HAMSUN Knut
Knut Hamsun naît le 4 août 1859 à Garmo, un bourg de montagne perdu sur la rive ouest du lac Vågåvatn. Il décède dans sa ferme de Nørholm près de Grimstad, la nuit du 19 février 1952. Une vie, 92 ans et 6 mois, passée entre le temps des charrettes et l’ère de l’atome. Une vie troublée, complexe et mouvementée, mais avant tout une vie vouée au service des mots. Est-il possible de tracer une ligne dans cette vie, de dégager une cohérence sous ces événements dispersés ? Certains ont voulu réduire le marathon qu’a été sa vie en un cent mètres couru dans un stade nazi. Cette grille d’analyse expliquerait « l’énigme Knut Hamsun ». Pour l’essentiel, cette grille est inutilisable. L’énigme demeure. Pour comprendre Hamsun et son œuvre, le chemin à parcourir passe par la compréhension de la relation que l’auteur entretient avec les mots. Postuler a priori que Knut Hamsun a écrit ses romans pour servir certaines idéologies ou pour gagner sa vie serait une grave méprise. Pas plus qu’il n’était motivé par le plaisir d’écrire de bonnes histoires pour distraire son prochain. Sa motivation ne se fonde pas non plus sur l’indignation morale ou l’engagement. Quant à la vanité ou à l’ambition ? le désir d’être célèbre et adulé ?, elles n’ont pas joué un rôle déterminant. Certes, ces éléments ont dû jouer quand Hamsun a « choisi » la voie de l’écriture professionnelle, mais leur poids varie selon les époques de sa vie. Une chose est claire : aucune de ces valeurs n’a été l’élément moteur de son écriture. Pour Hamsun, le choix du métier d’écrivain n’a pas été volontaire. Il s’est davantage considéré comme « élu » à cette fonction. Il s’est plié à une nécessité interne, un impératif qui l’a condamné à l’écriture. Hamsun est le seul homme de lettres norvégien auquel l’expression « vocation d’écrivain » pourrait s’appliquer, pour autant qu’elle ait un sens. Le talent de créateur, le savoir-faire d’écrivain, ont donc eu une importance capitale pour Hamsun. Oscar Wilde écrit dans une de ses lettres que « pour un artiste, s’exprimer est le mode de vie le plus pur, le seul qui soit. C’est par l’expression que nous vivons. » Comme Wilde, Hamsun a écrit pour prouver qu’il était vivant. Dès sa prime jeunesse, le pouvoir d’évocation et la vie mystérieuse des mots l’ont passionné. Citons un article écrit en 1888, deux ans avant la Faim, son premier succès public : « Le langage doit couvrir toutes les gammes de la musique. Le poète doit toujours, dans toutes les situations, trouver le mot qui vibre, qui me parle, qui peut blesser mon âme jusqu’au sanglot par sa précision. Le verbe peut se métamorphoser en couleur, en son, en odeur ; c’est à l’artiste de l’employer pour faire mouche [...]. Il faut se rouler dans les mots, s’en repaître ; il faut connaître la force ? directe, mais aussi secrète ? du Verbe.[...] Il existe des cordes à haute et basse résonance, et il existe des harmoniques... ». Kristofer Janson, un prêtre poète qui avait connu Hamsun dans sa jeunesse, a écrit qu’il n’a jamais rencontré personne « aussi maladivement obsédé par l’esthétique verbale que lui [...]. Il pouvait sauter de joie et se gorger toute une journée de l’originalité d’un adjectif descriptif lu dans un livre ou qu’il avait trouvé lui-même ». Marie Hamsun, l’épouse de l’artiste pendant plus de 40 ans, a décrit dans ses mémoires intitulées Regnbuen (l’Arc-en-ciel, 1953) les souffrances que devait subir la famille de l’auteur lors des périodes de « gestation » de livres que Knut n’arrivait pas à mettre en chantier. Son désespoir était sans bornes et son malheur, total, pendant les « douleurs de l’enfantement ». Il promit plusieurs fois à ses proches ? et à lui-même ? que tel livre, une fois achevé, serait le dernier. Mais hélas ? ou heureusement pour ses admirateurs ? cette promesse n’était pas de celles que l’on peut tenir. Après son mariage avec Hamsun, Marie dut, à sa grande surprise, prêter plus d’une fois l’oreille aux plaintes de son mari, tourmenté par les affres de l’écriture. Mais Marie sut faire la part des choses. Quand l’auteur dénigrait « l’écrivainerie », elle comprenait que cette activité était la seule source de joie authentique de son mari. Elle écrit : « Mon amour contribuait sans doute à l’atmosphère dont il devait s’entourer pour atteindre le vrai bonheur. Mais je compris que rien ne pouvait compenser la douleur de ne pas parvenir à se mettre à l’œuvre. Le bonheur que je lui donnais peut-être n’était qu’un moyen, certainement pas une fin. » Pouvoir ou ne pas pouvoir écrire, telle était la question décisive. « Oui, voyons à quoi je suis bon, la Vie, la Mort ou la Putréfaction », écrit-il à Marie, restée seule à Nørholm avec les enfants. Hamsun avait fait ses valises et s’était installé au Ernst Hotel de Kristiansand pour travailler en paix. Alors que Hamsun n’a que trois ans, sa famille déménage pour l’île de Hamarøy, dans le département du Nordland. Ils y vivent d’agriculture et d’un peu d’artisanat, car son père est également tailleur. Knut est le quatrième enfant d’une famille de sept. Dès l’âge de 17-18 ans, il taquine les muses et publie Den Gaadefulle (Le Personnage mystérieux) à Tromsø en 1877. L’année suivante, c’est Bjørger qui paraît à Bodø. Il parvient aussi à faire imprimer Et gjensyn (Retrouvailles), un poème narratif assez long, en 1878. Ces ouvrages, que le jeune et ambitieux poète en herbe doit considérer comme les premiers chefs-d’œuvre d’une longue activité artistique, ne seront qu’un faux départ, une « mini-carrière » littéraire sans suite. Ses poèmes d’adolescent ne présentent d’intérêt réel que pour le chercheur. Le lecteur en retiendra surtout que le jeune Hamsun n’a pas évité les pièges de la langue de bois et des clichés. Encouragé par ce succès local, fort du soutien financier d’Erasmus Zahl, un riche commerçant de Kjerringøy, Hamsun part à la conquête du monde en 1879, emportant dans ses bagages un « chef-d’œuvre » de plus, Frida, un roman inspiré de la vie rurale qu’il écrivit durant un séjour à Øystese, dans le Hardanger. Désillusionné, il revient quelques mois plus tard à Christiana (Oslo), après avoir ? en vain ? tenté de le faire publier par l’éditeur Gyldendal de Copenhague. Suit alors une longue décennie d’épreuves. Hamsun mène une vie turbulente et vagabonde, et s’essaie à de nombreux métiers. Il se rend par deux fois en Amérique (1882-84 et 1886-88), où il travaille comme terrassier, vendeur, conducteur de tramway (à Chicago) et conférencier. Aussi nombreuses et variées que soient ses activités, une constante domine : le besoin d’écrire ! Quand il est mécontent, il peut, dans un accès de rage, déchirer les feuillets qu’il a laborieusement noircis la veille dans ses moments de loisirs, mais il ne parvient jamais à abandonner définitivement la plume. Son écriture est sa seule échappée hors d’un monde froid, dans lequel la survie au jour le jour mobilise l’essentiel de son énergie. À l’automne 1888, il entrevoit une première lumière d’espoir. Après être retourné en Amérique pour de bon ? du moins le croit-il ?, il publie anonymement dans le magazine danois Ny jord (Terre nouvelle) un récit intitulé la Faim. Il se fait remarquer par l’originalité de son contenu et par sa forme obsédante. Le livre du même titre, publié en 1890, marquera sa percée littéraire. Dans les deux ans qui suivent sa parution, la Faim est traduit en allemand et en russe. Au cours des années 1890, Hamsun publie une série d’ouvrages qui établissent sa réputation d’écrivain parmi les auteurs norvégiens les plus prometteurs. Dans des romans comme Mystères (1892), Pan (1894) et Victoria (1898), il décrit avec une maîtrise langagière incomparable les expériences et les affres qui secouent des individus à la personnalité hors du commun. Il s’essaie aussi au théâtre, mais le genre lui convient moins que l’épopée. La force de Hamsun réside davantage dans les descriptions, la caractérisation des personnages, que dans le développement d’un thème dramatique. Ses pièces de théâtre sont souvent statiques à l’excès. Par ses qualités oniriques (avant Strindberg), le Jeu de la vie (1896) est la plus réussie de ses six pièces de théâtre. Hamsun a plusieurs fois exprimé son mépris de l’art dramatique comme forme artistique. Dans un article paru en 1890, il écrit que « l’auteur dramatique ne saurait être un fin psychologue ». « D’ailleurs, le théâtre ne m’intéresse pas », confie-t-il à une admiratrice, « seulement l’argent que j’en tire ». Après un mariage raté (avec Bergliot Bech de 1896 à 1906), Hamsun retrouve en 1909 le courage de tenter à nouveau l’expérience. Marie Andersen (née en 1881) sera ? malgré certains problèmes après la dernière guerre ? sa compagne de toute une vie. Marie, jeune actrice prometteuse avant de rencontrer Hamsun, interrompt sa carrière et part avec lui en 1911 pour Hamarøy, village d’enfance de Hamsun. Ils y achètent une ferme, et comptent vivre de la terre, l’écriture de Knut devant leur procurer un revenu d’appoint. Après quelques années, Hamsun, qui ne tient jamais en place, doit constater ? à la déception de Marie ? que Hamarøy ne lui convient pas. Ils déménagent pour le sud et s’installent à Larvik. En 1918, le couple achète Nørholm, un vieux manoir passablement délabré, à mi-chemin entre Lillesand et Grimstad. Ils restaurent le bâtiment principal avec goût, construisent de nouvelles dépendances et élargissent considérablement le chemin d’accès. Un « chalet d’auteur » à quelque distance de la ferme permet à Hamsun de cultiver ses projets littéraires sans être dérangé, mais il semble que ses vagabondages de jeunesse l’aient marqué à jamais. Il doit souvent quitter son foyer pour parvenir à se mettre à l’ouvrage. Au tournant du siècle, Hamsun n’écrit plus de romans centrés sur un personnage principal, et se consacre à des œuvres d’une ampleur sociale et historique plus vaste. Après Enfants de ce temps (1913), et le Village de Segelfoss (1915), largement inspirés de son expérience de la Norvège du Nord, il publie en 1917 les Fruits de la terre, qui lui vaudra trois ans plus tard le prix Nobel de littérature. Le message que Hamsun adresse à un monde en désarroi est clair : retour à la terre et à ses valeurs. Il écrit à propos d’Isak, le héros du roman : « Il était un colon de corps et d’âme, un paysan sans merci. Un revenant du passé pointant vers l’avenir, un homme des débuts de l’agriculture, un défricheur, vieux de 900 ans et à nouveau, un homme du présent. » C’est à cette époque que le public lettré d’Amérique et d’Angleterre se familiarise avec le nom de Knut Hamsun. Plusieurs de ses œuvres antérieures sont traduites en anglais, mais il ne rencontrera jamais auprès du public anglo-saxon un succès équivalent à celui qu’il connaît notamment en Allemagne. Dans les années 1920-1930, la popularité de Knut Hamsun culmine. Il écrit beaucoup et ses nouvelles œuvres atteignent des tirages considérables. Elles sont immédiatement traduites dans toutes les grandes langues mondiales. Les romans qui mettent en scène August, le bourlingeur, sont les plus populaires : les Vagabonds (1927), August (1930) ainsi que Et la vie continue (1933). En 1929 pour son 70e anniversaire, la fine fleur de la gent littéraire mondiale dédie un livre d’or au maître. Parmi les nombreuses contributions, on relève celles de Thomas Mann, d’André Gide, de Maxime Gorki, de John Galsworthy et de H. G. Wells. Des nuages lourds de menaces se lèvent alors à l’horizon politique. Adolf Hitler a pris le pouvoir en Allemagne, dans un inquiétant bruit de bottes. Hamsun est germanophile depuis l’époque de l’Empire. Il l’est resté pendant la Grande Guerre et sous la République de Weimar. Il ne reniera pas ses sympathies pro-allemandes. En 1940, avec l’occupation de la Norvège par l’Allemagne commencent les années douloureuses. D’un point de vue national norvégien, Hamsun a choisi le mauvais camp. Le combat sera sans merci. En 1945, à la Libération, Hamsun est attaqué de toutes parts. Il est soumis à un examen médical sans ménagement, et les psychiatres le qualifient de « personnalité aux facultés mentales affaiblies de façon permanente ». Par la suite, un procès le condamne à payer à l’État des dommages ruineux ? au sens propre du terme (une somme de 325 000 couronnes norvégiennes de l’époque) ? pour le soutien moral apporté à l’occupant. Sa position devient délicate, d’autant que ses droits d’auteur, ses seules ressources, sont réduites à néant. Pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, nombreux ont été les Norvégiens qui auraient voulu ? s’ils l’avaient pu ? renvoyer Hamsun dans l’anonymat qu’il n’aurait jamais dû quitter. Son besoin de s’exprimer, son désir d’écrire seront les plus forts. Sur les sentiers où l’herbe repousse (1949) prouve que son talent est resté intact. Dans cette œuvre, il se venge du traitement que lui ont fait subir le procureur et les psychiatres. Le ton de l’œuvre reste toutefois celui de la résignation mélancolique. L’auteur, intarissable, passe en revue les événements anciens ou récents. « Un, deux, trois, quatre ? je reste ainsi assis à noter et rédiger de petits morceaux pour moi-même. Pour rien, juste par habitude. Je distille des mots prudents. Je suis un robinet qui goutte, un, deux, trois, quatre. » L’influence de Knut Hamsun sur la littérature américaine et européenne de ce siècle ne fait aucun doute. L’aspect révolutionnaire d’œuvres telles que la Faim et Mystères réside avant tout dans leur contribution à une nouvelle compréhension de l’homme. Pour la première fois, l’homme moderne, angoissé et réifié fait irruption dans le roman. Hamsun a préparé le terrain pour un approfondissement de notre connaissance de l’homme par sa compréhension des méandres de notre psychologie, bien avant Freud et Jung. L’ambivalence, la complexité, voire l’incohérence du comportement humain trouve avec Hamsun une impressionnante traduction littéraire. Cette description est aussi celle d’un virtuose à l’incomparable sûreté de style. Sa plume trace un modèle que ses successeurs suivront avec succès. En 1929, Thomas Mann affirme que le prix Nobel de littérature n’a jamais couronné un écrivain plus méritant. Des écrivains comme Franz Kafka, Berthold Brecht et Henry Miller ont tous exprimé leur admiration pour Hamsun. Dans une préface à l’édition américaine de la Faim, Isaac Bashevis Singer écrit que Hamsun est « à tout point de vue le père de la littérature moderne ? par sa subjectivité, son impressionnisme, son usage de la rétrospection et son lyrisme [...]. Toute la littérature moderne de ce siècle prend sa source chez Hamsun. » Comment la Norvège d’aujourd’hui juge-t-elle Hamsun ? Force est de constater que ses opinions politiques jettent toujours une ombre compromettante sur ses œuvres et sa personne. De nombreux Norvégiens ? plus de 40 ans après la fin de la guerre ? entretiennent toujours des rapports ambigus avec l’auteur, une relation d’amour-haine sur fond d’espoirs déçus. La « Norvège officielle » a célébré l’auteur avec une singulière discrétion. Les Norvégiens aiment fêter leurs poètes. L’exception faite pour Hamsun n’en est que plus significative. Pas une artère, pas une place, pas un bâtiment public ne porte son nom. Son portrait n’orne aucun billet de banque, et il n’a jamais fait l’objet d’un timbre commémoratif. Le séminaire sur Hamsun organisé à Paris par le ministère norvégien des Affaires étrangères, à l’automne 1994, est l’hommage le plus audacieux que les pouvoirs publics se soient permis jusqu’ici de rendre à Hamsun. Ce séminaire avait pour but de consolider les relations culturelles franco-norvégiennes. Mais bien que Hamsun ait fait quasiment l’objet d’une « mort officielle », cela n’a nullement empêché sa personne et son œuvre de rester au centre des débats littéraires et culturels. C’est sur lui que l’on réfléchit et écrit, c’est de lui que l’on parle. Depuis 1982, sept « Journées Hamsun » ont été organisées à Hamarøy. Ces « Journées » sont consacrées à la vie culturelle de toute la région, mais Hamsun y tient toujours une place de choix. Une « Société Hamsun » a été fondée au cours de l’été 1988 dans le but de promouvoir une meilleure compréhension de l’artiste et de son œuvre. La Société publie notamment des annales. Parmi les nombreuses publications parues sur Hamsun, nous nous limiterons aux plus importantes éditées au cours de ces trois dernières années. Livskamp og virkelighetsoppfatning (Combat d’une vie et perception de la réalité, 1993), thèse de doctorat de Jan Fr. Marstranders, traite de la production littéraire de Hamsun de 1877 à 1887 ? c’est à dire peu avant qu’il n’atteigne la célébrité. Harald S. Næss a projeté l’édition des lettres de Knut Hamsun, en six volumes ; jusqu’à présent deux tomes sont parus ? le deuxième en 1995. Cette même année, Kirsti Thorheim et Ottar Grepstad, un couple d’auteurs littéraires, ont publié conjointement un ouvrage intitulé Hamsun i Æventyrland. Nordlandsliv og diktning ou « Hamsun au Pays du merveilleux. La Vie dans le Nordland et la littérature ». En fait, l’année 1995 a vu également paraître un ouvrage inédit de Hamsun, Lurtonen (Le Son du lur), publié par la Société Hamsun. Il s’agit d’un poème narratif en 56 strophes, jusqu’ici inconnu, datant de la fin des années 1870. Hamsun continue indéniablement de « vivre » à travers ses œuvres, et il n’est que pour le prouver de voir le nombre croissant de ses romans portés à l’écran. Parmi les plus récentes productions, il convient de relever Le Télégraphiste du réalisateur norvégien Erik Gustavson (1993), basé sur Rêveurs, un roman de 1904, et Pan du réalisateur danois Henning Carlsen (1994). Le dernier film « hamsunien » en date, Knut Hamsun (1996), est une production du suédois Jan Troell basée sur l’ouvrage de l’auteur danois Thorkild Hansen, intitulé Le procès de Hamsun (1978). L’acteur Max von Sydow tient le rôle principal dans cette œuvre cinématographique qui a au moins de commun avec Rêveurs et Pan le succès éclatant que le public lui a réservé. Le touriste qui se rend en Norvège sur les traces de l’écrivain pourra s’imprégner des lieux où l’auteur a séjourné et découvrir de nombreux témoignages de son activité littéraire. À Garmo, une initiative privée a permis de restaurer la maison natale de Hamsun et d’y installer un petit musée. On peut aussi y admirer une stèle commémorative de neuf mètres ornée d’un portrait en bas-relief, œuvre du sculpteur Wilhelm Rasmussen, inaugurée en 1960. À Hamarøy, un autre musée ? lui aussi fondé par des personnes privées ? possède également une statue de l’auteur, érigée en 1961. Cette œuvre ? dont la qualité artistique a fait l’objet de vives discussions ? est due au sculpteur grec Georg Themistokles Malteso. Il a réalisé ce buste d’après une photographie et en a fait don à la commune de Hamarøy. À Kjerringøy, on trouve un buste de Knut Hamsun jeune, sculpté par Tore Bjørn Skjølsvik. L’œuvre a été inaugurée par le fils de l’écrivain, le peintre Tore Hamsun, lors des Journées Hamsun de 1984. On peut admirer à Nørholm, dans le parc jouxtant le bâtiment principal, un autre buste exécuté par Wilhelm Rasmussen ? à condition d’avoir le privilège d’y pénétrer, la demeure étant encore à l’heure actuelle propriété de la famille. Le soubassement de ce buste, réalisé durant la dernière guerre, contient les cendres du poète. Rasmussen a travaillé sur le vif. Hamsun a posé trois jours durant dans son atelier glacial, buvant du chocolat chaud pour supporter le froid. « Il a été courageux. Il a tenu le coup, même s’il était gelé », rapporte Rasmussen. Le buste terminé, Hamsun prétendit qu’il avait l’air de grincer des dents ! Knut Hamsun était loin de toujours apprécier sa célébrité. Dans sa jeunesse, il a sans doute cultivé le non-conformisme pour attirer l’attention sur ses écrits. Mais les feux de la rampe sont peu à peu devenus pesants. Le jour de son anniversaire, il fuyait sa maison pour une adresse inconnue afin d’échapper à la curiosité publique. Se savoir observé et entouré le rendait mal à l’aise. Celui qui regretterait l’absence d’hommage officiel à la mémoire de Hamsun, trouvera peut-être un réconfort dans cette évidence : Hamsun lui-même n’aurait guère apprécié pareille célébration. Lors de la parution de l’Histoire de la littérature de Kristian Elster en 1923-24, où Hamsun devait figurer en bonne place, la maison d’édition Gyldendal prit contact avec l’auteur pour lui demander s’il pouvait fournir quelques images de son lieu de naissance. Ironique, acerbe même, Hamsun répondit : « Deux sources différentes citent des témoignages dignes de foi attestant que je suis né à Lom et à Vågå, ce qui n’a rien d’étonnant [...]. Mais ? ajoute-t-il ? si l’argent disponible y suffit, j’aurai ainsi une statue ? qui sait, une statue équestre ? à la fois à Lom et à Vågå. » Des recherches ultérieures ont confirmé qu’il était effectivement né à Vågå. Dans Sur les sentiers où l’herbe repousse, Hamsun reprend le thème de la statue équestre. La gloire et la célébrité, l’auteur en a fait son deuil et se console en pensant que le temps se montrera impitoyable envers d’autres que lui : « Le temps emporte, le temps emporte tout et tout le monde, écrit-il. Je perds un peu de ma renommée mondiale, une toile, un buste, je n’aurai sans doute jamais de statue équestre. » Le temps que Knut Hamsun avait voué au service des mots courait vers son terme. Lars Frode Larsen Le paradoxe A la lecture de sa biographie, reviennent nous hanter les éternelles interrogations : comment des oeuvres merveilleuses peuvent-elles être engendrées par des condamnés du tribunal de l’histoire(1) ? Comment un tel paradoxe est-il possible ? Aucune réponse à cela. L’oeuvre demeure dans son mystère, dans son innocence absolue -osons le mot-, entourée d’une nébuleuse obscure, d’un halo équivoque. Curieuse destinée, diable de vie, "trempée au malheur" comme dit André Gide -commencée dans la faim et achevée dans la folie- que celle de ce norvégien ! D’origine paysanne, dès quinze ans, il fait un peu tous les métiers : colporteur, marin, docker, ouvrier, livreur...Un jour, il choisit d’écrire. Il voyage, s’exile quelques temps aux Etats-Unis. Là, il connaît la misère, ne se nourrit que de littérature -en autodidacte-. Il écrit quelques chefs-d’oeuvre qui lui valurent en 1920 le Prix Nobel : La Faim (1890), Mystères (1892), Pan (1894), Victoria (1898)... Il s’essaye à retranscrire une réalité toute intérieure (la sienne, bien sûr). Il se mesure avec ses errances, ses souffrances : Je suis un réaliste au plus haut sens du terme, c’est-à-dire que je montre les profondeurs de l’âme humaine. Et puis encore : Ce qui m’intéresse, c’est l’infinie variété des mouvements de ma petite âme, l’étrange originalité de ma vie mentale.(2) Et cela lui valu l’admiration de certains -Octave Mirbeau, André Gide et Henry Miller aussi : S’il y a un auteur que j’ai délibérément cherché à imiter, sans y réussir, c’est bien Knut Hamsun. Qu’est-ce qui trouble, émeut et pour finir plaît terriblement (on s’en excuserait presque) dans l’oeuvre de Knut Hamsun ? Une certaine façon de dire les choses, maladroite et ingénue. Et puis, quels personnages ! Les héros de Hamsun, comme ceux de Franz Kafka ou ceux de Robert Walser, leurs frères spirituels, (Karl Rosman qui hante Amérika et Simon Tanner, l’un des Enfants Tanner), sont de jeunes rêveurs condamnés à la marginalité et à la déchéance qui pourtant gardent une fraîcheur d’enfance, une grâce : des vagabonds d’une poésie saugrenue, étrangers à l’existence, évoluant au milieu de lacs, de forêts, de rivières ; avançant au sein d’un univers païen, presque panthéiste. Et puis ? Quoi d’autre encore dans cette oeuvre ? Knut Hamsun, maître dans l’art de la dissonance -Henry Miller a vu juste, effectue un drôle de sabotage permanent : les choses toujours tournent mal. Est-ce la fatalité ? Tu vois, il y a toujours quelque chose qui se met en travers...C’est le destin. Il n’y a rien à y faire, déclare l’un des personnage. Est-ce une mauvaise étoile ? Ma propre faute ? Ah ! Mon étoile m’avait égaré. et encore : N’étais-je pas aussi le diable, le diable ardent, vivant, éternel ! A longs pas rageurs...j’allais, injuriant mon étoile de malheur tout le long du chemin. Ou est-ce plutôt un petit croche-pied qu’on se fait à soi-même, prenant ainsi la mesure de ses contradictions ? Le héros hamsunien se dédouble (il y a le héros amoureux et celui qui fait un croche-pieds au héros amoureux) et ainsi il se regarde, s’observe, prend de la distance par rapport à lui-même, s’exerce à l’ironie. Le jeune homme de La Faim remarque : Petit à petit il me vint une impression singulière, l’impression d’être très loin, tout autre part, j’avais le sentiment que ce n’était pas moi qui marchais là... Et plus loin : J’étais absent de moi-même. L’affamé, dans La Faim, erre à la recherche d’une pièce pour se nourrir, mais lorsqu’il l’obtient, presque malgré lui, la donne au premier venu. Le fils du meunier multiplie les obstacles qui le sépare de celle qu’il aime Victoria. Le vagabond de Pan, obéissant à ses impulsions, ne cesse d’accumuler les maladresses devant sa bien-aimée : ...elle pensait sans doute à son soulier que j’avais jeté dans l’eau, aux tasses et aux verres que j’avais eu le malheur de casser, à toutes les autres infraction au bon ton que j’avais commises... L’amour est une image qui miroite là, tout près, mais que l’on détruit immédiatement, que l’on piétine après avoir joué à s’y laisser prendre. Ce sont tous, comme le dit Henry Miller, d’attachants et énigmatiques anti-héros qui font mille bêtises, mille gaffes. Et ces catastrophes finissent toujours par les mettre au ban de la société. Mais en jouant ainsi avec leur destin, ils trouvent une certaine forme de liberté, très adolescente. Ils font penser au même adolescent, provocateur et emporté, qui claque la porte et revendique la négation comme une affirmation de sa liberté. Tout comme ses anti-héros, Knut Hamsun a eu besoin de saboter l’amour et même les valeurs humaines les plus essentielles, allant jusqu’au plus extrême, jusqu’au plus terrifiant : jusqu’à admirer Hitler et les formes autoritaires du gouvernement allemand (ce qui lui valu après sa condamnation la ruine et l’internement psychiatrique à la fin de sa vie). Jamais, il n’expliqua ou ne justifia ses prises de position, ni dans son playdoyer Pro Domo (1947), ni dans son autobiographie tardive, écrite à plus de quatre-vingt-dix ans, Sur les entiers où l’herbe repousse (1949). Il voulu assumer jusqu’à la fin son propre exil et aurait pu dire comme le héros de Mystères, (car ses héros sont évidement ses doubles -taciturnes, désabusés, sarcastiques, diaboliques, mais romantiques aussi-), Nagel : je serai seul devant l’humanité mais je ne céderai pas. Est-ce l’énorme, la tragique erreur d’un homme intègre, comme a voulu le croire Henry Miller ? Ou est-ce le dernier sabotage d’un homme cherchant par tous les moyens -délibérement- à être exclu, condamné et pour cela provoquant -de façon consciente- le jugement humain, bravant le tribunal humain. Mais pourquoi ? Pour mettre au défi son oeuvre de survivre face ce tribunal ? Pour tester et prouver l’innocence première de cette oeuvre ? Pour l’écarter de ces humains Philippe Soupault dit vrai : L’art ne peut jamais compter et ne doit jamais s’appuyer sur le jugement humain ; sa réalité, sa puissance sont ailleurs. Non, non : Knut Hamsun n’a pas de penchant pour le masochisme, de goût morbide et provocant du malheur, ni d’esprit torturé comme certains esprits moralisateurs ont pu l’écrire (3) ! D’ailleurs, comme le dit Julia Kristeva, la littérature est le deuil du sado-masochisme en connaissance de cause, le seul lieu où l’on peut jouer avec : en jouir puis s’en débarasser. Cette oeuvre, bien qu’elle forme avec la vie de son auteur une harmonie discordante, est donc innocente, absolument innocente. Notes (1) On pense immédiatement à d’autres grands écrivains mêlés au fascisme, comme Céline ou Drieu La Rochelle. (2) Article De la vie inconsciente de l’âme (1890). (3) Note de Nicole Chardaire dans La Faim, Le Livre de Poche. Knut Hamsun est auteur de La Faim (Livre de poche-biblio n° 3118, 1989), de Mystères (Livre de poche-biblio n° 3166, 1991), de Victoria (Livre de poche-biblio n° 3180, 1992), de Pan (Calmann-Lévy, 1985), dont les citations sont extraites. A lire aussi : Knut Hamsun : Vagabonds, Grasset Poche, 498 pages. À l’exemple de Knut Hamsun qui fut marin pêcheur à Terre-Neuve puis agriculteur aux États-Unis, le héros de Vagabonds parcourt le monde en vivant d’expédients. De retour dans son village natal, du côté des îles brumeuses de Lofoten, il continue de fasciner avec ses récits, ses découvertes, ses hâbleries. Mais ne se leurre-t-il pas ? Le cœur vagabond vaut-il mieux que la raison sédentaire qui enjoint de cultiver son jardin avec humilité ? Célébrant la Norvège des fjords et des aurores boréales, l’auteur développe des idées naturalistes : le culte de la terre-mère doit, selon lui, prévaloir sur l’orgueil immodéré de l’industrialisme et du progrés mécanique. 1877 Den Gaadefulde L’enigmatique 1878 Et Gjensyn Retrouvailles Bjørger Bjørger 1889 Fra Det Moderne Amerikas Aandsliv De la vie intellectuelle de l’Amérique moderne 1890 Sult La Faim 1892 Mysterier Mystères 1893 Redaktør Lynge Le rédacteur Lynge Ny Jord Terre nouvelle 1894 Pan Pan 1895 Ved Rigets Port Aux portes du royaume 1896 Livets Spil Le jeu de la vie 1897 Siesta Siesta 1898 Aftenrøde Crépuscule Victoria Victoria 1902 Munken Vendt Munken Vendt 1903 I Æventyrland Au pays des contes Kratskog Fourré Dronning Tamara (la reine Tamara) 1904 Det Vilde Kor Le choeur sauvage Sværmere Rêveurs 1905 Stridende Liv Vie en lutte 1906 Under Høststjærnen Sous l’étoile d’Automne 1908 Benoni Benoni Rosa Rosa 1909 En Vandrer Spiller med Sordin Un vagabond joue en sourdine 1910 Livet Ivold Au pouvoir de la vie 1912 Den Siste Glæde La dernière joie 1913 Børn Av Tiden Enfants de leur temps 1915 Segelfoss By La ville de Segelfoss 1917 Markens grøde Les fruits de la terre/L’éveil de la glèbe 1920 Konerne Ved Vandposten Femmes à la fontaine 1923 Siste Kapitel Le dernier chapitre 1927 Landstrykere Vagabonds 1930 August Auguste le marin 1933 Men Livet Lever Mais la vie vit / Mais la vie continue 1936 Ringen Sluttet Le cercle s’est refermé 1949 Paa Gjengrodde Stier Sur les sentiers où l’herbe repousse 1960 Paa Turne En tournée [textes de conférences données en 1890] | Dernières brèvesActualités
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