MORAVIA Alberto
Alberto Pincherle, qui deviendra plus tard Alberto Moravia, est né le 22 novembre 1907 à Rome. C’est un écrivain des plus précoces : sa bibliographie débute par Dix-huit poèmes [Diciotto liriche], qu’il aurait écrits à treize ans et son premier roman, Les Indifférents (1929), le rend sur-le-champ célèbre. Moravia, ainsi qu’il l’a dit lui-même, voit sa jeunesse et sa formation marquées par deux "maladies graves" : l’une, de nature physique, une tuberculose osseuse qui affecte son enfance et sa jeunesse pendant une douzaine d’années, et fait de lui un gisant dans les sanatoria du Tyrol ; l’autre l’atteint dans son être moral et intellectuel, le fascisme et sa suspicion constante à son égard durant une autre période d’une quinzaine d’années, et sans entraver complètement son expression littéraire, va conditionner négativement sa carrière, pour aboutir à une hostilité déclarée au moment de la nazification du fascisme - Moravia étant issu d’une famille israélite originaire de la Vénétie. Il faut tenir compte de ces facteurs quand l’on considère la Weltanschauung qui caractérise le roman surprenant et significatif de ses débuts - décrivant un monde jeune et veule, perçu avec un froid réalisme qui se veut tenace et monotone, et qui est, à distance, révélateur de son époque ; mais ces Indifférents sont à lire avec en contrepoint un récit tel que Hiver d’un malade, qui date de la même époque et qui atteste le regard tristement avide et moralement épuisé que le gisant porte sur la vie. De même s’explique l’animosité latente avec laquelle le fascisme va suivre la production ultérieure de Moravia, devenu d’emblée l’un des fleurons de la revue florentine Solaria, expression de la jeune fronde littéraire. Un certain silence s’organise donc autour de son roman suivant, au reste décevant, Les Ambitions déçues (1935) et, plus tard, la censure interdira la publication de l’apologue scénique antimussolinien, Le quadrille des masques (1941). Entre-temps, d’autres ouvrages voient le jour, dans une diversité de propos qui témoigne à la fois de la richesse d’inspiration de l’écrivain et de sa retenue obligée : La Belle vie [La Bella vita, 1935] première vision d’une société romaine que Fellini illustrera largement par la suite, les anecdotes psychologiques de L’Embrouillamini [L’imbroglio, 1937], les Rêves du paresseux [I sogni del pigro, 1940], de L’Amant malheureux [L’Amante infelice, 1943], les récits "surréalisants" de L’Epidémie [L’Epidemia, 1944]. Au terme de cette période d’attente, et comme pour annoncer l’aurore, un essai au titre explicite : L’Espérance, ou christianisme et communisme [La speranza, ossia cristianesimo e communismo, 1944]. Cependant il faut bien dire qu’au moment où l’Italie se libère du fascisme et où se lève une littérature nouvelle, dans l’affirmation néo-réaliste des Pavese et Vittorini, on fait trop facilement bon marché des prémisses de l’œuvre de Moravia. Or, c’est aussi le moment où, atteignant la plénitude de son talent et affranchi sinon guéri, à la fois de son infirmité physique et de tout refoulement intérieur, il s’épanouit amplement, s’affirmant comme le grand romancier de sa génération : dans un pays où l’on publie tant de romans et qui manque pourtant de vrais romanciers (depuis Boccace les Italiens sont plus à l’aise dans la nouvelle ou le conte) Moravia est l’auteur d’une œuvre massive et puissante qui va se développer d’année en année. A l’orée de cet épanouissement, un enrichissement singulier : dans la période durant laquelle, en raison des circonstances, Moravia est obligé de vivre dans la clandestinité, en pleine nature, aux environs de Rome, il entre alors en contact avec une Italie tout autre que celle à laquelle il adhérait jusque-là - la société bourgeoise intellectuelle - et, comme il le dira lui-même c’est cette fraternisation avec une population élémentaire et paysanne qui va lui permettre d’étendre son registre. (Remarquons que ce sera également le cas d’Elsa Morante, qui vit à l’époque aux côtés de Moravia et partage sa clandestinité dans la "Ciociara", arrière-pays du Latium.). Pour le romancier de dimension internationale que va devenir Alberto Moravia, c’est d’abord la maîtrise de l’analyse psychologique qui s’affirme dans le merveilleux Agostino (1945) seul regret chez lui des verts paradis et des éveils du printemps, et que confirmeront La Désobéissance (1948) et L’Amour conjugal (1949). C’est aussi un certain moralisme naturaliste, ne redoutant guère l’amoralisme, qui inspira ses trois grandes fresques "locales" (popularisées par le cinéma) : La Belle Romaine (1947), Le Conformiste [Il Conformista, l95l], La Ciociara (1957). Et c’est enfin le grand conteur qui donne sa mesure dans toute une série de recueils, La Provinciale et autres récits (1952), Nouvelles romaines (1954), Autres Nouvelles romaines (1959), qui, en quelque manière, anticipent sur la Rome des "ragazzi di vita" de Pasolini et leur "vie violente", motivant largement l’alliance fraternelle qui unira les deux écrivains par la suite. "On peut bien dire - a écrit Moravia lui-même - que je suis un écrivain monotone : je répète en effet les mêmes thèmes comme certains oiseaux répètent le même piaillement, mais, d’année en année, ma façon de voir ces thèmes change." Et le fait est qu’à partir de cette décennie si fournie, des signes d’agacement se font sentir dans l’intelligentsia italienne à l’égard de cette régularité de marteau-pilon dans la production, production dont le meilleur se trouve peut-être dans les contes consacrés à la ville natale bien-aimée, que Moravia parcourt interminablement en "paysan de Rome", comme Aragon l’était de Paris. Il n’empêche que pendant les années 60, étendant son registre, l’écrivain dépasse la frontière de sa ville : il entreprend, notamment pour le Corriere della Sera, de grandes explorations du monde contemporain, qui inspirent Un mois en URSS (1958), L’Inde comme je l’ai vue (1962), A quelle tribu appartiens-tu ? [A quale tribù appartieni ?, 1972]. A cette activité de journaliste, ajoutons en passant la critique cinématographique que Moravia exerce depuis longtemps dans l’Espresso, et mentionnons l’intérêt qu’il a porté, accessoirement, aux techniques théâtrales : Béatrice Cenci (1958), La Vie est ce qu’elle est [La vita è quello che è, 1967], Le Dieu Kurt [Il dio Kurt, 1968]. Toutefois, à cet élargissement de l’assise et des propos de l’écrivain, correspond une évolution intérieure : la psychologie et l’observation connaissent une certaine saturation et lassitude qui lui font adopter l’attitude d’un juge devant l’irréversibilité du réel, devant on ne sait quelle fatalité sociale et morale, et l’amènent à se résumer dans "l’aimer sans plus" exprimé par le Pierre Bezoukhov exalté de Tolstoï. Il semble parfois alors qu’il veuille assumer la fonction de maître à penser et de directeur de conscience de l’intelligentsia péninsulaire... D’où cette série de romans dont les titres mêmes ont la saveur d’un verdict, Le Mépris (1954), L’Ennui [La noia, 1960], L’Automate (1961), L’Attention (1965), pour en arriver à la cruelle épopée du sexe qu’est Lui et moi [Io e lui, 1972], voire à ses dernières nouvelles de Bof ! [Boh !, 1976], où la condition féminine se trouve malmenée. Et ses détracteurs invoqueront une commercialisation de sa production, par le recours aux thèmes de l’actualité. Prenons-y bien garde pourtant : l’épure de L’Ennui aboutit, symboliquement, à Dino, le peintre abstrait abîmé dans la contemplation de sa toile vierge, et en quelque sorte, ce héros de 1960 tend la main à Michele, le velléitaire des Indifférents, son aîné de trente ans. Un essai important que Moravia publia en 1965 portait le titre de L’Homme, mais en italien, plus explicitement, celui de "L’Homme comme fin" [L’Uomo come fine]. On a cité précédemment le nom de Tolstoï et il serait facile de trouver de vagues références aux Russes dans l’œuvre de Moravia, qu’il s’agisse de la densité dostoïevskienne dans l’analyse psychologique ou de quelque parenté avec Gorki dans son pittoresque si savoureux (et si tendancieux) de la rue romaine, et comment ne pas évoquer le Tourgueniev de Premier amour à la lecture d’Agostino ?... Massive et, par bien des côtés, trop attentive certes aux modes et à tous les signes du temps, cette œuvre reste gouvernée, dans son intégrité, par on ne sait quelle loi de permanence intellectuelle, ainsi que par un impératif secret, tout autant tyrannique : à son orée se découvre la domination étendue de la souffrance du gisant adolescent des Indifférents, résigné à l’impossibilité de "changer la vie". NINO FRANK Alberto Moravia, à la FNAC.
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