ajarismes " flagrants, preuves tout à la fois de son épuisement, et de la supériorité du neveu sur l’oncle finissant. L’étoile d’Ajar brille plus fort que celle de Gary. Tandis qu’il fait parader Paul sur la scène publique, lui s’enferme avec la volonté de revivre par procuration et de créer une histoire à leur mesure pour dérouter les derniers poursuivants. Leurs identités vont se perdre, s’embrouiller, glisser de l’une à l’autre. Période intense d’écriture et de gestion de l’œuvre, les années Ajar marquent pour Gary une puissante activité créatrice, qui paraît sous une double signature mais est en fait le produit d’un seul écrivain. C’est une période passionnée et sombre, dont le vrai déroulement se joue en coulisses, avec des masques, et qui ne laisse voir sur scène qu’une partie de son théâtre secret. Le 8 septembre 1979 : découverte du corps de Jean coincé sous une couverture contre le siège arrière de sa voiture. Elle avait disparu depuis dix jours. A côté un tube de barbituriques. L’autopsie révélera un taux extrêmement élevé d’alcoolémie. Elle avait quarante et un an. Le 10, en présence de son fils Diego, Gary tient une conférence de presse chez Gallimard. Il domine mal son émotion. Preuves à l’appui il accuse le F.B.I. d’avoir délibérément cherché par ses calomnies à détruire Jean, en 1970, et de l’avoir rendue folle. Il évoque la mort de ce bébé " dont elle avait tenu qu’il fût enterré dans un cercueil de verre afin de bien prouver qu’il était blanc. C’est depuis cet événement qu’elle est allée de clinique psychiatrique en clinique psychiatrique, de tentative de suicide, en tentative de suicide ". Son vingt-neuvième livre, L’Angoisse du roi Salomon, tout inspiré par l’âge et par la solitude, et bercé d’un reste d’espoir, marque sa longue marche. Gary est vieux, Gary est seul. En dépit de son fils, en dépit de Leïla. Leïla Chellabi est une jeune femme de quarante ans, longue et légère comme une danseuse, brune, avec des cheveux bouclés, coupés courts, et un profil de princesse crétoise. En fait de père d’origine turque et de mère bordelaise, elle vit près de lui depuis déjà un an. C’est une femme calme, silencieuse, que Romain compare à un chat, indépendante, pourtant tout à fait capable de passions. Elle est divorcée, elle a un fils. Rue du Bac, elle apporte un nouvel ordre féminin, organisant les repas, offrant toujours une présence paisible et rassurante dans un climat d’inquiétude propre à Romain Gary, que les anciennes terreurs de Jean et tout le cirque d’Ajar n’ont fait qu’alourdir ces dernières années. Mais secrètement, rue du bac, la farce aura vite tourné au cauchemar. Pavlowitch n’est plus le jouet, la marionnette sage ; tout se passe comme si le " chargé de comédie " voulait jouer au maître chanteur, par exemple en réclamant une augmentation des tarifs de sa commission. Les rapports entre oncle et neveu s’en aigrissent. A la fin du printemps le fisc se manifeste et ajoutera encore d’angoisse aux tourments quotidiens de Romain Gary, qui en vient même à se sentir pris au piège de ses propres manœuvres, tant il se retrouve traqué à la fois par la vieillesse, par Ajar, et même par le succès. Dans son livre Europa, il écrit " Je ne crois pas qu’il y ait une éthique digne de l’homme qui soit autre chose qu’une esthétique assumée dans la vie jusqu’au sacrifice de la vie elle-même ". Précisément comme son personnage, Gary va choisir sa mort. Elle sera son dernier numéro d’artiste. Le mardi 2 décembre 1980, en fin d’après-midi, après avoir cessé d’écrire depuis plusieurs mois et être devenu l’ombre de lui-même, Romain Gary introduisit dans sa bouche le canon d’un revolver et appuya sur la détente. Cinq semaines avant sa mort il avait confié au Matin : " Je ne suis pas méconnu. Je suis inconnu ". Et cependant Gary ne s’est pas tué sous un coup de cafard. Son suicide semble avoir été longuement prémédité. Comme un suicide de raison et de lucidité folle quand on a fait le tour de tout et qu’on n’en peut plus d’exister. Son message destiné à la presse semblait marquer d’un point final toutes ces interrogations, sans vraiment les éclairer. C’est peut-être Clair de femme qu’il faudrait interroger. " Il y a dans ce roman la dérision et le nihilisme qui guettent notre foi humaine et nos certitudes sous le regard amusé de la mort, écrivait Gary. Les dieux païens nous guettent installés sur l’Olympe de nos tripes. Notre vie n’est peut-être que le divertissement de quelqu’un ". " Tout se passe comme si la vie était un music-hall, un cirque où un suprême senôr Galba [pitoyable pitre alcoolique, dresseur et montreur de chiens]...s’amuserait à nos dépens ". Dans Pseudo il écrit " Cette nuit-là, j’ai eu de nouvelles hallucinations ; je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C’était intolérable. J’ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympas, quand il hallucine. Moi je vois la réalité ". Six mois après son suicide, dans un ultime opuscule posthume, Gary " tuait " Emile Ajar et renaissait de ses cendres. " Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. ". Bibliographie " Romain Gary/Emile Ajar " de Jean-Marie CATONNE’ Editions " Les dossiers Belfond ". "Romain Gary " de Dominique BONA Editions Mercure de France. Education européenne, prix des Critiques, 1945 Romain Gary, à la FNAC. | Dernières brèvesActualités
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